Fil d'Ariane
Simone de Beauvoir arrive dans la Pléaide, il était temps ! pic.twitter.com/I5kArW94xh
— Télérama (@Telerama) 23 décembre 2017
"Voilà à quoi, ce Panthéon extraordinaire de la littérature mondiale qu’est devenue la bibliothèque de la Pléiade, a réduit les femmes, c’est-à-dire, plus qu’à la portion congrue, à l’inexistence totale. Ça veut dire que, fondamentalement, pour tous ceux qui ont dirigé cette collection, les femmes n’existent pas en littérature", réagit sur France-Culture Jean-Yves Mollier, professeur émérite d'histoire contemporaine et spécialiste de l'édition.
Être publié dans « la Pléiade » représente une sorte de consécration pour les écrivains et seul un nombre réduit l'ont été de leur vivant.
Wikipédia
Sur l'encyclopédie bien connue du net, on peut lire cette définition: "La collection La Pleiade constitue une référence en matière de prestige, de qualité rédactionnelle et de reconnaissance littéraire des écrivains. Être publié dans « la Pléiade » représente une sorte de consécration pour les écrivains et seul un nombre réduit l'ont été de leur vivant." Comme vous l'aurez remarqué, à aucun moment on ne conjugue écrivain au féminin...
#Chronique: ENFIN! s'exclame @RaphAuberT quand il apprend que Simone de #Beauvoir fait son entrée dans le Panthéon #littéraire qu’est la #Bibliothèque de la #Pléiade! Et de s'exclamer qu'il était temps! @Gallimardhttps://t.co/Fy0iOUHQZG
— Bonpourlatête (@bonpourlatete) May 23, 2018
"Enfin! Enfin Simone de Beauvoir (1908-1986) fait son entrée dans ce Panthéon littéraire qu’est la Bibliothèque de la Pléiade. Il était temps! Car l’auteure du Deuxième Sexe, des Mandarins y a évidemment toute sa place. Avec Colette, Yourcenar, Duras, elle domine son temps, s’imposant comme l’une des principales figures littéraires du XXè siècle. La concernant, il y a pourtant une sorte d'injustice. Pendant longtemps, elle ne fut considérée que par rapport à son illustre partenaire Jean-Paul Sartre", écrit l'écrivain Raphaël Aubert sur le site BonPourLaTête.
On m'a reprochée d'avoir passé tellement de temps à écrire mon autobiographie, on m'a dit qu'il fallait que je sois bien narcissique ou très égocentriste. Je pense ce reproche totalement faux.
Simone de Beauvoir, sur Radio Canada (1964)
La Pléiade a donc choisi de publier en cette fin de mois de mai les cinq livres de mémoires rédigés par Simone de Beauvoir: "Mémoires d'une jeune fille rangée" (1958), "La force de l'âge" (1960), "La force des choses" (1963), "Tout compte fait" (1972) et "La cérémonie des adieux" (1981), livre incisif et poignant sur les dernières années de Jean-Paul Sartre (disparu en 1980), ainsi que "Une mort très douce" (1964), témoignage sur la disparition de sa mère Françoise.
Des écrits que Simone de Beauvoir désignait elle-même sous le terme général de "mon autobiographie" (La Force des Choses). Ces cinq volumes constitueraient l'une des plus longues autobiographies jamais écrites par une femme (source : Simone de Beauvoir : A study of Her Writings, Terry Keefe, Harrap, 1983).
"On m'a reprochée d'avoir passé tellement de temps à écrire mon autobiographie, on m'a dit qu'il fallait que je sois bien narcissique ou très égocentriste. Je pense ce reproche totalement faux, je voulais parler de moi pour témoigner de mon époque et de certaines choses qui me dépassent", déclarait Simone de Beauvoir lors d'un entretien à Radio Canada, en 1964.
Alors que "Le Deuxième sexe" paraissait en 1949, ce n'est qu'au moment d'entrer dans sa cinquantième année que l'auteure commençait à écrire "Mémoires d'une jeune fille rangée", histoire de l'émancipation au début du XXe siècle, d'une jeune femme issue d'une famille bourgeoise parisienne, oeuvre comptant parmi ses plus connues.
