Fil d'Ariane
La célèbre Afghane aux yeux verts perçants, immortalisée il y a plus de trente ans en couverture de la revue National Geographic, a été évacuée vers l'Italie après la prise de Kaboul par les talibans : "La ressortissante afghane Sharbat Gula est arrivée à Rome", précise le gouvernement italien qui a "facilité et organisé son transfert" (L'Italie, l'un des pays les plus engagés au sein de la mission Resolute Support de l'Otan en Afghanistan, a évacué des milliers d'Afghans après le retrait américain en août.)
Italy gave asylum to SharbatGula – the Afghan woman whose photograph grabbed the world's attention in 1985, when she was a 12-year-old with piercing green eyes, on the cover of #nationalgeographic . It might be the most famous journalistic portrait ever taken. pic.twitter.com/UGfZwikPPV
— Aisha Ayuub (@AishaAyuub) November 30, 2021
Sharbat Gula était cette jeune fille aux yeux verts mis en valeur par un foulard rouge, qui avaient fait le tour du monde après la publication, en 1985, d'une photo prise l'année précédente dans un camp de réfugiés afghans au Pakistan par le photographe Steve McCurry. Cette mère de quatre enfants, analphabète, affirme être arrivée au Pakistan orpheline, quatre ou cinq ans après l'invasion soviétique de 1979, comme des millions d'Afghans qui avaient fui les combats de l'autre côté de la frontière.
C'est une étrange affaire qui faisait la Une des journaux afghans en février 2015. Dont l'épilogue s'est joué le 27 octobre 2016. Une image qui renvoyait des années en arrière, un passé d'où surgissaient les yeux de cristal gris-vert de Sharbat Gula, surnommée la Mona Lisa du Tiers Monde. Elle venaient d'être arrêtée au Pakistan pour détention de faux papiers. Avant d'être expulsée.
Ses yeux verts désormais invisibles sous une burqa beige, Sharbat Gula a appris du tribunal qu'elle pourrait être expulsée dès le lundi 9 novembre 2016 vers l'Afghanistan, son pays d'origine. Qu'elle refusait pourtant de reconnaître comme le sien, tant les frontières entre ces deux Etats étaient poreuses et confondues par la géographie et l'histoire. Elle était poursuivie, comme des milliers d'autres réfugiés afghans au Pakistan, pour avoir vécu illégalement dans ce pays.
C'était en 1984 et le visage de cette très jeune Afghane avait fait la Une du National Geographic. Trente ans plus tard, elle occupait les manchettes des quotidiens pakistanais pour une sordide histoire de faux papiers.
Le 25 février 2015, Amnesty International publiait son rapport annuel, compte rendu calamiteux d'une année 2014 effrayante pour les réfugiés à travers le monde, en particulier les femmes, surtout en Asie centrale. Ce même jour Sharbat Gula refaisait surface, icône lointaine du malheur des déplacés, et cette fois renvoyée aux faits divers par divers journaux pakistanais, dont le très sérieux Dawn.
La jeune pachtoune Sharbat Gula avait alors 12 ans. Au mitant de ces années 1980, bien involontairement elle incarna le visage des réfugiés afghans, poussés à s'exiler après l'intervention soviétique en 1979, et la domination consécutive de l'URSS sur Kaboul. C'était un autre temps, celui d'un monde partagé en deux camps et d'avant les taliban, où les maîtres de la géopolitique régnaient à Washington et à Moscou. La propagande allait bon train ici et là, et le visage effrayé de cette enfant du malheur, avec ses yeux rivés sur nous, spectateurs lecteurs, incarnait le mal d'une Union soviétique accrochée à son empire. Ses parents avaient été tués dans les combats.
Elle s'est assise, elle m'a regardé et j'avais juste ce qu'il fallait
Steve McCurry, photographe
Le photographe de cette icône s'appelait Steve McCurry, tandis que son sujet n'avait pas de nom, juste "the Afghan girl, la fille afghane", la Mona Lisa afghane, référence à la Joconde de Leonardo Da Vinci, ou encore L'Afghane aux yeux verts, un anonymat de 17 ans. Plus tard, le portraitiste dira : "Je suis entré dans une école de filles, rapatriée sous une tente, et tout de suite j'ai repéré son regard résilient." "L'espace de quelques secondes, tout était parfait, la lumière, l'arrière-plan et l'expression de ses yeux", écrivait-il dans son livre Inédit, sorti en France en 2013.
