Fil d'Ariane
Capture d'écran d'un clip #StOpE.
Inégalitaire et sexiste, tel est encore perçu le monde du travail. C'est ce que révèle le baromètre #StOpE, établi auprès de 200 entreprises françaises engagées contre le sexisme ordinaire au travail. Entretien croisé avec Brigitte Grésy, experte du sexisme au travail, et Anne-Laure Thomas, fondatrice de #StOpE.
Plus de neuf femmes sur dix ont ressenti l’impact délétère du sexisme, c'est-à-dire qu'elles ont l’impression que cela a écorné leur confiance en elle et en leurs compétences. Brigitte Grésy
En même temps, quatre femmes sur dix estiment que les propos et comportements sexistes ont reculé ces deux dernières années. "D’un côté, résume Brigitte Grésy, perdure le sentiment que les choses ne bougent pas. De l'autre, nous notons des signes avant-coureurs de progrès au niveau de la prise en compte et du ressenti du sexisme".
L'experte souligne l'importance du contexte post #MeToo : "Aujourd'hui, le droit a défini le sexisme, que ce soit l’agissement sexiste, l’outrage sexiste ou le harcèlement sexuel. On en parle davantage et il y a une plus grande prise de conscience." Pourtant, les résultats du baromètre, pour elle, sont révélateurs : "90 % des femmes qui pâtissent du sexisme, c’est énorme. Le sexisme ne faiblit pas dans notre société."
"Le sexisme ordinaire, que ce soit chez L'Oréal, chez Weiss, chez Accor, chez Adecco ou ailleurs (entreprises engagées auprès de #StOpE, ndlr), se manifeste de la même façon," assure Anne-Laure Thomas, fondatrice de #StOpE. D'où l'importance d'identifier ses avatars. Le baromètre #StOpE permet de formuler, chiffres à l'appui, les multiples formes que peut revêtir le sexisme ordinaire au travail : propos rabaissants, interpellations familières ou blagues sexistes pouvant aller jusqu’à la remise en cause des compétences professionnelles et à des discriminations.
Pour beaucoup, le sexisme, c'est de l'humour, c'est pas grave, c'est anodin. Et en fait non, parce que ça a de vraies répercussions sur le ressenti, le bien-être, la motivation et la carrière d'une femme. Anne-Laure Thomas
"Pour beaucoup, le sexisme, c'est de l'humour, ce n'est pas grave. En fait non, ce n'est pas anodin, c'est une question de respect dans l'environnement de travail, et ça a de vraies répercussions sur le ressenti, le bien-être, la motivation et la carrière d'une femme", explique Anne-Laure Thomas. Tout cela, je l'ai moi-même vécu avant de m'engager pour la diversité".
Un compliment fait à une femme à un moment où elle ne s’y attend pas, de la part de quelqu’un d'inattendu fait qu'elle se rétrécit et rétrécit son espace de parole.
Brigitte Grésy
Le sexisme s'exprime aussi de façon insidieuse par la blague sexiste qui chosifie ou la fausse séduction, avec des compliments feints, décalés, qui tombent à un moment inopportun. "Quatre femmes sur dix témoignent avoir déjà fait l'expérience de compliments sur leur physique ou leur tenue, qui les ont mises mal à l'aise. Il y a une frontière au-delà de laquelle on sent que ça cache autre chose", explique Anne-Laure Thomas. "Les sociologues l'ont montré : un compliment fait à une femme à un moment où elle ne s’y attend pas, de la part de quelqu’un d'inattendu fait qu'elle se rétrécit et rétrécit son espace de parole", souligne Brigitte Grésy.
Les femmes n’ont droit d’être qu’en valeur ajoutée par rapport aux hommes.
Brigitte Grésy
Les incivilités en réunion sont aussi courantes – couper la parole à une femme ou reformuler systématiquement ce qu'elle a dit. "Tout aussi déstabilisantes sont les injonctions paradoxales qui forcent à jouer sur plusieurs registres au lieu d'être considérée comme un individu compétent : 'Tu vas y aller, sur le marché, comme un mec, mais tu mets les talons et la dentelle, hein !'" explique Brigitte Grésy.