Quand Simone de Beauvoir entre dans la Pléiade, la librairie du coin lui dédie sa vitrine #booklover #simondebeauvoir pic.twitter.com/6pFjoAd7bz
— Eloïse Trouvat (@EloiseTrouvat) May 22, 2018
Si le projet d'écrire sa vie lui est d'abord apparu comme un détour, il est toutefois progressivement devenu la voie royale empruntée par son œuvre.
Eliane Lecarne-Tabone et Jean-Louis Janelle, co-directeurs de la collection.
"Si le projet d'écrire sa vie lui est d'abord apparu comme un détour, il est toutefois progressivement devenu la voie royale empruntée par son œuvre", expliquent Jean-Louis Jeannelle et Eliane Lecarne-Tabone qui ont dirigé cette édition.
Alors pourquoi si peu de femmes à la Pléiade, et pourquoi ne pas avoir choisi d'y publier le manifeste féministe de Simone de Beauvoir "Le Deuxième Sexe", célébré partout dans le monde et tellement enseigné aux Etats-Unis, s'insurge-t-on chez les féministes?
Terriennes a posé ces questions (et quelques autres) à Jean-Louis Jannelle, professeur de littérature française à l'université de Rouen, il a co-dirigé la publication de Simone de Beauvoir dans la Pléiade, et à Jean-Yves Mollier, professeur émérite d'histoire contemporaine et spécialiste de l'édition. Et pour jouer l'arbitre dans cette "confrontation" de deux points de vue masculins, nous avons aussi interrogé Sylvie Chaperon, historienne, enseignante, connue pour son étude du Deuxième sexe.
Terriennes : pourquoi a-t-il fallu attendre 36 ans après Sartre, pour voir enfin Simone de Beauvoir entrer dans la Pléiade ?
Jean-Louis Jannelle : (Rires) Il y a quelque chose que je ne comprend pas très bien dans les critiques qui sont adressées à Gallimard sur ce point de vue. Il me semble que c'est une espèce d'ignorance assez partagée, Beauvoir n'était pas très étudiée voire pas du tout travaillée jusqu'à il y a très peu de temps à l'intérieur de l'université, elle était très lue mais elle n'avait pas énormément de succès, si vous regardez l'histoire littéraire, elle n'avait que peu de place, le féminisme occupait aussi assez peu de place dans l'enseignement universitaire, hormis dans quelques départements. Donc d'une certaine manière, cette espèce d'ignorance à l'égard de Beauvoir est quelque chose d'assez généralisé, et la Pléiade ne l'est pas spécialement par rapport au reste. La décision de publier Beauvoir dans la Pléiade a été prise il y a très longtemps, il y a plus de sept ans, donc ce sont des projets qui sont sur le long terme, ce n'est pas lié au mouvement MeToo ! Il me semble que le regain d'un certain nombre de travaux autour de Beauvoir concommittants ont pu influer sur son entrée dans la Pléiade alors qu'elle avait un statut relativement très minoré par rapport à Sartre et qui posait un gros problème, mais pas plus selon moi à l'intérieur de la Pléiade que partout à travers les universités.
Jean-Yves Mollier : Il y a deux types de raisons qui se rejoignent, la première c'est que la Pléiade est comme j'ai l'habitude de le dire un Panthéon de la littérature masculine. La deuxième raison, elle est liée probablement au fait que là encore, dans les couples d'écrivains, le jugement commun qui est en quelque sorte repris par l'université, l'académie et toutes les institutions, c'est toujours l'homme qui est préférable à la femme. Aragon à Elsa Triolet, Sartre à Simone de Beauvoir. On vit sur cette vision parfaitement machiste de la littérature française et de la littérature mondiale, qui perdure depuis plusieurs siècles.
Terriennes : pourquoi choisir de publier ses biographies plutôt que Le Deuxième sexe ?
