Fil d'Ariane
Nathalie est une femme divorcée de 50 ans. Cela faisait plusieurs années qu’elle avait envie de payer quelqu’un pour l’accompagner à des événements, et aussi pour faire l’amour. « Comme je n’avais pas de vie sentimentale, je m’étais jetée dans le travail. J’étais en pré-burn-out, fragilisée. Je souffrais de ne pas être touchée, embrassée », raconte-t-elle.
Judith a la cinquantaine séduisante. Femme équilibrée, elle dirige une émission de téléachat. Divorcée, elle vit seule, avec pour confidente sa soeur Irène, qui est la seule a connaître son secret : Judith s'offre régulièrement les services sexuels de jeunes gens, qu'elle choisit sur les sites d'escort d'Internet.
Nathalie se met alors en quête d’un escort et tombe sur le profil de Charles, professionnel belge dont le site est bien référencé sur internet. Ils se donnent rendez-vous à l’hôtel, où elle se rend en tremblant. Après avoir discuté, tout se fait pourtant très « naturellement ». « Je me suis rendu compte que mon corps pouvait encore être touché et même que je pouvais jouir plusieurs fois sans problème. Au deuxième rendez-vous, j’ai découvert que je pouvais éjaculer et j’ai été bouleversée. Cela répare ce que j’ai subi. Je vais mieux me connaître sexuellement et je ne me laisserai plus faire », affirme-t-elle.
« Aujourd’hui, je peux voir mon corps avec bienveillance, moi qui n’avais pas eu de regard aimant sur lui depuis longtemps », poursuit la quinquagénaire. Elle a cependant décidé de réduire ses dépenses pour continuer à voir Charles, qui prend 150 euros de l’heure, en attendant de se sentir prête à faire d’autres rencontres.
Comme Nathalie, certaines femmes hétérosexuelles ont recours à des travailleurs du sexe pour se réapproprier leur sexualité, et le revendiquent. C’est par exemple la démarche entreprise par l’actrice canadienne installée en France Ina Mihalache, créatrice de la chaîne YouTube SolangeTeParle, dans une vidéo devenue virale en décembre dernier. Baptisée «J’ai testé les services d’un escort» et visionnée près de 400 000 fois, celle-ci raconte sa décision de payer pour avoir un rapport sexuel.
Interrogée par Le Temps, elle explique avoir voulu se sentir «sujet plutôt qu’objet» de sa sexualité. « J’ai réalisé que je m’étais beaucoup construite pour plaire aux hommes et, à la trentaine, j’ai décidé de faire quelque chose pour moi. Faire appel à un professionnel permet un espace d’expérimentation safe. Il m’a dit que j’étais là pour avoir du plaisir, que c’était moi qui décidais et, rien que cela, ce n’est pas simple à envisager en tant que femme. »
En Suisse, où la prostitution est légale, certains sites et agences d’escorts proposent spécifiquement ce type de services. C’est le cas d’Easylives, à Genève. En dix-sept ans d’activité, sa gérante, qui préfère rester anonyme, n’a croisé qu’une poignée de clientes. Certaines ont l’envie de se sentir mieux après une rupture ou de renouer avec leur sexualité après une maladie. D’autres prennent un escort après avoir découvert que leur mari faisait de même. « C’est comme une petite thérapie», lance-t-elle. «Mais ce n’est pas du tout la même démarche que pour les clients hommes. Les femmes se sentent jugées et vont se justifier. Payer un homme pour se faire plaisir n’est pas encore entré dans les mœurs. »
Même si on est très loin du volume des femmes escorts, une étude de l’Université de technologie du Queensland (Australie) portant sur l’offre de sexe en ligne dans plusieurs pays indique qu’un marché pour les femmes achetant des «services sexuels» est bien en train d’émerger. Il concernerait 11% des sites dédiés. Des chercheuses de l’Université de Lancaster, au Royaume-Uni, ont aussi travaillé sur le sujet. Elles ont observé que cette clientèle est constituée notamment de femmes en couple, désireuses d’égayer leur vie sexuelle, ou au contraire de femmes actives qui n’ont pas le temps ni l’envie de nouer des relations amoureuses.