Puis advint le 11 septembre 2001, les Twin Towers traversées et meurtries par des avions détournés, le surgissement d'Al Qaida, et la riposte américaine contre l'Afghanistan, dominé depuis 1996 par les Talibans.
En 2002, une équipe du National Geographic embarquée par les troupes américaines tenta de retrouver Sharbat Gula. Le camp où elle avait séjourné au Pakistan était en passe d'être fermé. Des dizaines de candidates prétendaient être la fille afghane, des dizaines d'hommes affirmaient être son mari. Les dollars brillaient sans doute devant leurs yeux.
Mais Mona Lisa était repartie dans son village natal avec sa grand mère. Elle fut mariée à 14 ans, devint fervente dévote, fière de porter la burqa. Elle lança aux journalistes qui l'avaient enfin retrouvée en 2002, pour la photographier encore une fois : "La vie sous les taliban était meilleure. Parce que régnaient l'ordre et la paix." Douchés sans doute par ce politiquement inattendu et incorrect, ils laissèrent la fille afghane replonger dans l'anonymat.
En 2005, cependant, sa représentation cinématographique, silhouette furtive à 1h34 du début du film, clin d'oeil, apparut brièvement dans le 9ème escadron, oeuvre russe magnifique de Fiodor Bondartchouk, charge impitoyable contre l'aventure soviétique en Afghanistan.
Et voilà, qu'en 2015, à 40 ans passés, les yeux de Sharbat nous fixaient à nouveau. Le visage n'était pas moins souriant que trente ou dix ans plus tôt, creusé de cernes, assombri d'un foulard noir. Mais le regard était toujours aussi clair. Ce cliché était celui d'une photo d'identité, apposée sur une carte d'identité pakistanaise, un document qui aurait été obtenu frauduleusement, en même temps que ceux de deux hommes, présentés comme ses fils.
Et au Pakistan, où les autorités voudraient faire croire que la corruption est absente, que les papiers d'identité ne sont certainement jamais falsifiés, quoique pays classé 126ème sur 175 par l'organisation Transparency international, ce faux-là est devenu affaire d'Etat. "En violation des règles et règlements, des employés de la NADRA - National Database Registration Authority - bureau d'enregistrement des données nationales - ont délivré une carte d'identité à la femme afghane Sharbat Bibi (du nom de son époux, ndlr)." Employés immédiatement licenciés nous apprennent encore les journaux anglophones pakistanais.
Le reste n'était que mystère : pourquoi refuser à cette femme la nationalité pakistanaise ? Pourquoi l'avait-elle demandée ? Avec quel argent aurait-elle corrompu ces fonctionnaires ? Qui étaient ses deux supposés fils ? Etaient-ils soupçonnés de travailler pour les talibans ? Pourquoi ce qui semblait une banale affaire de faux papiers devint-elle une affaire d'Etat ? Points de suspension...
Une dépêche de l'Agence France presse nous apprenait alors que, selon les habitants du quartier populaire de Nauthia Qadeem, à Peshawar, le mari de Sharbat y travaillait comme boulanger, mais que toute la famille, après l'invalidation de ses papiers, avait dû plier bagages, sans laisser d'adresse...
Elle a donc été rattrapée quelque dix-huit mois plus tard et expulsée, comme la plupart des Afghans dans ce cas, sans passer par la prison. Sur son lit d'hôpital à Peshawar, où elle était traitée pour une hépatite C, le 8 novembre 2016, elle confiait aux envoyés spéciaux de l'AFP : "L'Afghanistan n'est que mon lieu de naissance, mais le Pakistan était ma patrie et je l'ai toujours considéré comme mon propre pays. J'avais décidé de vivre et de mourir au Pakistan mais ils m'ont fait la pire des choses. Ce n'est pas ma faute si je suis né là-bas (en Afghanistan). Je suis déprimée. Je n'ai pas d'autre choix que de partir".
Interrogé par une équipe de France Télévision, Steve Mc Curry assurait, en 2016, qu'il l'aidait toujours financièrement :