Jean-Louis Jannelle : Le choix n'a pas été fait par moi, Gallimard a fait appel à moi parce que j'avais travaillé sur sa biographie, cependant j'assume totalement ce choix. Il y a une sorte d'anachronisme. Le Deuxième sexe a eu un succès de scandale très fort, mais pendant très longtemps ce n'est pas le texte le plus connu. Il est devenu un texte absolument essentiel aujourd'hui, mais les mémoires ont eu beaucoup plus de succès d'effet d'impact auprès du public. Donc il me semble que commencer par les mémoires est plus cohérent. Il y a d'autres raisons aussi. En réalité, c'est un peu un faux procès aussi. La Pléiade est une collection destinée à accueillir des écrivains littéraires, même si on y a publié Foucault ou Levy-Strauss, mais commencer par un texte philosophique plutôt que par les mémoires me semblerait très bizarre. Et puis aussi, je trouve que d'une certaine manière, même s'ils sont intervenus plus tard, on retrouve sa pensée philosophique à travers ses écrits à la première personne. Donc, on ne s'écarte pas vraiment, les deux se lisent en regard. Mais commencer par les mémoires, ce n'est pas tirer un trait sur la pensée de Beauvoir sur la question féminine.
Jean-Yves Mollier : Le Deuxième Sexe, c'est l'oeuvre majeure qui a permis de répandre le nom de Simone de Beauvoir sur la planète entière. Fondamentalement, si on ne devait retenir qu'une oeuvre, ce serait celle-ci. C'est toujours injuste bien évidemment, ça ne se ramène pas à une oeuvre unique. Mais enfin, à un moment s'il faut choisir. Si on prend Ernest Renan, ce sera La vie de Jésus, pas une autre. On est aussi obligé à un moment de dire, une oeuvre éclaire son auteur.e. Prendre le pari d'enlever Le Deuxième sexe et de ne pas le mettre à l'intérieur de La Pléiade, c'est considérer l'oeuvre autobiographique de Simone de Beauvoir, un peu comme celle de George Sand, comme plus importante que l'oeuvre de création littéraire, si on peut le dire ainsi. Il se trouve que La Pléiade au fond, a tort de ne pas considérer comme prioritaire de mettre cette oeuvre là. Elle a bien mis Tristes tropiques de Claude Levi-Strauss, elle aurait pu faire un autre choix, et ne mettre que Les Mythologies, ou Anthropologie structurale, qui sont aussi des oeuvres qui éclairent l'oeuvre anthropologique de Levi-Strauss. La Pléiade a eu raison d'y ajouter Tristes Tropiques. Moi qui suis un grand amateur de cette collection, qui a une renommée internationale, je regrette cette décision éditoriale concernant Le Deuxième sexe. Je comprend bien que l'éditeur scientifique espère que le premier Tome en appelle un deuxième et un troisième. Mais comme pour reprendre le cas de Sand, aucun de ses romans n'a finalement été sélectionné après sa biographie.
Terriennes : La réaction des féministes et leurs critiques était-elle prévisible ?
Jean-Louis Jannelle : Oui, je m'y attendais, parce que ce qui est vrai c'est qu'il y a un très fort décalage entre les attentes qui sont celles des Français et celles des féministes anglo-saxones. C'est frappant, notamment dans le très beau volume qui vient de paraître chez Blackwell, (A Companion to Simone de Beauvoir, Blackwell Companions to Philosophy de Laura Hengehold et Nancy Bauer, chez Wiley-Blackwell), il y a une quarantaine d'universitaires, qui viennent toutes des départements de philosophie. Pratiquement pas de littéraires. C'est très étonnant. Tout est lu à travers le Deuxième sexe, les Mémoires sont très peu abordées. L'espèce d'aveuglement que les féministes nous reprochent, on le retrouve inversé chez les anglosaxons, il y a une espèce de déséquilibre qui peut être tout autant critiquable.
Terriennes : La Pléiade pourrait-elle envisager de publier Le Deuxième sexe à l'avenir ?
Jean-Louis Jannelle : S'il y a des volumes à suivre, je ne sais pas du tout pour ma part s'ils sont programmés, la logique voudrait qu'ils portent sur le roman, et puis peut-être alors dans un troisième temps sur le Deuxième sexe. Je ne pense pas que ce soit forcément la vocation de la Pléiade d'accueillir un texte comme celui-là, pour une raison qui est simple, c'est que l'appareil de notes qui est possible dans cette collection est assez restreint et qu'une autre collection serait plus adaptée, car plus riche. Les références, la nécessité d'analyser, l'actualisation demandent un appareil beaucoup plus complet, technique et plus fouillé.