C’est le cas de Julia**, Autrichienne de 45 ans, mère de deux enfants et cliente d’un escort du site Callboy-Verzeichnis officiant entre l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche. Séparée et célibataire depuis dix ans, très occupée par son métier, elle explique ne pas rechercher un partenaire de vie. « J’ai déjà essayé les applis de rencontres, mais c’était décevant. Je voulais juste refaire l’amour et que ce soit bien. C’est le cas avec cet escort que je vois, car il y a de la communication entre nous », assure-t-elle.
Charles, l’escort belge que fréquente Nathalie, a vu sa clientèle grandir au fil des années. « Il y a toute une frange de la population qui se libère», veut-il croire. Les femmes qui auraient rencontré des violences ou des difficultés dans leur sexualité représentent la moitié de ses rencontres, parfois orientées vers lui sur les conseils de sexologues. « Il s’agit de reprendre confiance en elles après avoir été humiliées ou harcelées par leur ex-mari, ou après avoir vécu des viols et des agressions sexuelles. Il y a aussi des femmes qui sortent d’un long célibat, et d’autres qui sont vierges. Elles préfèrent le faire avec quelqu’un qui sera patient et avec qui il n’y a pas d’enjeu émotionnel », assure-t-il.
En France, où cette activité est remise en cause par une législation pénalisant les clients de la prostitution, des travailleurs du sexe défendent leur profession et en revendiquent la dimension politique. Bug Powder (un pseudo) est escort militant et pro-féministe. Lui aussi a des clientes victimes de violences, de même que des femmes handicapées, ou d’autres souffrant de vaginisme (contraction des muscles du plancher pelvien empêchant la pénétration) et de douleurs pendant les rapports. Parfois, ce sont simplement des représentations sexuelles limitantes qui entravent leur sexualité.
« Les femmes sont culpabilisées, on les a conditionnées à faire passer le plaisir des hommes devant le leur et à avoir honte de leur corps. Elles sont élevées dans la peur de la sexualité, qui renvoie la pénétration à la soumission. Certaines me demandent ce qui me ferait plaisir, alors que c’est moi qui suis à leur service. » Bug Powder prend 180 euros de l’heure. Selon lui, le fait de payer peut être sécurisant. Dans un cadre tarifé, les femmes s’autoriseraient davantage à exprimer leurs besoins, ou à interrompre un rapport déjà commencé.
C’est ce qu’explique Sarah, une de ses clientes, vendeuse en parfumerie de 28 ans. « Avec mes deux derniers ex, je me suis souvent forcée à faire l’amour pour faire plaisir ou parce que je ressentais une pression. Donc j’ai pris un escort pour être sûre que le désir vienne de moi. Les rencontres avec Bug m’ont appris à dire non, mais aussi à exprimer mes fantasmes alors que je ne trouvais personne pour les cerner sérieusement. Maintenant, je sens que je peux être en demande moi aussi. » Sarah a notamment eu envie d’explorer le BDSM (pratiques sexuelles sado-masochistes, ndlr) avec lui parce qu’elle ne trouvait pas de partenaire fiable pour pratiquer ces jeux de rôles.
Ces avantages n’empêchent pas les femmes que nous avons interrogées de se poser la question de la marchandisation des corps derrière le sexe tarifé. Sarah a demandé à l’escort s’il le faisait par choix. « Je ne voulais pas qu’il se sente obligé de faire des choses parce que je l’avais payé. Il m’a répondu que cela avait un vrai sens pour lui, ce qui m’a rassurée.» «Je me suis demandé si Charles se forçait parfois ou s’il vivait des moments difficiles», explique de son côté Nathalie. «Je n’ai jamais osé le lui demander. Mais j’ai toujours fait en sorte qu’il ne se sente pas comme un objet, car je vois son travail comme un service. »
En outre, payer pour des rapports sexuels n’offre pas de garantie de «résultat». « Si on sait comment obtenir du plaisir dans ce cadre-là, l’expérience peut être positive. Mais les femmes ont tendance à compter sur les hommes pour réveiller une sexualité dormante. C’est un peu le mythe du prince charmant », estime Marie-Hélène Stauffacher, sexologue à Genève. C’est aussi la conclusion d’Ina Mihalache, l’auteure de la vidéo YouTube, qui n’a pas joui avec l’escort qu’elle a payé. Selon elle, il ne faut pas s’attendre à ce que l’expérience soit miraculeuse. C’est le parcours, celui d’un « affranchissement », qui compte. Elle retient les mots de son « complice », qui lui a assuré qu’il faisait ce métier pour le sexe, l’argent et pour vaincre… le patriarcat.
**Prénom modifié