Le sexisme ordinaire peut s’exprimer par l’humiliation ou la dévalorisation – quand on vous appelle ‘ma belle, ma jolie, ma petite…' – , mais aussi par un sexisme bienveillant qui assigne les femmes à des rôles prédéfinis, explique Brigitte Grésy : "On attribue aux femmes des qualités sexospécifiques, comme l'empathie, la douceur ou les compétences humaines. Elles n’ont droit d’être qu’en valeur ajoutée par rapport aux hommes, qui sont dans la rigueur et la stratégie."
Une bipartition des rôles managériaux absurde, pour l'experte, qui rappelle que les compétences n’ont pas de sexe. "Une femme est toujours trop dure, un homme est toujours trop doux, cela aussi est du sexisme", s'indigne Anne-Laure Thomas..
Une femme dirigeante sur deux déclare avoir été confrontée à des attentes de qualités et comportements managériaux spécifiques du fait de son genre : 70 % des femmes managers ont entendu des réflexions dévalorisantes, humiliantes, comme "tu n’as pas les épaules assez large" ou des injonctions à être autrement.
Les questions posées aux participantes au baromètre portent sur leur vie au travail depuis leurs débuts. Toutes mènent aux mêmes conclusions, à commencer par le sentiment d’être moins promues et de ne pas être recrutées à leur juste valeur. "La moitié des femmes estiment avoir été confrontées à des difficultés professionnelles, ce qui est d’autant plus dangereux que les biais de l’intelligence artificielle ne vont que renforcer ces tendances," s'inquiète Brigitte Grésy
La maternité, enfin, reste un grand classique du sexisme en entreprise, puisque 70% des femmes ont entendu des propos dévalorisants à cet égard, sous entendant que la maternité sera/est un frein à leur carrière : "Demain c’est mercredi, tu te la coules douce ; tu as préparé tout le dossier sur la Chine, mais j'y envoie quelqu'un d'autre parce que toi, tu as tes enfants ; je ne te donne pas cette promotion parce qu’avec tes enfants tu n’arriveras pas...", dit Brigitte Grésy.
Anne-Laure Thomas a eu trois enfants. Elle est bien placée pour s'insurger contre les propos sexistes et les discriminations envers les femmes liées à la maternité : "J'ai un enfant qui a des soucis de santé, mais jamais on a demandé à son papa d'arrêter de travailler et il était évident que si il y avait une personne qui devait le faire, c'était moi. J'ai même eu des remarques comme quoi continuer à travailler avec un enfant qui avait des difficultés pour grandir, ce n'était pas forcément opportun."
Or personne ne peut se mettre à la place d'une autre, pense-t-elle. Et nul ne peut se permettre d'exercer une pression sur une autre. "Surtout, il faut arrêter d'inciter systématiquement une femme à arrêter de travailler pour son enfant, parce qu'il y a aussi des papas qui en ont envie et qu'il faut laisser le choix aux couples – un papa et une maman, les deux papas ou les deux mamans – de s'organiser, de faire ce qui est bon pour chacun, sans leur imposer des remarques qui, par le biais de la répétition, ont un impact immense sur chacun.
La souffrance du quotidien de la petite goutte qui tombe chaque jour au même endroit et qui est souvent plus nocive qu’un sale coup dans la figure. Brigitte Grésy
Ces allusions incessantes sapent la confiance des femmes en elles et créent une souffrance qui peut se répercuter sur leur santé, explique Brigitte Grésy : "La souffrance du quotidien de la petite goutte qui tombe chaque jour au même endroit et qui est souvent plus nocive qu’un sale coup dans la figure. C'est un aspect qui n’est pas suffisamment étudié et nous sommes encore dans une phase de sensibilisation."
Toutes ces relations qui ne sont pas nettes, voire toxiques, créent une souffrance au travail très importante. Car ce n’est pas tant l’accès au métier qui est compliqué pour une femme, mais d’y rester, d’avoir un environnement de travail qui lui permette de tenir pendant deux ou trois ans.
