Fil d'Ariane
"Sexe, race et colonies" (Editions de La Découverte ) n'épargne en effet aucune pudeur au gré du millier d'illustrations de l'ouvrage. De la gravure édifiante où la personne de couleur est systématiquement représentée dans le plus simple appareil jusqu'à la photo pornographique qui montre le sujet colonisé offert et soumis aux colons, on découvre au fil des pages, non plus des individus mais des corps-objets violés, suppliciés, soumis, cela sur les cinq continents et pendant cinq siècles.
Fallait-il montrer ces photos aujourd'hui scandaleuses ? Question importante, tant la puissance des images supplante presque toujours celle des mots - thème retenu pour l'édition 2018 des "rendez-vous de l'histoire" de Blois...
Dans la préface de l'ouvrage, les auteurs répondent : "Certain.e.s spécialistes considèrent, en effet, qu’il faut analyser ces imaginaires sans montrer les images — toujours porteuses d’une puissance de destruction et d’aliénation — sur lesquelles ils s’adossent. De facto, nous pensons qu’il est impossible de déconstruire ce qui a été si minutieusement et si massivement fabriqué, pendant près de six siècles, sans montrer « les objets du délit ». (...) nous pensons que l’interdit mis en images, siècle après siècle, est révélateur de non-dits coloniaux, de schémas de pensées particulièrement puissants, comme de l’organisation sociale et politique des sexualités".
Les imaginaires sexuels coloniaux ont façonné les mentalités des sociétés occidentales
"Sexe, race et colonie"
Pour autant, disons-le, "Sexe, race et colonie" n'est pas un livre d'images, fussent-elles nauséeuses et même, souvent, insoutenables.
Réduire cet ouvrage à un objet-porno habillé d'un pseudo vernis savant serait faire injure à l'expertise d'une centaine d'historiens qui ont participé à cette entreprise et qui aura nécessité pas moins de quatre années de recherches. "Sexe, race et colonie" déconstruit avec une précision quasi chirurgicale comment "les imaginaires sexuels coloniaux ont façonné les mentalités des sociétés occidentales".
L'écrivaine Leïla Slimani, qui signe la postface, écrit : " Sans cesse, nous nous demandons qui nous sommes. Nos sociétés occidentales sont obsédées par les questionnements identitaires, par la nostalgie d’un âge d’or. Mais nous devrions plutôt nous demander qui est l’« Autre » ? C’est la grande leçon de cet ouvrage"
Mais les premiers articles publiés et les photos les illustrant ont déclenché un tollé immédiat.
Ces images ne se contentent pas de représenter des crimes coloniaux : elles en sont l’outil et le prolongement.
Mélusine, blogueuse, militante féministe et antiraciste
Dans un texte collectif, intitulé "Les corps épuisés du spectacle colonial", qui rassemble un très large éventail de sensibilités féministes, les signataires disent ressentir "une douleur viscérale" devant ces images. "Choquer, appâter, reproduire la violence, c’est tout sauf de la pédagogie" écrivent-elles. Blessées, elles dénoncent l'exposition médiatique de ces femmes "non-blanches humiliées, agressées, dont certaines sont encore des enfants sur les clichés". "Ces victimes sur les photographies publiées sont nôtres, elles sont de chez nous, de nos terres, de nos familles. Nous ne sommes pas éloigné.e.s, pas détaché.e.s de ces corps. Aujourd’hui encore, nous portons au quotidien le poids de ces hypersexualisations violentes, de ces hyper-accessibilités au corps colonisé. (.../...) Mais la diffusion de ces images n’est en aucun cas nécessaire à la production de la vérité. Et ces images n’auront aucun effet miracle chez les négationnistes. La certitude, c’est l’horreur reconvoquée de manière sensationnaliste, l’exhibition-reconduction de l’humiliation, la mise en lumière voyeuriste du crime, pensée sans les victimes."
Dans une autre tribune "Un ouvrage sans ambition scientifique, Mélusine, militante féministe et antiraciste, estime notamment que "Ces images ne se contentent pas de représenter des crimes coloniaux : elles en sont l’outil et le prolongement." "Ces corps indigènes exposés comme des trophées de chasse, qui ont alimenté plusieurs siècles de fantasmes coloniaux, ne sont pas vraiment des corps de femmes. Ils en ont la forme, on peut les toucher, les violer et les battre, mais on peut également les vendre et les montrer sans pudeur, puisqu’après tout les animaux vont nus. On peut montrer des corps souffrants, des corps obscènes, parce que ce sont des corps racisés."
Elles s'interrogent : "Ne serait-ce pas d’abord aux personnes figurant sur les photos de répondre? Les femmes, les enfants humilié.e.s, exhibé.e.s sur ces photos, ou leurs ayants droit, ont-ils donné leur autorisation ? Est-ce quelqu’un connaît même leurs noms ? Nous refusons catégoriquement l’idée que ces personnes auraient du fait de la barbarie historique coloniale perdu leur droit à l’image, leur droit au respect et à la dignité."
