Fil d'Ariane
"La honte de toute la Nation" ainsi titrait à sa Une le quotidien irlandais Irish Independent, au lendemain de la publication d’un rapport glaçant qui couche noir sur blanc, chiffres à l'appui, les résultats de l'enquête sur le scandale des anciennes maisons pour mères célibataires. "Toute la société était complice", résume le Premier ministre Micheal Martin, avant de présenter les excuses de l'Etat devant le Parlement irlandais.
En 2014, ce sont les révélations d'une historienne, Catherine Corless, qui ont porté le scandale au grand jour. Elle s'est penchée sur les avis de décès de 797 enfants, des bébés pour la plupart, décédés dans l’ancien foyer catholique St-Mary des soeurs du Bon Secours à Tuam, dans l'ouest de l'Irlande. Entre 1925 et 1961, l'établissement recueillait de jeunes femmes enceintes qui venaient y accoucher, rejetées par leur famille, mises au ban de la société, de l'État et d'une Église catholique réputée pour sa main de fer sur les comportements en Irlande. Après l'accouchement, les enfants étaient séparés de leur mère, puis souvent adoptés, sans aucun lien avec leur famille biologique.
Mais nombreux sont ceux qui n'ont pas survécu.
Sur près de 800 enfants décédés, l'historienne n'avait trouvé qu'une seule tombe correspondante dans le cimetière local. Elle en avait conclu que les bébés, la plupart morts de malnutrition et de maladies infectieuses, comme la tuberculose, selon les archives du foyer, avaient été privés de sépulture chrétienne. Aucune trace d'inhumation des enfants n'ayant été retrouvée, elle en a conclu que ces bébés indésirables, car nés hors mariage, avait fini dans une fosse commune - une ancienne fosse septique découverte en 1975 près de la maison.
Quand la presse s'est fait l'écho des travaux de l'historienne, le traitement réservé à ces enfants "illégitimes" a soulevé une vague d'indignation et suscité l'ouverture d'une enquête, en 2015. Cette enquête, finalement, s'étendra à dix-huit foyers financés et gérés par les institutions catholiques et/ou par les autorités sanitaires locales entre 1922 à 1998. Les plus anciennes étaient des maisons pour indigents qui acceptaient les femmes enceintes, en général dans un état "épouvantable", selon le rapport.
Fruits de cinq années d'investigations, les 3000 pages du rapport livrent des chiffres glaçants : 9000 bébés et enfants ont péri entre 1922 à 1998 dans ces établissements où la mortalité dramatique atteignait 15 %. Ce taux "très élevé" était "connu des autorités locales et nationales à l'époque et enregistrés dans les publications officielles", souligne le rapport. La plupart des décès étaient dus à des infections respiratoires et des gastro-entérites.Ma mère, parce que quelqu'un a abusé d'elle, a payé pour ce crime, toute sa vie. Toute sa vie, elle a payé pour m'avoir mis au monde.
Un "enfant du péché"
En 2016, Saskia Weber et Nicolas Glimois signaient Les enfants du péché, un film qui donne la parole à ces enfants coupables d'avoir été conçus et mis au monde hors des liens du mariage. Ils y disent la difficulté d'assumer les conditions de leur venue au monde : "Ma mère, parce que quelqu'un a abusé d'elle, a payé pour ce crime, toute sa vie. En fait, toute sa vie, elle a payé pour m'avoir mis au monde. Et moi, je dois vivre avec ça."
L’histoire de Philomena Lee, admise au foyer mère-bébé Sean Ross, à Roscrea, dans le centre de l'Irlande, dont le fils lui a été enlevé de force et adopté par des parents américains dans les années 1950, a inspiré Philomena. Le film retrace sa quête, dans les années 2000, pour retrouver son fils perdu. Elle découvrira qu'il était décédé en 1995.
Comme le souligne le rapport, s'il n'existe aucune preuve que les mères étaient forcées d'abandonner leur enfant, du moins dans la plupart des cas, elles n'avaient "aucune alternative". Les victimes subissait une telle pression qu'elles se sentaient contraintes. "Les familles subissaient la pression de l'Eglise et de l'Etat", déclare à l'Agence France Presse Paul Redmond, responsable de la Coalition des survivants des maisons mère et enfant. "Séparer les mères célibataires de leur enfant était la politique officielle dans ce pays jusqu'à 1974".
