"Nous répondions avec insolence aux nazis. Nous avions compris qu’ils ne pouvaient nous tuer qu’une seule fois. Et quand certains SS nous demandaient, étonnés par nos yeux bleus et notre peau blanche : 'Vous êtes juives ?' On leur répondait : 'Oui, juives'. Juives et fières de l’être.'" Ainsi s’exprime Frances Mangel Tack, lors de son témoignage recueilli par la Fondation Spielberg, le 13 septembre 1996, cité dans l'ouvrage de Chochana Boukhobza Les femmes d’Auschwitz-Birkenau (Editions Flammarion).
Pour l’essentiel juives, mais aussi catholiques, protestantes, agnostiques ou encore tziganes ; certaines d’entre elles ont été arrêtées pour des faits de Résistance, mais la plupart des femmes déportées à Auschwitz-Birkenau ne savaient pas ce qui les attendait.
S’appuyant sur les témoignages des survivantes et à partir des minutes des procès des SS de l’après-guerre, l'écrivaine et documentariste reconstitue l’organisation spécifique de Birkenau et redonne vie aux prisonnières venues de toute l’Europe occupée.
Passé la sidération, des réactions se font jour contre le système carcéral, bureaucratique et criminel qui les écrase. Comme ces secrétaires, par exemple, qui tentèrent de sauver des femmes du gazage ou ces doctoresses qui refusèrent de participer aux expérimentations des médecins SS. Et si un four crématoire a explosé le 7 octobre 1944, ce fut aussi grâce à elles … Dans l’adversité, les femmes d’Auschwitz furent sans défense, mais elles se montrèrent courageuses, audacieuses, héroïques.
Entretien avec Chochana Boukhobza
Dans l'avant-propos de votre livre, vous évoquez qu'il était partie de la rencontre avec une femme qui s'appelle Roza Robota.
Roza Robota est née à Sieschanow (en Pologne, ndlr). Elle a 22 ans, quand elle arrive à Birkenau en novembre 1942. Et donc, elle comprend que les femmes sont les seules qui ont été choisies par les SS pour remplir des petites canules de poudre explosive et donc qui manipulent cet explosif dans l'usine d'armement. Et elle leur demande de voler de la poudre explosive. Il ne faut voler que 3-4 grammes par jour parce que la poudre explosive est pesée par le contre-maître mais les femmes vont obéir. On a une vingtaine de femmes qui, tous les jours, pendant près de 8 mois, vont apporter de la poudre explosive pour faire sauter le four crématoire le 7 octobre 1944.
Ces femmes, elles ont presque été niées, elles ont été totalement occultées par l'histoire. Vous, vous leur redonnez un visage, ce ne sont pas des chiffres, ce sont des prénoms, des noms, mais ce sont aussi des actions. Et votre style est terriblement journalistique et précis. On se rend compte aussi que l'on peut, avec de très intimes interstices de liberté, résister aussi...
Ah oui, elles vont tout faire. La fondation du camp a lieu le 26 mars 1942. Des femmes sont prisonnières, et sont amenées de Ravensbrück pour servir de "kapos" (dans l'argot des camps de concentration nazis, il s'agit d'un.e détenu.e chargé de commander les équipes de codétenus travaillant à l'extérieur ou dans les services du camp, ndlr) aux milliers de femmes qui vont arriver dans le camp.
Il y a toutes sortes de femmes. Il y a donc des juives qui viennent de familles religieuses et qui sont extrêmement jeunes au début de la fondation du camp. D'autres, des Polonaises, vont arriver, ce sont des résistantes qui ont été agents de liaison, qui ont apporté des armes à leurs compagnons, qui sont éduquées pour la lutte. Et puis, il y a les antifascistes allemandes qui font partie du premier convoi. Ce sont elles qui vont éclairer les autres. Elles ne sont pas nombreuses, elles sont une cinquantaine. Et elles vont leur dire qu'il faut prendre le contrôle du camp. Qu'est-ce que ça signifie ? Ça veut dire prendre des postes de responsabilité et travailler au plus près des SS.
Des femmes vont pouvoir sauver leurs codétenues. Peu, mais chaque jour, quatre, cinq, pendant trois ans, ça devient un très grand nombre. Chochana Boukhobza, écrivaine
Grâce à ce stratagème, des femmes vont pouvoir sauver leurs codétenues. Peu, mais chaque jour, quatre, cinq, pendant trois ans, ça devient un très grand nombre. Elles vont les sauver des chambres à gaz en falsifiant les listes des matricules qui doivent être envoyées à l'anéantissement. Elles vont cacher dans des jarres des documents qui démontrent qu'il y a eu des expérimentations menées par Mengele, par exemple, par Schumann ou par Klober. Elles vont apporter de la poudre explosive.
