Fil d'Ariane
L'année 2018 se referme, et elle restera marquée aussi par l'entrée de Simone Veil au Panthéon, une femme dans le temple des grands hommes. Il fallait aussi bâtir un mémorial immatériel, un objet tout à la fois collectif et personnel au-delà de la solennité des colonnes de la République française.
Ce beau livre, lourd de presque 500 pages et de photos inédites, ce sont les fils de Simone Veil qui l'ont voulu. Ils ont cherché à rassembler les personnalités qui leur semblaient le mieux correspondre à la vie, l'oeuvre et l'action de leur mère, autour de quelques mots clés : le droit, les femmes, l'Europe, la Shoah.
Lors d'un entretien pour la radio publique France Inter, le cadet, Pierre-François Veil, expliquait la démarche de "ce livre pour éclairer sa pensée" : « Cet ouvrage est une sorte de testament public, écrit pas les autres autour de ce qui était essentiel pour maman. J’observe qu’il y a neuf chapitres, il en manque un pour arriver au compte des 'tables de la loi', et le quizz pour les fleurs de votre émission précédente aurait pu en constituer la dixième, celle de son amour pour la nature. »
Jean Veil, l'aîné insiste sur l'attachement viscéral de leur mère au Droit, à sa nécessité pour gouverner en démocratie : « Elle rentrait parfois exaspérée du Conseil des ministres, par ses collègues qui s’ils s’y connaissaient en finances, ne savaient rien du droit. »
Trente six personnalités ont contribué à ce monument, à la hauteur de celle pour laquelle il est érigé. Des juristes pour beaucoup, des politiques, des médecins, toutes/tous engagé.es dans la vie publique, 18 femmes, 18 hommes, parité respectée comme hommage ultime à celle qui a tant fait pour ses concitoyennes. Certains furent proches de Simone Veil, jusqu'au terme de sa vie, d'autres la croisèrent dans leur fonction, tous se trouvent à l'intersection de ses combats pour une humanité plus belle à vivre.
Très subjectivement, pour évoquer cet héritage de Simone Veil, nous avons choisi de nous entretenir avec deux contributeurs, Noëlle Lenoir et Jean-Paul Costa.
Noëlle Lenoir était encore une toute jeune juriste lorsque Simone Veil se tenait debout devant l'Assemblée nationale, puis le Sénat pour défendre la loi sur l'IVG, qui allait porter son nom et changer la vie des femmes en France. Un moment que nulle ne pouvait oublier. En 1992, elle intègre le Conseil constitutionnel, où elle siège avec Simone Veil trois ans durant. Plus tard, elle est ministre des Affaires européennes, dans le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, sous la présidence de Jacques Chirac. Et de sa famille emportée par la catastrophe de la Shoah, si elle parle peu, on en mesure la présence constante.
Jean-Paul Costa fut un Conseiller d'Etat très rigoureux avant de mettre son expertise au service du premier gouvernement de la présidence François Mitterrand comme directeur de cabinet d'Alain Savary, ministre socialiste de l'Éducation nationale de 1981 à 1984. En 1998, il devient l'un des 47 juges de la Cour européenne des droits de l'homme, l'année même où Simone Veil entre au Conseil Constitutionnel. Il est élu président de la Cour en 2006, deuxième français à occuper cette fonction après René Cassin, cet homme intègre, co-auteur, de la Déclaration universelle des droits de l'homme en 1948, dont il fut l'élève et le disciple. Il est aujourd'hui président de la Fondation René Cassin.
Noëlle Lenoir, Jean-Paul Costa, une femme, un homme, indissociables de la pensée de Simone Veil.
Entretien avec Noëlle Lenoir :
"La première fois que j’ai vu Simone Veil c’était quelques années avant son entrée au Conseil constitutionnel. C’était à l’Unesco où elle avait accepté de présider une séance du comité de bioéthique que je présidais alors. Elle m’avait enthousiasmée par sa présence.
Je suis d’une famille de juristes et je suis tombée dans le droit assez jeune, j’ai eu la chance d’accéder à de hautes instances juridictionnelles comme le Conseil d’Etat puis le Conseil constitutionnel. Elle a été au ministère de la Justice, moi aussi. le droit c’est aussi une façon d’organiser la société sur la base de valeurs, ce n’est pas seulement une boîte à outils pour que les gens puissent défendre leurs intérêts, c’est surtout comment bâtir une société, une approche qu’elle partageait, je crois. L’Europe - moi je suis née après la guerre, elle avant, elle en a beaucoup souffert, moi pas directement mais rétrospectivement, et nous étions toutes deux des Européennes convaincues, parce que le patriotisme passe aujourd’hui par l’Europe, qui a une valeur éthique, morale et culturelle.
Les femmes : au-delà de son action et de son entrée au Panthéon, j’ai trouvé une femme, et elles ne sont pas aussi nombreuses que l’on pense, qui voulait promouvoir la condition des femmes, non seulement en paroles, mais dans les faits. Et elle a aidé beaucoup de jeunes femmes, avec moi, elle a été extraordinaire. Elle était totalement bienveillante et voulait que les autres femmes aient la chance qu’elle avait eu dans sa carrière.