Quatorze femmes contre 209 hommes, pourquoi un tel retard ? N'y a-t-il pas de femmes auteures qui pourraient y accéder, comme Olympe de Gouges ou d'autres ?
Jean-Louis Jannelle : Cette ignorance des femmes dans la Pléiade, c'est celle de toute l'histoire littéraire jusqu'ici . Le pourcentage correspond à la place qui leur est faite en général aussi ailleurs. Hormis quelques auteures qui ont pris une place énorme, comme Sand, Colette ou Duras. Mais ça cache une sorte d'absence des femmes qui est généralisée. Donc la Pléiade est la représentation de la minoration des femmes dans l'histoire littéraire même si elle l'accentue un peu.
A la deuxième question, je réponds oui bien-sur. Moi, j'aimerais beaucoup y voir Violette Leduc, (née en 1907, morte en 1972, pionnière de l'autofiction, on lui doit entre autres La Bâtarde, ndlr) que j'apprécie particulièrement. Je trouve qu'elle devrait avoir sa place dans la Pléiade. Il y en a beaucoup d'autres qui le mériteraient.
Jean-Yves Mollier : J'appelle Antoine Gallimard à faire de la discrimination positive pour ajouter au nom de Simone de Beauvoir, et à celui de la quinzaine de femmes qui y figuraient déjà, toute une série d'écrivaines, qui méritent amplement leur place dans cette magnifique bibliothèque. Il n'y a pas de raison que l'on continue à avoir ce "Panthéon" masculin de la littérature, aujourd'hui les femmes sont en train d'entrer, avec Simone Veil, au Panthéon, l'historique, il faut maintenant que les femmes entrent massivement dans la Pléiade.
Il faudrait que les spécialistes proposent toute une liste de noms. Mais il est facile de regarder les écrivaines qui méritent d'y être. Un simple exemple, même si je ne suis pas un admirateur forcené de Françoise Sagan, mais cette auteure a marqué la littérature française de seconde moitié du XXème siècle. Et même si les auteurs étrangers restent encore peu nombreux à y figurer, dans le cadre d'une littérature universelle, je pense aussi à des écrivaines américaines comme Nancy Huston. Philip Roth qui vient de disparaître a eu un volume dans la Pléiade. Pour le XIXème siècle, l'oeuvre de la Comtesse de Ségur s'impose. Aujourd'hui, la littérature de jeunesse est considérée comme une part importante voire essentielle de la littérature tout court. Enfin, pour la littérature policière, à partir du moment où l'on a fait entrer Simenon, un choix que je respecte, pourquoi pas Agatha Christie ?
Sylvie Chaperon, enseignante à l'Université de Toulouse-le-Mirail, est l'auteure de "Les années Beauvoir" en 2000. Pour cette spécialiste de l'histoire des femmes, du genre et de la sexologie, l'entrée de Simone de Beauvoir dans la Pléiade est tout d'abord une bonne chose, un acte symbolique, une reconnaissance, même si elle aurait préféré y voir publiées les oeuvres complètes, "Cette collection est une institution qui désigne les grands et les grandes, donc c'est important ! C'est aussi une institution plus littéraire que théorique ou politique, que les mémoires et les romans y figurent cela paraît assez logique".
L'historienne, spécialiste de Simone de Beauvoir, reconnaît qu'effectivement "Le Deuxième sexe" est plus étudié à l'étranger qu'en France, en tout cas dans les départements de littérature, "parce que voilà, c'est le canon littéraire et Simone de Beauvoir n'est pas rentrée dans le canon littéraire. Elle n'a jamais été au programme de l'agrégation, elle rentre dans la Pléiade bien, bien, après Sartre. En revanche, dans les études d'histoire et de genre, on l'étudie, c'est ce que je fais avec mes étudiants. Mais c'est plus dans le "ghetto" des études de genre, ce n'est pas le mainstream".
(Archive de l'INA, Simone de Beauvoir interrogée par Jean-Louis Servan-Schreiber en 1975.)