Et de dénoncer également la jaquette du livre, avec le mot "Sexe" écrit en lettres de "néon", telle l'enseigne d'une maison de passe, et de s'offusquer du prix de l'ouvrage (65 euros) et, partant, le lectorat ainsi visé : " Dans quels salons bourgeois vont de nouveau prendre place ces images odieuses ? ".
Circonstance étonnante, sinon aggravante, une chronique du journaliste Daniel Schneidermann, animateur du site et de l'émission "Arrêt sur images", nous apprenait, dans la foulée, que Pascal Blanchard, historien, chercheur au CNRS et co-pilote de cet ambitieux projet historique et littéraire, refusait de débattre en plateau avec Maboula Soumahoro, chercheuse franco-ivoirienne, maître de conférences à l'Université François-Rabelais de Tours et afro-féministe, signataire de ladite tribune. Pourquoi ce refus ? L'historien estimait "qu'il n'y a pas d'espace pour le débat".
Je considère que la meilleure manière de décoloniser les imaginaires, c'est de montrer les images.
Pascal Blanchard, historien
Tout cela faisait beaucoup.
Nous avons joint Pascal Blanchard au téléphone. L'historien et anthropologue, qui dirige également depuis 1999 une agence en communication et muséographie historique « Les Bâtisseurs de mémoire », assume sa démarche.
Pascal Blanchard : "Peut on montrer aujourd'hui, dit-il, notamment quand on est blanc et avec une équipe de 97 chercheurs, des images que l'on veut déconstruire ? C'est un débat de fond et qui mérite d'être posé. Je ne sais pas si j'ai raison. Certains pensent que oui, d'autres que non, d'autres ont un débat pour un interdit total, d'autres voudraient brûler ce livre, d'autres considèrent qu'il est essentiel pour arriver à déconstruire. Moi, je considère que la meilleure manière de décoloniser les imaginaires, c'est de montrer les images. D'ailleurs, pourquoi aujourd'hui, les gens découvrent ce sujet ? C'est parce qu'ils voient les images. Jusqu'à maintenant, tout cela était théorique. Je n'ai pas la prétention de penser que c'est moi qui ai raison. Nous nous sommes posé beaucoup de questions. Cela fait 27 ans que je travaille sur ces questions. J'ai fait soixante ouvrages. Celui-là, on savait qu'il serait compliqué, qu'il nous interpellait sur des questions fondamentales. Faut-il montrer ces images pour les décoloniser ? C'est exactement comme , il y a 25 ans, quand on a fait "Images et colonies" (Exposition aux Invalides en octobre 1993 ndlr). Pendant des mois, j'ai été poursuivi par des fascistes et des ultra-nationalistes parce que j'osais déconstruire la colonisation en montrant les images coloniales. Comment toucher à quelque chose qui est de l'ordre de l'intime ?"
Terriennes : Mais quid de la descendance et de la dignité de ces personnes représentées ?
Pascal Blanchard : Je l'entends et le comprends tout à fait. C'est exactement la même chose quand les premières images ont été montrées sur l'esclavage, ou dans les années 1970 quand on a montré des images sur la Shoah et l'extermination dans les camps nazis. Heureusement que ce débat existe ! Nous ne sommes pas sur des images neutres. Ceux qui pensaient qu'elles n'ont plus de pouvoir de violence, d'atteinte à l'intime, ce serait ne rien comprendre à ces images ! J'ai face à moi 99% de mes lecteurs qui découvrent aujourd'hui un sujet dont ils ignoraient TOUT. Ils ne comprenaient pas ce qu'était cette violence sexuelle aux colonies. Le fait de montrer les images les fait basculer dans un espace de compréhension et de visualisation. Oui, c'est perturbant et violent et c'est ce que l'on explique dans le livre. Mais il y a aujourd'hui un discours qui considère que seuls ceux qui sont concernés par ces images peuvent les aborder...
Mais par exemple, nous, à TV5Monde, nous allons peut-être recevoir des réactions émues émanant de personnes qui, lisant ce livre, vont dire " C'était ma grand-mère ! " "C'était mon grand-père !". Au nom de quoi le photographe n'est pas cité, pourquoi n'a-t-on pas demandé aux ayant-droit de ces personnes l'autorisation de publier...
Pascal Blanchard : Attendez, dans le livre, TOUTES les légendes sont faites avec qui est sur les images et toutes les légendes sont faites quand c'est possible de le savoir sur le nom des photographes. Les cotes sont marquées à chaque fois que l'on connait le nom du photographe, que l'on connaît l'origine et la personne, cela a été précisé. Mais parfois, au 17ème siècle, désolé, on n'a pas retrouvé le nom de la personne.
