Fil d'Ariane
C’est le verbe haut et poreux que Scholastique Mukasonga donne à voir l’existence des siens dans ses livres. Depuis la Normandie, où elle s’est installée il y a plusieurs décennies, la tenace étudiante d’Un si beau diplôme devenue écrivaine par souci d’ériger "des tombeaux de papier" à sa famille, relate les longues années de railleries et de cruautés infligées à ces derniers au Rwanda.
Récompensée en 2012 par le prix Renaudot pour Notre-Dame du Nil, récit dévoilant les prémices du génocide des Tutsis dans un lycée de jeunes filles au Rwanda, elle a reçu en mars dernier le Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes.
Entretien avec une infatigable portraitiste de la condition féminine au Rwanda.
Terriennes : dans plusieurs interviews, vous dites écrire pour laisser une trace de l’existence des vôtres sur Terre. A quel moment avez-vous eu cette résolution ?
Scholastique Mukasonga : La particularité d'un génocide est que vous avez des morts sans corps et sans sépulture. Vous ignorez où sont vos morts. Ils sont dans des fosses communes, os parmi les os, crânes parmi les crânes. L'écrit permet de les sortir de cet anonymat du génocide. C'est ainsi que mon premier livre s'est bâti d'abord avec l'énumération des noms qui constituent une bonne partie du chapitre 14 de mon premier livre, Inyenzi ou les Cafards. Ma mémoire était la seule preuve de leurs existences. Je craignais de tomber dans la folie et d'être ainsi responsable de leur seconde mort. C'est pourquoi je couchais leurs noms à la hâte sur un simple cahier d'écolier. Puis venaient s'y accrocher, s'y agréger des lambeaux, des bribes de souvenirs. Avant même que je pense à publier, j'avais conscience de rendre le devoir que je devais à mes morts : leur édifier un tombeau, ne serait-ce que de papier.
Mukasonga, tes livres, ce ne sont pas tes livres, ce sont nos livres.
Les étudiants de l'université de Butare, au Rwanda
Je crois que mes livres ont été accueillis au Rwanda non seulement avec intérêt, mais j'oserais dire avec ferveur. Ce sont les étudiants de l'université de Butare qui me disaient encore, lors de mon dernier séjour au Rwanda : "Mukasonga, tes livres, ce ne sont pas tes livres, ce sont nos livres." La traduction de Notre-Dame du Nil en Kinyarwanda est attendu avec impatience, elle sera accompagnée d'une version audio pour toucher un large public qui a difficilement accès au livre, et plus particulièrement les femmes en milieu rural qui, si elles ne lisent pas, écoutent le transistor en cultivant leur lopin de terre, le bébé dans le dos.
Si mes livres, et particulièrement, Inyenzi, La femmes aux pieds nus, Un si beau diplôme, sont bien autobiographiques, ils témoignent, au-delà de mon histoire personnelle, pour tous ceux qui, parce que Tutsis, furent déportés, exilés, massacrés. Ce n'est pas pour m'apitoyer sur mon propre sort que je me suis mise à écrire, mais parce que mon histoire singulière pouvait témoigner du destin tragique de tout un peuple.
@Mukasonga une nouvelle critique de Ce que murmurent les collines : Nouvelles rwandaises à lire sur Babelio : "Dans ce recueil de nouvelles, Scholastique Mukasonga nous promène dans son passé de façon tendre et poétique tel une géographe et historienne... https://t.co/bXVlsyWrwg pic.twitter.com/XPIns2AYrB
— Babelio (@Babelio) September 5, 2021
Vous dépeignez, dans vos livres, des femmes fortes et courageuses souhaitant s’émanciper ou émanciper leurs filles par l’éducation…
J'ai grandi comme toutes les petites filles rwandaises, et sans doute africaines, sous la protection maternelle ou plutôt sous le pagne de ma mère. Pour une petite fille, suivre, regarder, imiter sa mère dans ses innombrables tâches quotidiennes étaient la première école, qui la marquera et guidera ses pas pour toute sa vie.
J'ai toujours aimé décrire les femmes dans leur quotidien, à la maison, aux champs. J'ai décrit avec amour la communauté de femmes que, dans l'exil de Nyamata, ma mère avait tissé autour d'elle. C'était un véritable parlement de femmes qui siégeait dans l'arrière-cour de l'enclos, sur la termitière qui servait de banc. On y enseignait aux jeunes filles les canons de la beauté rwandaise, on y arrangeait les mariages les plus avantageux pour les jeunes filles selon les lois de la coutume, mais aussi pour y inventer de nouveaux rites pour sauver les malheureuses violées par les miliciens de l'anathème qui pesait sur les filles-mères.