Avoir le courage de dire non, c'est le cas d'une prisonnière que vous mentionnez.
Il y a une femme extraordinaire, une Française, Adélaïde Hautval, que j'adore, parce que c'est la seule parmi tous les médecins et doctoresses prisonnières du camp qui va regarder dans les yeux le médecin-chef Édouard Wirth et lui dire : "je ne participerai pas aux expérimentations médicales parce que c'est contre mon éthique".
C'est vraiment la seule personne à l'avoir fait. Je peux vous dire que j'ai étudié de multiples cas de réactions. Alors, bien sûr, il y a celles qui vont saboter, celles qui vont essayer de contourner l'ordre, mais la seule qui va dire non verbalement, c'est Adélaïde Hautval.
C'est elle qui dit aussi, notre devoir, notre travail, c'est de rester aussi des êtres humains. Et elle va dire à Wirth quelque chose d'extraordinaire. Wirth lui dit, mais ces gens-là ne sont pas comme nous. Pourquoi voulez-vous les sauver ? Et elle lui répond, mais vous aussi, vous êtes différent de moi. C'est pas pour ça que je vais vous stériliser. Quelle que soit leur nationalité, leur religion. Elle refuse de mourir et de voir mourir tant de gens.
Ces femmes, elles traversent les allées avec des gens morts, pris dans la glace ou qui se décomposent dans la chaleur. Évidemment, ça provoque une grande révolte. Chochana Boukhobza
Vous avez pu en apprendre plus sur ce qui se passait précisement dans le camp.
C'est des montagnes de cadavres qui sont déposés chaque matin devant les blocs et il faut attendre que des camions arrivent pour ramasser les cadavres. Ces femmes, elles traversent les allées avec des gens morts, pris dans la glace ou qui se décomposent dans la chaleur. Évidemment, ça provoque une grande révolte.
Ce n'est pas un crime, ce n'est pas deux, ce n'est pas trois. Elles ne sont pas témoins simplement de quelques personnes qui meurent. Elles voient des peuples entiers être anéantis dans les chambres à gaz parce qu'il faut vous raconter que les Aryennes, c'est-à-dire les non-Juives, c'est comme ça que les Allemands les appellent, elles aussi ont été condamnées à être gazées jusqu'en avril 1943.
Donc elles partagent le sort des Juives. Des femmes qui sont enceintes parmi les Aryennes et qui accouchent dans le camp, leur bébé et elles-mêmes sont envoyées à la chambre à gaz puisque les SS ne veulent pas d'enfants dans le camp. Ce n'est pas un jardin d'enfants le camp.
Auschwitz-Birkenau : oui, des femmes ont résisté à la machine de mort des camps d’extermination. Pendant 7 années, Chochana Boukhobza a enquêté sur ces héroïnes que l’Histoire semble avoir oublié. Elle rend hommage à ces prisonnières au courage magnifique
Vous revenez justement sur le sort des femmes enceintes..
C'est un lieu où la machine de mort doit s'exprimer jour après jour. Il y a des travaux qui commencent à être écrits là-dessus, c'est hallucinant. Par exemple, les convois arrivent, il y a un tri qui s'opère sur la zone de déchargement et qui a commencé le 4 juillet 1942, avant tout le monde rentrait dans le camp.
Il y a trois files, il y a la file des femmes en bonne santé, entre 16 et 35 ans, on va dire 40 ans, il y a la file des hommes en bonne santé qui vont pouvoir travailler dans les usines, et il y a les enfants de moins de 16 ans et les vieillards. Tout cela part vers les chambres à gaz et ne sont pas enregistrés comme étant rentrés dans le camp. Et donc, en fait, toutes les femmes qui commencent leur grossesse, qui n'ont qu'un ou deux mois de grossesse, leur grossesse est invisible.