Alors que pour le harcèlement sexuel, les employeurs se mettent en mouvement, il y a encore "beaucoup de flou et de confusion sur le sexisme ordinaire, déplore Brigitte Grésy. Il n’y a pas de jurisprudence sur l’agissement sexiste, même s'il est intégré dans le code du travail depuis 2015. Cela est d’autant plus ennuyeux que, à nos yeux, deux cibles posent problème, à commencer par les jeunes femmes dont on penserait qu’elles ont conscience de leurs droits et qu’elles dominent tout cela."
Les résultats 2023 mettent en évidence que les femmes de moins 35 ans font autant face au sexisme ordinaire que leurs ainées, voire qu'elles y sont plus souvent confrontées dans certaines situations.
Elles sont aussi plus nombreuses à mettre en place des stratégies d’évitement. "On s’attendait à ce que les femmes de moins de 35 ans aient plus de répartie, se fassent davantage respecter et connaissent mieux leurs droits, admet Brigitte Grésy. Il s’avère qu’elles sont davantage agressées sur le sujet de la maternité, ainsi que celui de la gouvernance, car c'est là où se situe le danger pour les hommes dans les grandes entreprises – la lutte des places. Six jeunes femmes sur dix nous ont dit avoir des conduites d’évitement, soit plus que la moyenne, que ce soit dans leur tenue, leur comportement ou leur façon d’être en réunion."
Ces situations de sexisme ordinaire, souligne le baromètre #Stope, sont partagées par les femmes ayant moins de cinq ans d’ancienneté dans l'entreprise. Pour elle, la question fondamentale est celle de la concurrence avec les femmes, que les hommes n’acceptent toujours pas, ainsi que la sous-valorisation des soft skills, la prise en compte de la sphère privée et des compétences acquises.
L'autre cible du baromètre #Stope, ce sont les hommes, qui se réfugient dans un double discours : le politiquement correct d'un côté, et la déresponsabilisation de l'autre. Le sexisme passif est omniprésent et il fait mal. "Comment se désolidariser du groupe des hommes pour dire le sexisme ne passera pas ?", telle est la question, pour Brigitte Grésy.
Car le rôle de témoin est crucial, notamment pour les victimes hiérarchiquement inférieures. Appeler une femme "ma belle" est 'inapproprié, mais plutôt gentil', disent les femmes ; les hommes, eux, s'exclament : "mais quoi c’est gentil !" Cela révèle une absence de conscience de ce qu’est le sexisme, qui s'accompagne d'une montée du discours "on ne peut plus rien dire". C’est dans le positionnement par rapport aux femmes que les hommes expriment un sexisme qui consiste à ne pas dénoncer l’insupportable, explique Brigitte Grésy.
A cela s'ajoute une gender fatigue, une lassitude face à l'égalité des sexes, qui arrive à un moment de régression des droits des femmes en Iran, aux Etats-Unis et ailleurs, avec une montée des masculinismes violents qui créent des chocs de radicalisation. Tout cela nuit au chemin vers l’égalité.
DR
Anne-Laure Thomas a commencé sa vie professionnelle comme consultante, dans un domaine qui n'avait rien à voir avec la diversité : "J'ai été victime de sexisme, comme beaucoup, beaucoup de femmes. Que ce soit en réunion, où les hommes ont plus facilement la parole et ont l'habitude de reformuler ce que disent les femmes. Cela avait un véritable impact sur mon travail, sur la confiance que je pouvais avoir en moi." Elle se souvient aussi avoir souffert "de voir d'autres s'approprier mes idées ou d'avoir à supporter des blagues sur les blondes. Une fois on sourit, mais au bout de la troisième, la quatrième ou la cinquième, en fin de journée, c'est usant."
Mais tout cela, à l'époque, Anne-Laure Thomas ne l'identifie pas comme du sexisme. "Il a fallut que j'en vienne à travailler sur la diversité pour que j'en prenne conscience. Dès lors, j'ai su que je voulais contribuer à ce qu'il disparaisse."
Quand je n'ose pas réagir sur le moment, j'essaie de le faire à froid, car j'estime qu'il y a un devoir de pédagogie. Anne-Laure Thomas
Anne-Laure Thomas admet qu'elle subit beaucoup moins de sexisme aujourd'hui qu'au début de sa carrière. Et lorsque cela se produit, qu'elle en soit la cible ou le témoin, elle rappelle tout de suite à la personne que son comportement n'est pas admissible et que l'entreprise s'est engagée pour une tolérance zéro face au sexisme. Or ce n'est pas toujours possible : "Certains jours, je suis victime. Je suis moins en forme ou je n'ose pas réagir sur le moment. Dans ce cas, j'essaie de le faire à froid, car j'estime qu'il y a un devoir de pédagogie."
