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- Sciences au féminin : Marthe Gautier, une "découvr...
Voilà un hommage à titre posthume qui s'avère plus que jamais nécessaire, au nom de toutes les autres, au nom de toutes ces femmes qui ont contribué à la science et que l'histoire a mises de côté. Marthe Gautier vient de disparaître à l'âge de 96 ans, durant son sommeil chez elle à Meaux, en Seine et Marne, le 30 avril 2022, et son nom ne vous dit certainement rien.
Pourtant, si vous tapez dans la barre de recherche de votre navigateur internet :"Qui a découvert la trisomie 21 ?", c'est bien son nom qui apparait. Cette pédiatre a été celle qui a mis en évidence la présence d'un chromosome supplémentaire chez les personnes atteintes du syndrome de Down. Elle-même s'est longtemps baptisée "la découvreuse oubliée". Alors pourquoi ne savons-nous rien d'elle ? Tout simplement parce cette découverte a été attribuée à un homme, Jérôme Lejeune, et son nom à elle, mal orthographié, relégué à la seconde place des signataires de l'article confirmant les résultats obtenus par l'équipe française en 1959.
Il faudra attendre 1994 pour que le comité d'éthique de l'Inserm reconnaisse que dans "la découverte du chromosome surnuméraire, la part de Jérôme Lejeune (...) a peu de chance d'avoir été prépondérante".
"La première communication à l’Académie des sciences associe (avec des erreurs) le nom de Marthe Gautier en deuxième position. Par la suite cette découverte sera associée à Jérôme Lejeune, devenu Professeur de génétique, porte-parole efficace de cette recherche française. Marthe Gautier n’avait pas le projet 'd’exploiter' ce chromosome surnuméraire, sa vie professionnelle se construisant en clinique pédiatrique cardiologique. Ce n’est que bien plus tard que sa situation de découvreuse 'oubliée' sera régulièrement rappelée, en particulier dans le milieu pédiatrique", précise le comité d'éthique. "Mais la part de Jérôme Lejeune est sans doute très significative dans la mise en valeur de la découverte au plan international, ce qui est différent de la découverte elle-même. Cette valorisation ne peut exister sans la première étape et lui demeure indissociablement subordonnée", rappelle le rapport officiel.
Marthe Gautier, dernière d'une fratrie de cinq enfants, n'a que 17 ans lorsqu'elle décide de rejoindre en 1942, à Paris, sa sœur aînée, qui termine ses études de médecine. Elle évoque son souvenir en 2009 dans le magazine La Recherche : "En 1942, celle-ci termine ses études de médecine dans Paris occupé. Issue d'une longue lignée de laboureurs du pays de Brie, je la rejoins avec le désir de devenir pédiatre. (...) En bon mentor, elle me transmet deux messages : une femme, pour réussir en médecine, doit travailler deux fois plus qu'un homme ; venant de notre campagne, n'ayant aucune relation, nous ne pourrons compter que sur nous-mêmes". Mais c'est sans sa soeur, morte en 1944, qu'elle va poursuivre son cursus.
Elle réussit le concours de l'internat des hôpitaux de Paris et passe quatre années en apprentissage clinique en pédiatrie dans l’Ecole Debré. Elle se présente au médicat, seule femme et sans aucun espoir de l’obtenir à cette époque.
En 1955, elle soutient une thèse en cardiologie pédiatrique, sous la direction de Robert Debré lui-même. Celui-ci est alors responsable de la pédiatrie en France. Sur ses recommandations, et grâce à une bourse, elle part suivre des études cardiologie pédiatrique à l'université Harvard, aux États-Unis. On lui promet à son retour un poste dans le service de cardiologie infantile à l'hôpital Bicêtre. Celui-ci lui échappera au bénéfice d'un homme. Qu'à cela ne tienne, la jeune médecin intègre l'hôpital Trousseau, spécialisé dans les syndromes dits polymalformatifs, dont le mongolisme (terme officiel médical utilisé à l'époque pour la trisomie 21, ndlr).
Un an plus tard, lorsque deux biologistes suédois établissent l'existence de 46 chromosomes chez l'espèce humaine, lui donne le déclic. Elle propose à son patron de se consacrer entièrement à des recherches cellulaires sur les "mongoliens", jusqu'ici jamais étudiés. Avec les moyens du bord - elle ira même chercher un coq à la campagne avec sa 4 CV, pour pouvoir utiliser son plasma - un vieux microscope, sans moyens financiers et travaillant bénévolement, elle met en culture des cellules de patients atteints du syndrome de Down et elle arrive à cette découverte inédite, il existe bien un chromosome supplémentaire dans leurs tissus cellulaires.