Donc on les fait rentrer dans le camp, elles sont jeunes, elles sont belles, elles peuvent travailler, mais au fil du temps, leur ventre s'arrondit. Alors, évidemment, comme elles mangent peu et comme elles savent se draper dans des vêtements un peu amples, elles arrivent à duper les nazis pendant un certain temps. Mais arrive un moment où il faut accoucher et là, par exemple, on a le témoignage absolument extraordinaire d'une femme qui s'appelle Orly Richard, qui est prisonnière depuis 1934, qui a fait tous les camps jusqu'à Ravensbrück, qui va devenir responsable de l'hôpital de Birkenau et qui raconte, parce qu'après le camp, elle est dans un état psychique terrifiant, elle finira par se suicider d'ailleurs, comment les femmes accouchent en 1942 à Birkenau, dans l'obscurité, avec des bouts de bandages qu'on allume pour faire un peu de lumière dans la boue et sans eau.
Le sort des femmes était encore plus dur que celui des hommes. (...) Les femmes vivent sans eau, donc sous la canicule et après 11 heures de travail, on imagine ce que ça peut être. Chochana Boukhobza
Les femmes dans l'ensemble sont plus fragiles face aux conditions terribles du camp.
Hauss, le grand commandant du camp, le raconte, dans son livre de témoignages qu'il a écrit avant d'être pendu. Il dit que le sort des femmes était encore plus dur que celui des hommes. On se demande d'ailleurs pourquoi s'il l'écrit, il n'a pas essayé d'améliorer le sort de ces femmes. Les femmes vivent sans eau, donc sous la canicule et après 11 heures de travail, on imagine ce que ça peut être.
Elles vivent sans lumière. Les hommes, eux, dans leurs camps, réussissent, parce qu'ils sont artisans, à remplacer une tuile qui manque, à paver le sol d'un bloc, mais elles, elles ne savent pas. Elles n'ont aucune idée, elles sont fragiles, elles ne savent pas manier les matériaux et donc elles vivent dans des blocs qui prennent l'eau et celles qui dorment au plus bas des couches, puisque les lits sont faits de trois planches superposées. La dernière planche, celle qui est au ras du sol est à 10 cm du sol. Elles vivent dans la boue. Et malgré tout, elles arrivent à résister.
Parmi ces femmes qui arrivent malgré tout à résister, en risquant la mort, il y a une femme juive, peu connue, qui s'appelle Katia Singer.
Elle a fait de la gestion. Elle a 21 ans quand elle arrive au camp, le 28 mars 1942. Et elle décide qu'il faut sauver les femmes. Parce qu'elle va prendre le poste le plus important dans l'administration, et ce poste-là s'appelle "schreiberin" ... C'était la secrétaire générale de "l'administration de la mort". C'est elle qui reçoit les matricules des femmes qui doivent partir à la chambre à gaz et qui doivent être validées par le commandant du camp et par le chef de la police du camp. Alors qu'est-ce qu'elle fait ? Comment elle va imaginer ce processus ? Comment sauver les femmes ? Elle demande à une amie de lui faire un recensement de toutes celles qui sont mortes dans le camp, avec leur matricule.
Si bien que pour changer un matricule qui doit partir à la mort, on prend celui d'une morte, à un chiffre près. Ça c'est une première stratégie. La seconde stratégie, et ça c'est extraordinaire, en français, en polonais, on lit les chiffres des milles jusqu'aux unités. En allemand, le chiffre des dizaines se lit avant le chiffre des centaines. Si bien que, en basculant des chiffres, on sauve des gens.
Votre livre évoque la nuit de Noël, lors de la visite de Himmler, où tout d'un coup les femmes vont être fouettées, sans raison. Il faut marquer les esprits ...
Oui, il faut que personne ne puisse relever la tête, il faut hiérarchiser les femmes, en les divisant par groupes d'identités religieuses. Les Allemandes gardent leurs cheveux, les Polonaises sont rasées, mais elles portent l'uniforme des camps, les femmes juives sont rasées, et vont porter au début des vêtements de prisonniers de guerre soviétiques, et ensuite, quand ils vont manquer, on va les remplacer par les loques qu'on trouve dans les valises. Donc tout de suite, les femmes n'ont aucune possibilité de s'unir parce que les SS ont tout fait pour dire, vous valez mieux que les autres, et pourtant, ça n'a pas marché.
