Fil d'Ariane
Simone de Beauvoir auraient-elle écrit "lecteur·rices" ? Le point médian reste aujourd'hui controversé et rarement utilisé dans les livres. Les traductrices françaises d'un essai américain sur l'autrice du Deuxième sexe ont fait le choix d'employer l'écriture inclusive, et d'adopter ce signe typographique, comme marqueur féministe.
Dans cet ouvrage, traduit en français, les traductrices en accord avec l'autrice américaine Judith Coffin, ont fait le choix de l'écriture inclusive.
Sexe, amour et féminisme : quand on écrivait à Madame de Beauvoir, paru aux éditions Plon, de l'Américaine Judith Coffin, examine l'abondante correspondance adressée par des anonymes à l'illustre écrivaine française.
Les traductrices, Marine Vaslin et Lorraine Delavaud, s'affichent comme des partisanes de l'écriture inclusive, une écriture conçue selon elles pour rééquilibrer la place du masculin et du féminin dans la langue française. Y compris de son élément le plus radical : le point médian.
Extrait de l'ouvrage Sexe, amour et féminisme de Judith Coffin, traduit en français.
Le chapitre 3 s'intitule ainsi Les lecteur·rices prennent la plume. Autre exemple, page 249 : "Neuf manifestant·es sont tué·es à la station de métro Charonne" (parmi eux, le 8 février 1962, six hommes et trois femmes).
Dans la traduction française de Sexe, amour et féminisme, de Judith Coffin, les traductrices ont choisi d'utiliser le point médian, une particularité de l'écriture inclusive à la française.
Le point médian, affirment ses adversaires, pose des problèmes de lisibilité qui le rendent impropre à l'usage. Les Presses universitaires de Rennes, par exemple, le proscrivent "pour des raisons d'accessibilité (notamment pour les personnes atteintes de troubles visuels ou de l'apprentissage)". Cet éditeur précise sur son site internet : "Les PUR mettent en œuvre une écriture inclusive qui soit à la fois respectueuse de l'égalité des sexes ou des genres, mais aussi du lecteur et de la lectrice".
D'autres éditeurs laissent à leurs auteurs et autrices la liberté de l'employer. Un mémoire de recherche de master sur L'Écriture inclusive au sein du monde éditorial français, par Alice Rousseau en 2022, cite parmi eux Amsterdam, maison d'édition classée à gauche, ou les Éditions des femmes, éditeur féministe comme son nom l'indique.
Selon cette chercheuse, les points médians, et plus globalement l'écriture inclusive, ne se retrouvent que dans "certains romans", pas les plus vendus, et sont les plus courants dans les essais. Elle ne donne pas de chiffres.
Plon a un profil qui rend ce choix inattendu. Cette maison généraliste, l'une des plus anciennes du pays, a dans son catalogue l'homme politique Philippe de Villiers ou l'animateur Stéphane Bern, des auteurs chantres de la France éternelle, et des essayistes conservateurs.
Mais on y trouvait en mars un livre avec points médians, Corps de femmes. Quatrième de couverture : "Chacun·e des douze auteur·e·s apporte un regard original sur ce que représente le corps des femmes pour elle/lui". (Étrangement, les douze étaient toutes des femmes.)
Quand il s'est agi de traduire Judith Coffin, "le point médian s'est imposé par commodité", explique à l'AFP Lorraine Delavaud, qui cumule les fonctions d'éditrice et de traductrice de l'ouvrage.
Notre but n'est pas de faire de la provocation. C'est de se demander comment faire avancer la langue, sans tomber dans la caricature. Lorraine Delavaud, éditrice, traductrice
Exemple : dans la version originale, le terme readers (lecteurs et/ou lectrices), relève-t-elle, "apparaît des centaines de fois. Le neutre n'est pas suffisamment précis, et nous ne voulions pas répéter autant de fois 'lecteurs et lectrices'. Le point médian était la solution la plus facile".
Les éditions Plon ont fait confiance aux traductrices. "Notre but n'est pas de faire de la provocation. C'est de se demander comment faire avancer la langue, sans tomber dans la caricature", selon Lorraine Delavaud. Elle donne un exemple : "Pour certaines expressions, l'écriture inclusive oblige à contourner la difficulté. En théorie, on devrait écrire : nul·le n'ignore. Mais il n'y a aucune raison de le faire. J'écris : personne n'ignore".
Simone de Beauvoir, autrice du célèbre essai Le Deuxième Sexe, aurait-elle approuvé ? Dans un podcast de France Inter, la préfacière de Sexe, amour et féminisme, la philosophe Manon Garcia, estimait que oui. Répondant à ceux qui estiment que cette agrégée au style classique et élégant aurait été heurtée par le point médian, elle reprend une citation de Beauvoir en 1972 : "On ne me trahit jamais quand on me tire vers le féminisme absolu".