En mai 1958, un élève du patron, chargé de recherche CNRS du service, Jérôme Lejeune, se montre vivement intéressé par l'évolution de ses travaux. Comme elle n'a pas les moyens de le faire dans son laboratoire "de fortune", il lui propose de lui prendre ses plaques afin de les photographier grâce à un microscope spécifique.
Puis plus de nouvelles... "Rien ne se passe. Je ne vois pas les photos : elles sont, me dit-on, chez le patron, qui est peu communicatif. J'ai la sensation étrange et amère de devenir gênante", raconte-t-elle.
Elle apprendra un peu plus tard que le chercheur a publiquement parlé de cette découverte lors d'un séminaire sur la génétique à Montréal. Sans la citer.
La première trisomie humaine sera baptisée trisomie 21 à Denver, en avril 1960. Le nom de Marthe Gautier sera inscrit -avec une faute dans son nom- en second, et cela contrairement à l'usage qui veut que le chercheur (ou la chercheuse...) qui a imaginé et réalisé les manipulations soit le premier signataire. Une version que conteste la Fondation Jérôme Lejeune. Dans une vidéo accessible sur youtube, des ancien-ne-s collaborateur-trice-s estiment que seul Jérôme Lejeune avait le talent de décrypter les chromosomes, notamment grâce à un système de photomicroscope qu'il avait mis au point. "Il y aurait un pugilat? Marthe Gautier se serait fait voler sa découverte par Jérôme Lejeune. Cela ne tient pas debout, dans le mesure où Mr Lejeune et Marthe Gautier ont travaillé ensemble dans la meilleure amitié pendant très très longtemps", lance même une ancienne collaboratrice du chercheur. D'autres proches insistent sur le fait qu'il y avait à l'époque urgence car des chercheurs anglais souhaitaient également revendiquer cette découverte.
"Je risquais de ne pas être écoutée", explique Marthe Gautier dans un reportage de Complément d'enquête sur France 2. "C'est fatiguant, à ce moment-là", lâche-t-elle dans un sourire. "C'est toujours fatiguant de chercher à démontrer quelque chose et de ne pas y arriver. Même Turpin ne m'a jamais beaucoup remerciée de tout ce que j'ai fait, donc, j'étais plutôt dégoutée. Dégoutée ! Voilà", insiste-t-elle, désabusée. Dans un autre entretien accordé à Médecines/Sciences en 2009, cité par France Culture, elle se souvient avoir été à l'époque "consciente de ce qui se dessine sournoisement, mais n’ai pas assez l’expérience ni d’autorité dans ce milieu médical dont je n’ai pas encore compris les mécanismes pour savoir comment m’y confronter. Trop jeune, je ne connais pas les règles du jeu. Tenue à l’écart, je ne sais pourquoi l’on ne publie pas tout de suite. Je n’ai compris que plus tard que J.L., inquiet et n’ayant pas l’expérience des cultures, craignait un artéfact qui aurait brisé sa carrière - jusque-là assez peu brillante - mais qui, si les résultats étaient avérés, s’annonçait soudain géniale".
L'histoire ne retiendra que le nom de Jérome Lejeune, qui, seul, va bénéficier des retombées positives des résultats de ces recherches : il reçoit la médaille d’argent du CNRS en 1960, puis le prix Jean-Troy, avec Raymond Turpin. Découvreur de la trisomie 16, en 1962. En 1969, il est lauréat du prix William Allan, une des plus hautes distinctions pour un généticien.
Marthe Gauthier, elle, choisit de quitter la recherche génétique pour retrouver sa première voie, celle de la cardiopathie infantile. Elle participe à plusieurs découvertes dans ce domaine et consacre toute sa vie professionnelle à l'étude de différentes anomalies congénitales chez les nourrissons et les enfants. Elle sera la fondatrice et la directrice du département d’anatomopathologie des maladies hépatiques de l’enfant à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre puis maître de recherche et directrice de recherche à l’INSERM.
Elle est élevée au grade d’officier dans l’ordre de la Légion d’honneur et décorée le 16 septembre 2014 par Claudine Hermann, professeure honoraire de physique à l’École polytechnique et membre fondatrice de l’association Femmes & Sciences. Après avoir refusé deux fois cette distinction, elle l’accepte finalement, "par indignation à l’égard de l’impudence de la Fondation Lejeune", comme le précise Brillante magazine. Elle devient Commandeur de l'Ordre National du Mérite en 2019. Une plaque lui rend hommage à l'hôpital Trousseau.
Nombreuses sont les femmes à avoir vu leur rôle, pourtant crucial dans l'avancée de la recherche, grandement minimisé, quand il n'était pas carrément nié.