Nous avons choisi de montrer les images de ce qu'a produit la domination coloniale sur les corps. Ces images sont perturbantes. Elles montrent ce que personne ne veut voir. Donc, c'est quelque chose qui touche à l'émotionnel, à l'intime, surout quand vous parlez de sexualité, de domination et de racisme..
Pascal Blanchard
Mais je vous parle des photographies qui appaissent à partir de la page 149 et des photos, nombreuses, après l'Expo universelle de 1900. Peut-on comprendre l'émotion et celles et ceux qui vous disent que certaines auraient pu être floutées ?
Pascal Blanchard : Mais je la comprends, l'émotion ! Je n'ai pas été chercher des photos particulières dans une boite à chaussure et qui n'ont jamais été diffusées. Je parle de cartes-postales éditées à mille, trente mille, cinquante mille, 100 000 exemplaires. Ce sont des objets qui ont été diffusés. Mais est-ce qu'aujourd'hui un historien doit flouter les photos du passé ? Je pense que non parce que les photos, elles "fonctionnaient" dans un affect à l'époque qui faisait que c'étaient des cartes postales. C'étaient des photos qui étaient vendues sans aucune censure. Mais je n'ai pas la réponse absolue. Je ne sais pas si demain le travail des chercheurs doit être de flouter, comme d'ailleurs celui des journalistes qui se posent la question morale sur certaines images contemporaines de drame, à quel moment y a-t-il des choses qu'il faut montrer ou pas montrer ? Nous avons travaillé sur 70000 images. Il y en a 1200 reproduites. Il y en a donc 68800 qui n'ont pas été reproduites. A partir du moment où l'on cherche à démontrer qu'il y a quelque chose d'inacceptable, on arrive toujours à démontrer ce qu'on veut démontrer. Nous, avec les 97 chercheurs, nous avons choisi de montrer les images de ce qu'a produit la domination coloniale sur les corps. Ces images sont perturbantes. Elles montrent ce que personne ne veut voir. Donc, c'est quelque chose qui touche à l'émotionnel, à l'intime, surtout quand vous parlez de sexualité, de domination et de racisme.. Je ne sais pas si j'ai eu fondamentalement raison, ce que je vois c'est qu'en terme de perception, l'impact que produit ce livre, ouvre une réflexion que je trouve essentielle parce que jusqu'à maintenant, c'était un non-dit. On n'abordait pas ces questions. Vous aviez prévu, vous, de faire un sujet ce mois-ci sur la domination sexuelle aux colonies ?
Et la couverture de l'ouvrage, avec ce mot "Sexe" au néon, façon Sex-shop... Est-ce une maladresse ?
Je n'ai pas la réponse là-dessus. Vous avez peut-être raison. J'ai choisi de mettre ce qui était la vision de l'Occident et la vision de l'Occident, à l'époque, c'était de penser que les colonies étaient un immense bordel dans lequel les blancs avaient tout pouvoir. Mais vous avez le droit de ne pas accepter cette couverture, de ne pas accepter son décodage, de ne pas comprendre le message que l'on a voulu faire passer ou que ce message créé par cet artiste ne soit pas perceptible. Ce néon est lié à une oeuvre d'art d'une artiste africaine et qui se trouve dans le dernier chapitre.
Votre livre est aussi présenté comme une opération commerciale à 65 euros...
Pascal Blanchard : Avec 1200 images, vous imaginez bien qu'aucune collection n' a fait gratuité des fonds, même par rapport à la démarche scientifique qu'il y avait. C'est toujours très compliqué de monter des projets avec des livres de cette qualité-là en terme de recherches d'images. C'est un travail de titan. Il y a des budgets de droits-image. Je vous passe tous ceux qui ont refusé que leurs images soient reproduites. Nous avons eu une centaine de refus. Si vous n'avez pas "Tintin au Congo", c'est parce les éditions ont refusé que les images soient publiées. Sur Gauguin, cela a été très compliqué. Gauguin est une valeur intouchable dans l'histoire de l'Art. Personne ne peut dire que Gauguin était un pédophile. Vous touchez là à quelque chose qui est aussi de l'ordre de la manière dont on regarde ces images, la manière dont on peut les placer, ou non, dans tel ou tel univers picturale et analytique. Placer ces images dans un livre comme celui-là, c'est aussi les dénoncer. Les musées japonais, pour la plupart, ont été extrêmement réticents à nous autoriser à reproduire les oeuvres qu'ils avaient. Ils ont pleinement conscience qu'ils ont des oeuvres qui sont aujourd'hui à problème...
Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours
de Pascal BLANCHARD, Nicolas BANCEL, Gilles BOËTSCH, ChristelleTARAUD et Dominic THOMAS
éd. La Découverte, 544p, Paris 2018, 65€.