Avoir compris que unir des femmes, quelle que soit leur nationalité, quelle que soit leur religion, et que l'ennemi, ce n'était pas les prisonnières entre elles, mais les SS, c'était stupéfiant. Et c'était faire montre d'une vision politique que les SS n'avaient même pas imaginé. Chochana Boukhobza
Ce que raconte Katia Singer, c'est qu'elle est partie voir les Polonaises, et elle leur a dit : "il faut faire une alliance. Je vais vous faire rentrer dans le bureau du camp, vous allez pouvoir sauver vos femmes en leur donnant de meilleurs emplois". Qu'est-ce que c'était un meilleur emploi ? C'était de ne pas se retrouver sur un chantier, sous la neige ou le soleil, "vous allez pouvoir nommer les femmes que vous allez vouloir sauver à de meilleurs postes". Ça, c'était extraordinaire, parce que avoir 21 ans et avoir compris que unir des femmes, quelle que soit leur nationalité, quelle que soit leur religion, et que l'ennemi, ce n'était pas les prisonnières entre elles, mais les SS, c'était stupéfiant. Et c'était faire montre d'une vision politique que les SS n'avaient même pas imaginé.
Votre travail a été de mener une longue enquête parmi les témoignages, les archives.
Comment on peut trouver la preuve de tout ça ? Il faut écouter les dépositions des Polonaises, écouter celles des Allemandes, et aujourd'hui, il y a plusieurs centres qui rassemblent ces dépositions. Évidemment, il y a l'USHMM à Washington, c'est-à-dire le musée de la Shoah, le fond Spielberg qui rassemble 50 000 documents et vidéos dans toutes les langues.
Et je me suis fait aider, bien sûr, j'ai demandé à des gens qui comprenaient le polonais de me traduire des témoignages, à des gens qui connaissaient le slovaque de me traduire des témoignages, et c'est ainsi que, peu à peu, un édifice s'est construit. Parce que c'est trop facile d'entendre quelqu'un dire "j'ai fait ceci, j'ai fait cela, j'ai sauvé", il y a toujours des preuves.
Les Allemands n'ont jamais pu faire disparaître un convoi complètement. Il y a toujours eu deux ou trois survivants d'un convoi. Il y a eu toujours plusieurs survivants des postes administratifs les plus importants. Et tous ces gens-là, après la guerre, se sont dépêchés de donner un témoignage.
Chacune a fait ce qu'elle a pu. Et d'ailleurs, il y a une des Françaises qui raconte, et ça c'est extraordinaire, elle dit dans le camp, pour pouvoir survivre, il faut être deux. Il faut une forte et une faible. Chochana Boukhobza
Alors c'est un témoignage lacunaire, parce que le camp est absolument immense, et chacune ne peut raconter que ce qu'elle a vu. Mais en cousant bout à bout des témoignages de celles qui ont travaillé dans un certain département, médical, secrétariat, département des chiffonnières du Canada, on commence à comprendre comment, peu à peu, des mouvements de résistance se sont organisés, mais infimes. Mais quand il s'agit de sauver une vie, c'est déjà formidable.
On ne leur demande pas de sauver dix mille personnes. Chacune a fait ce qu'elle a pu. Et d'ailleurs, il y a une des Françaises qui raconte, et ça c'est extraordinaire, elle dit dans le camp, pour pouvoir survivre, il faut être deux. Il faut une forte et une faible. La faible s'appuie sur la forte pour avoir du pain, de l'eau. La forte, elle, s'appuie sur la faible pour pouvoir garder cette énergie de femme admirée, puissante, et c'est ainsi qu'on avance.
Votre but était de reconstituer le fonctionnement du camp des femmes, comment y êtes-vous parvenue ?
J'ai tressé des textes, des fragments de textes, ensemble, pour faire comprendre leur terreur, leur volonté de résistance et les faits qu'elles ont pu accomplir, bien sûr en secret, bien sûr en cachette. Il faut savoir que les Polonaises avaient un réseau. Les Juives avaient un réseau. Les Allemandes, elles aussi avaient un réseau.
Ella Ligens, (née en Autriche, ndlr), est médecin, psychiatre. Quand elle arrive dans le camp, en février 1943, elle connaît l'un des médecins SS du camp qui va la protéger, parce qu'ils ont passé six mois ensemble dans la même faculté. Et donc, il l'a entourée de soins, d'attentions. Elle dit, mes premières amies pendant des mois n'ont été que des Juives et des Polonaises parce que les Allemandes refusaient de m'adresser la parole. C'est pour vous dire à quel point vous voyez dans le camp, il y a eu des silences entre certaines personnes qui se soupçonnaient de collaborer.
Et il y a eu des gens qui se sont reconnus, qui se sont dit, toi, tu as fait partie d'une organisation de jeunesse, toi, tu étais agente de liaison, je vais te protéger. Et bien sûr, c'était que du chuchotement. On est dans le murmure et le chuchotement. Ce n'est pas une résistance avec des matricules, avec des chefs. Non, ce sont des gens qui se rencontrent dans les allées et qui se disent deux, trois mots et qui s'en vont parce qu'il ne faut pas se faire voir ensemble.