L'institution Sean Ross
"Les mères célibataires de l'institution (Sean Ross, ndlr) sont admirablement bien traitées," peut-on lire dans des notes de l'époque, citées par le site d'information irlandais RTE. Les témoignages des pensionnaires, eux, brossent un tout autre tableau. Une résidente, enceinte à 18 ans, se souvient du froid, la nuit, et du travail qu’on lui imposait, six jours par semaine, à frotter les vêtements et le linge de lit à mains nues. Elle raconte avoir dû "se mettre à genoux" pour présenter des excuses publiques à une religieuse, une humiliation parmi d'autres brimades quotidiennes. Sans explication, on lui a présenté les papiers d'adoption de son bébé. Ne voyant pas d'autre alternative, elle a signé.
Enceinte à 15 ans et emmenée à Sean Ross dans les années 1950 par sa mère pour éviter le scandale, une autre jeune fille décrit une nourriture rare et la faim, toujours, à laquelle tout le monde s'était habitué. Son travail, raconte-t-elle, consistait à laver les serviettes hygiéniques à la main. Attachée pendant son accouchement, auquel personne ne l'avait préparée, elle a cru mourir de douleur. "Cela vous apprendra, offrez-le pour les péchés que vous avez commis," s’est-elle entendu dire pour toute consolation. Et puis quand son bébé a eu quatre mois, il lui a été enlevé.
Séparer les mères célibataires de leur enfant était la politique officielle dans ce pays jusqu'à 1974.
Paul Redmond, responsable de la Coalition des survivants des maisons mère et enfant.
Si les réactions diffèrent naturellement parmi les victimes, nombre d'entre elles estiment que l'enquête a minimisé le rôle joué par l'Eglise et l'Etat. Un groupe de victimes de ces institutions, Irish First Mothers, dénonce l'échec du rapport à établir que "les mères étaient forcées à abandonner leurs enfants". Dans un communiqué publié sur les réseaux sociaux, le groupe estime que la commission "absout à la fois l'église et l'Etat de toute responsabilité systémique pour ce qu'elle reconnaît comme l'incarcération de fait de mères enceintes".
Jusque dans les années 1960, "la plupart des femmes plaçaient leur enfant à l'adoption" et quittaient l’établissement "dans les quelques mois qui suivaient la naissance", selon le rapport. Certaines estiment que "leur consentement n'était pas total, libre et éclairé", mais hormis quelques cas qui ont été portés devant la justice, "il n'y a pas de preuve que telle était leur opinion au moment de l'adoption".
Les critiques ont également dénoncé le fait que l'enquête ne se soit pas plongée dans les pratiques de l'adoption et qu'elle n'ait choisi que de se pencher sur 18 de ces maisons.
Les victimes espéraient ce rapport ; maintenant, elles attendent des indemnisations et que les responsables soient jugés. "Il est difficile de concevoir l'ampleur de la tragédie et le chagrin qui se cache derrière ce chiffre", dit le ministre irlandais de l'Enfance, Roderic O'Gorman. "Des excuses en soi ne suffisent pas", reconnaît le Premier ministre Micheal Martin. Il a annoncé que l'Etat s'engagerait dans une démarche d'hommage et de mémoire, qui sera menée par d'ancien-ne-s résident-e-s. Il s'est aussi engagé à ce qu'ils/elles puissent accéder à leurs dossiers. De leur côté, les survivant-e-s veulent voir leur histoire figurer dans les programmes scolaires. Des compensations financières ont également été évoquées, le chef du parti travailliste Alan Kelly évoquant la possibilité d'une loi pour saisir des avoirs de l'Eglise pour financer l'indemnisation des victimes.
Nous avions une attitude complètement déformée vis-à-vis de la sexualité et de l'intimité.
Micheal Martin, Premier ministre irlandais
Le rapport de la commission d'enquête porte surtout la responsabilité sur les familles qui envoyaient les femmes dans ces établissements, ou qui ne leur laissaient pas d'autre choix faute de soutien, et, au-delà, sur toute la société irlandaise. Il décrit un chapitre "sombre et honteux de l'histoire récente de l'Irlande", comme le souligne le Premier ministre Micheal Martin, et met en lumière la "culture misogyne" qu'a connu le pays pendant "plusieurs décennies", particulièrement les "discriminations graves et systématiques contre les femmes, particulièrement celle qui ont accouché hors mariage". "Nous avions une attitude complètement déformée vis-à-vis de la sexualité et de l'intimité", "dysfonctionnement" pour lequel "les jeunes mères et leurs fils et filles" dans ces établissement "ont été contraints de payer un prix terrible", déclare Micheal Martin.
Cette affaire s'inscrit dans une série de scandales qui ont ébranlé la puissante église catholique irlandaise ces dernières années, avec l'ampleur de la pédophilie et les "Magdalene Sisters", ces jeunes filles qui travaillaient gratuitement dans des blanchisseries exploitées commercialement par des religieuses.