Celui ou celle qui conte n'a pas de haine dans son cœur.
La mère de Scholastique Mukasonga
Dans Un si beau diplôme, je décris la communauté de jeunes filles exilées que nous avions formée à Gitega, au Burundi, dans un vieux bâtiment colonial délabré où nous étions hébergées. À la lueur d'une lampe tempête, nous échangions sans fin nos rêves de jeunes filles. C'est avec nostalgie que j'ai évoqué cette petite république féminine.
C'est à ma mère que je dois ce talent de conteuse que l'on me reconnaît parfois, et c'est ce titre que je revendique plutôt que celui d'écrivaine. Chaque soir, autour du foyer, nous l'écoutions mes sœurs et moi. Il n'y avait pas bien sûr de télé et ce sont les contes de ma mère qui berçaient tous les soirs les veillées. Et souvent, je me répète le proverbe avec lequel elle concluait ses histoires : "Celui ou celle qui conte n'a pas de haine dans son cœur."
Notre dame du Nil, qui dépeint, dans un lycée, les prémices du génocide des Tutsis au Rwanda, a été récompensé par divers prix littéraires en 2012, notamment le Renaudot. Cette reconnaissance a-t-elle été importante pour vous ?
Mes livres ont continué à vivre leur vie de livres. Au-delà du témoignage, ils sont devenus ce que les critiques appellent une ''œuvre littéraire''. Un peu à mon insu, je suis devenue une écrivaine. Le prix Renaudot est venu consacrer mon nouveau statut. Et puisqu'il faut se vanter, faut-il dire que l'on me considère comme une écrivaine confirmée, primée, décorée ? Et je l'avoue, j'éprouve une joie enfantine à m'exercer à prononcer les titres de mes ouvrages en anglais, en allemand, en italien, en portugais, en polonais, en espagnol, en basque, en suédois, en arabe, en tchèque, en turc et dans une des langues de l'Inde dont je ne peux retenir le nom.
Quand le permettra le méchant virus, j'ai hâte de retrouver la ferveur de mes lecteurs brésiliens et de découvrir ceux qui m'attendent à Luanda. Mais je n'ai qu'à fermer les yeux et je redeviens cette petite fille qui court, pieds nus, derrière sa mère en répétant une chanson de l'époque où elle aussi était, petite fille, bergère du troupeau de son père.
Outre votre récente nomination au jury du prix Femina, vous êtes la dernière récipiendaire du prix Simone De Beauvoir pour la liberté des femmes. Quelle a été votre réaction ?
Je ne sais si l'on peut me qualifier de féministe. J'habite en Normandie, au bord de la Manche. Je ne bats guère le pavé parisien lors les manifestations féministes. Je participe en tout cas, en tant qu'écrivaine, à de nombreux colloques et rencontres pour la défense et la promotion des femmes.
Cela fait écho à mon choix professionnel : je suis d'abord et toujours assistante sociale. Cela est devenu comme une identité qui me définit en tout domaine. Je me dois d'être aux côtés de celles que l'on veut maintenir au bas de l'échelle. Ainsi, à New York, j'ai été invitée, en 2019, au Pen World Voices Festival pour participer au colloque 'Voice of the silenced' consacré à la violence faite aux femmes. En novembre de la même année, j'ai participé à Rio à une table ronde organisée par l'organisation Women of the World intitulée Violent death : dealing with pain in women's daily life. Je garde un souvenir ému de ma conversation avec Conceiçao Evaristo et de ma rencontre avec Marinete da Silva, la mère de Marielle Franco, assassinée pour son action politique en faveur des femmes noires et des jeunes des favelas.
Je suis fière de la place exceptionnelle que tiennent désormais les femmes au Rwanda.
Scholastique Mukasonga
À Lyon, en juin dernier, je suis intervenue par visioconférence au colloque organisé par la Maison des passages sur "la situation de la femme en période coloniale et postcoloniale". Je suis fière de la place exceptionnelle que tiennent désormais les femmes au Rwanda et de découvrir à l'entrée des villages une affiche montrant une petite fille en tenue d'écolière avec comme slogan : "Une petite fille qui va à l'école, c'est le monde qui s'ouvre à elle".
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