Vous évoquez très bien cette sidération les premières semaines, les premiers jours où on parle de camp de travail, mais très vite, elles comprennent par des expressions les unes et les autres que ce n'est pas vraiment un camp de travail ...
On est dans la salle d'attente, elles sont des cobayes humains. D'ailleurs, l'un des professeurs parle de matériel humain, plus que des femmes. La femme n'existe plus. Elles étaient appelées des "stücke", c'est-à-dire des pièces, et certaines traduisent le mot pièces par bijoux, histoire de changer la définition sémantique pour essayer de se donner un peu d'importance.
La fondation du camp des femmes s'est déroulée le 26 mars 1942. Les gazages ont commencé très vite parce qu'il y a eu des enfants qui rentraient dans les camps, et des vieilles femmes, et donc le camp des dix blocs dévolus aux femmes était complètement surpeuplé, et les convois ne cessaient d'arriver. L'extermination s'est déroulée au début à bas bruit, c'est-à-dire qu'on a essayé de cacher aux femmes prisonnières ce qui allait advenir à leurs compagnes, à leurs sœurs, à leurs mères, à leurs tantes. Les Allemands vont garder ce secret pendant six mois, jusqu'au moment où les femmes sont déplacées dans le camp d'extermination de Birkenau.
Là, les convois se multiplient à une telle vitesse qu'on ne peut plus cacher les choses, et les sélections se déroulent devant les blocs, et les femmes commencent à comprendre ce qui va leur arriver. Si bien que le mot cheminée s'impose. "On va passer par la cheminée", c'est la façon dont les femmes décrivent la chambre à gaz, parce qu'elles ne savent même pas ce qui se passe à l'intérieur. Elles ne savent pas comment on meurt. Elles entendent, par exemple, les Allemands dire que les Juifs vont être gazés.
Les SS tentent de cacher ce qui arrive aux autres. Pourquoi ? De peur de provoquer une panique ? Ils ne vont pas cesser d'avoir peur de la révolte des prisonniers. Alors ils les affament, bien sûr, il les assoiffent, bien entendu, mais il y a toujours tous ces gens dont nous avons parlés qui ont accès à l'eau, à la nourriture, et qui pourraient prendre les rênes du camp. Et d'ailleurs, c'est ce qui va arriver, puisque la résistance du camp des hommes, elle est faite par des hommes qui ont des postes importants, comme Hermann Langbein, c'est le secrétaire d'Edouard Wirth, médecin-chef du camp.
Comment expliquez-vous que cette mémoire des femmes dans les camps ait été si longtemps méconnue ?
Parce qu'on n'a pas pensé que les femmes aient pu jouer un rôle dans la résistance. Il a fallu que les amies de Roza Robota, entre autres, décident de créer un comité, et en 1990, elles vont à Yad Vashem, et elles réclament qu'on érige une stèle pour célébrer et rendre hommage aux femmes qui ont travaillé dans la poudrerie et qui ont amené la poudre explosive au "Sonderkommando". Et c'est là que ça commence.
Moi je découvre cette histoire en 1995. Mais comment travailler ? Je ne sais pas où les joindre. Je ne sais pas quels sont les documents. C'est pour ça que c'est un travail extrêmement long. Il a fallu que je traduise toutes les dépositions des 5 grands procès pour y comprendre quelque chose. Et puis, vous voyez, le problème dans l'histoire des femmes, c'est qu'elles n'ont pas cessé d'être déplacées. Au début, elles sont à Auschwitz dans le camp des hommes. Six mois plus tard, elles sont déplacées à Birkenau dans le camp B1A.
Moi, j'ai écrit ce livre en puisant dans la vitalité des femmes. Et donc, j'étais soutenue par leur héroïsme, jour après jour. Chochana Boukhobza
Comment on s'en sort, après l'écriture d'un tel ouvrage, sept ans de travail ?
Moi, j'ai écrit ce livre en puisant dans la vitalité des femmes. Et donc, j'étais soutenue par leur héroïsme, jour après jour... Mes enfants me disent qu'ils ont vécu entourés de fantômes dans la maison. Et moi, j'avais le sentiment qu'il fallait que je raconte que des femmes, des prisonnières, ont résisté.
Un entretien signé Frantz Vaillant à retrouver sur Culture Prime et sur la page Facebook de TV5monde.
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