Parmi les cas les plus connus, on peut citer Rosalind Franklin, chimiste britannique qui, la première, identifia la structure en double hélice de l'ADN. En octobre 1962, le prix Nobel de médecine est pourtant attribué à trois hommes pour cette découverte. Ou encore l'astrophysicienne britannique Jocelyn Bell qui découvrit en 1967 le premier pulsar. Mais ses observations valurent un prix Nobel à son directeur de thèse, sans que son nom y fût associé.
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Cet évincement de la contribution des femmes scientifiques à la recherche a été théorisé au début des années 1990 par Margaret Rossiter. L'historienne des sciences a en fait approfondi la théorie du sociologue Robert King Merton, selon laquelle certains grands personnages sont reconnus au détriment de leurs proches qui, souvent, ont participé à leurs recherches. Un concept appelé l'"effet Mathieu", en référence à un verset de l'évangile. Mais Margaret Rossiter constate que cet effet est démultiplié quand il s'applique aux femmes scientifiques. Elle donne à ce concept le nom d'"effet Matilda" en hommage à la militante féministe Matilda Joslyn Gage qui, dès la fin du XIXème siècle, avait dénoncé l'invisibilisation des femmes dans les sciences.
(#WoGiTech) Lorsque le Prix Nobel et les honneurs sont réservés aux hommes et que les femmes sont oubliées par l'histoire et les sciences, on parle de l' #EffetMatilda Ce concept a été théorisé par #MargaretRossiter vers 1980
— #EnjoyDigitAll (@EnjoyDigitAll) May 10, 2022
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Si elles sont sœurs, mères, femmes ou filles de scientifiques, elles peuvent participer à leurs côtés aux avancées de la discipline mais leur rôle est minimisé, comme celui de l'épouse d'Albert Einstein, la physicienne Mileva Marić. Même Marie Curie voit son nom presque systématiquement accolé à celui de son époux. A Ivry-sur-Seine, une station de métro a longtemps porté le nom seul de Pierre Curie. Depuis quelques années heureusement, Marie l'a rejoint, mais son nom reste en seconde position, l'ordre alphabétique voudrait pourtant le contraire ...
"Au XIXe siècle, les femmes en Europe sont quasiment exclues du monde des sciences au nom de leur soi-disant infériorité naturelle", explique Louis-Pascal Jacquemond, historien spécialiste de l'histoire des femmes et des sciences. "Les politiques de démocratisation de l'enseignement de l'après-Seconde Guerre mondiale confortent l'accroissement du nombre de filles et de femmes dans les sciences. Mais leurs carrières se heurtent à un plafond de verre", poursuit l'historien, "au XXIe siècle, les femmes scientifiques de haut niveau sont toujours considérées comme exceptionnelles".
Les noms des femmes sont en tout cas insuffisamment cités dans les manuels scolaires, comme le regrette Natalie Pigeard-Micault, historienne spécialiste de l'histoire des femmes en sciences et en médecine. "Cela donne l'impression que la recherche scientifique se limite à une poignée de femmes". L'historienne remarque d'ailleurs elle aussi que Marie Curie est toujours présentée comme "exceptionnelle", ce qui laisse entendre qu'une femme doit "être un génie" pour réussir dans les sciences.
"Pendant longtemps le rôle des femmes a été perçu comme subalterne, auxiliaire", renchérit Sylvaine Turck-Chièze, physicienne, ancienne présidente de l'association "femmes et sciences". "Les noms des doctorantes ne sont plus aujourd'hui omis de leurs travaux mais la reconnaissance met du temps".
C'est pour lutter contre ces stéréotypes que l'association "Georgette Sand", qui aspire à une meilleure visibilité des femmes dans l'espace public, organise de nombreux ateliers dans les collèges et les lycées sur ces questions. "Aujourd'hui les femmes en filières scientifiques sont très bonnes élèves mais n'ont pas la gnaque, on ne leur apprend pas à lutter contre l'invisibilisation, à se défendre quand quelqu'un accapare leur travail", estime Ophélie Latil, fondatrice de l'association, "Il faut savoir dire : non, c'est mon travail!".
Marthe Gautier n'a pas fait autre chose.
Sur son site, l'association "femmes et sciences" a tenu à rendre hommage à Marthe Gautier, la scientifique, mais aussi la poète et peintre, en rappelant qu'elle était "la découvreuse incontestée, du chromosome 21, car elle seule, en France, connaissait et a mis en oeuvre la technique de la culture cellulaire qu'elle avait acquise à Harvard, technique indispensable à cette découverte". Et de reprendre les mots de la romancière Corinne Royer, autrice du livre Ce qui nous revient (Editions Actes Sud) : "Juste avant le 1er mai, elle qui aimait tant les plantes, les fleurs, les arbres et tout ce que les forêts comptent de mystère et de féérie, elle nous a quitté, sans doute en emportant quelques brins de muguet…"