En 2018, L’Oréal France, EY et Accor ont lancé l’initiative #StOpE, pour mutualiser leurs efforts et faire reculer durablement le sexisme ordinaire au travail. L'initiative réunit près de 200 entreprises et cercle s’agrandit d’année en année – en janvier 2023, 48 nouveaux signataires ont rejoint #StOpE. L'objet du baromètre est d’observer le phénomène et son évolution, de mesurer l’impact des actions menées par les organisations engagées et de comparer leurs résultats à la situation moyenne des salarié·es d’autres entreprises.
C'est le PDG qui vient signer. S'il n'est pas là, il n'y a pas de signature possible. Anne-Laure Thomas
L'engagement des entités de #StOpE est très clair, insiste Anne-Laure Thomas : "Les règles sont très précises. Les entreprises, écoles, ministères, associations qui viennent nous trouver s'engagent à mettre en place à minima une action par an. Un engagement qui doit être ratifié par la direction, explique-t-elle. C'est le PDG qui vient signer. S'il n'est pas là, il n'y a pas de signature possible". Il s'agit ensuite de décliner les engagements de #StOpE dans l'ensemble de l'organisation : "On s'engage à participer aux réunions trimestrielles d'échange de bonnes pratiques et de connaissances pour coconstruire les outils de progrès."
On peut tous tenir des propos sexistes, et les femmes aussi envers les hommes, notamment sur leur façon d'être père. Anne-Laure Thomas
La formation et l’engagement fort des directions d’entreprise sont les principaux leviers pour lutter contre le sexisme. "Il s'agit d'identifier et de mettre des mots sur le sexisme, sur les comportements sexistes, pour en prendre conscience, insiste Anne-Laure Thomas. Parce qu'on peut tous tenir des propos sexistes, et les femmes aussi envers les hommes, notamment sur leur façon d'être père : 'Ah bon, c'est toi qui va chercher tes enfants à l'école ? Tu prends une journée enfant malade, ce n'est pas ta femme qui la prend ?'"
Dans les entreprises signataires de #Stope, la différence est très sensible, souligne la fondatrice : "La moitié des salariés des entreprises signataires se déclarent plus attentifs aux propos et aux comportements sexistes, soit deux fois plus que la moyenne nationale. Cela montre que le rôle de témoin est essentiel et qu'il y a eu une prise de conscience, avec de vrais progrès grâce au travail sur les comportements sexistes."
Reste que les personnes interrogées jugent encore insuffisante l’implication de l’État et des entreprises pour faire reculer les inégalités professionnelles et le sexisme : 53% des femmes et 32% des hommes considèrent que les entreprises ne s’impliquent pas suffisamment ; 60% des femmes et 39% des hommes considèrent l’action de l’État insuffisante.
Le baromètre #StOpE 2023 est la deuxième édition. En 2021, il avait mobilisé 65 000 répondants. La deuxième édition porte sur près de 90 000 répondants. "On voit que le sujet intéresse et mobilise en entreprise. Les salariés veulent répondre, ce qui en dit long sur l'impact et l'importance de l'étude", souligne Anne-Laure Thomas.
Les entreprises signataires communiquent et sensibilisent à l'identification des comportements sexistes beaucoup plus que la moyenne nationale. Résultat, la moitié des salarié·es se déclare plus attentive aux propos et comportements sexistes, soit deux fois plus que la moyenne nationale.
Dans les entreprises signataires, 41% des femmes et 51% des hommes estiment que, ces trois dernières années, les propos et comportements sexistes ont reculé au sein de leur entreprise, soit 13 points de plus que la moyenne nationale. En deux ans, la part des salarié·es ayant bénéficié d’une formation sur le sexisme au travail a plus que doublé dans les entreprises #StOpE. La moitié des salarié·es ont été sensibilisé·es au sujet, contre moins d’un quart en moyenne nationale.