Et puis, s’agissant du génocide, je ne l’ai pas connu mais mes origines juives font que je suis très marquée par cela. Sa soeur qui fut une grande résistante était au camp Ravensbrück avec ma tante. Ces femmes là nous manquent, elles sont des témoins de ce qu’on a fait de plus abominable comme régime politique mais aussi de plus héroïque comme résistance à ces régimes. Et alors que l’Europe, comme d’autres continents, est prise par un grand vent de populisme et de montée des extrémismes, Simone Veil nous manque. Elle me manque."
"Au Conseil constitutionnel, nous échangions y compris en dehors des séances sur une vision modérée. Au Conseil constitutionnel, on ne peut pas être extrémiste, on doit y faire des arbitrages , et en règle générale, on n’est pas là, dans un contexte démocratique pour ficher en l’air le programme d’un gouvernement qui est concrétisé par des lois votées par la majorité. Elle a beaucoup rapporté de textes sociaux avec cette dimension équilibrée : d’un côté assez strict pour rééquilibrer les comptes de la sécurité sociale par exemple, et de l’autre, un très grand sens de l’équité, notamment pour les femmes seules, pour les enfants, et aussi pour les personnes âgées, donc quand même des choix politiques qui s’exprimaient dans sa façon de présenter les textes qu’elle rapportait.
C’est une antithèse du cynisme, elle regardait toujours le meilleur au milieu du pire. Quand Simone a été nommée au Conseil constitutionnel, on m’a fait comprendre que deux femmes de caractère, ça pourrait finir dans un pugilat. Ce qui ne s’est pas passé puisque nous nous sommes très bien entendues, avec une complicité forte. Elle avait une capacité d’indignation, voire de colère face à certains comportements ou face à l’inertie et impéritie du gouvernement, elle n’essayait pas de camoufler ses convictions, elle était très déterminée. Et c’est vrai qu’elle voyait le meilleur dans le pire. Moi je n’ai pas vécu ce qu’elle a vécu, elle a été déportée, elle en est revenue, elle a perdu sa famille en déportation et pourtant elle avait une vision très optimiste, je dirai même embellie de la capacité de la société française de résister à ses démons qu’on a connus et que j’espère nous ne connaîtrons pas à nouveau. J’ai eu avec elle des discussions où nous n’étions pas d’accord. Elle soutenait que l’administration et la majorité des Français pendant la guerre avaient soutenu les Juifs. Et moi, je n’ai toujours pas cette vision. Je pense que la société française est beaucoup plus fragile que cela, et qu’elle peut toujours basculer. Je suis beaucoup moins optimiste sur la solidité de la société française.
La principale leçon que j’ai retenue d’elle, c’est qu’il faut avoir le courage d’affirmer ses opinions et finalement ce n’est pas très coûteux. Elle a été mon modèle en ce sens, parce que quand elle n’était pas d’accord avec quelque chose, elle le disait sans arrière pensée politique. Un jour où la France avait invité un personnage politique qui n’était pas démocrate, elle avait refusé d’y aller alors qu’elle savait que personne ne le saurait.
Je pense à elle souvent, et curieusement je pense à elle comme à mes parents. Quand je vois des incivilités, des comportements humains de lâcheté, je me dis qu’elle a connu ça, que la vie c’est ainsi, et qu’il faut essayer de résister comme l’a fait par exemple lors de la campagne du référendum pour ou contre le traité européen, en 2005, où dérogeant aux règles habituelles de réserve du Conseil Constitutionnel, elle a demandé un congé pour pouvoir défendre ses convictions, on l’a critiquée pour cela, mais elle assumait ses choix et dans la vie, il faut faire des choix."
Entretien avec Jean-Paul Costa :
"J’ai été contacté par les éditeurs au titre de Président de la Cour européenne des droits de l’Homme, parce que l’idée était de faire des articles variés pour ce beau livre, dont une partie sur Simone Veil et les droits de l’Homme. Je n’ai pas rencontré Simone Veil très souvent, mon témoignage ne pouvait qu’être bref et partiel.
La première fois que je l’ai rencontrée, c’était il y a une vingtaine d’années, elle était alors au Conseil constitutionnel, et mon beau-père Yves Guéna qui en sera plus tard le président, y était aussi - c’est dans ce cadre amical et familial que j’ai fait sa connaissance. Elle m’a tout de suite impressionné. Ensuite, la deuxième fois, c’était à la Cour européenne des droits de l’Homme. Chaque année, à la Cour, on organise un concours de plaidoiries, le concours René Cassin, des plaidoiries francophones, mais ouvertes aux étudiants et enseignants de tous pays. Traditionnellement, le jury de la finale siège et délibère dans la salle d’audience de la Cour européenne des droits de l’Homme. Simone Veil présidait le jury, elle avait accepté sans réticence, je siégeais dans ce jury, et cela a été l’occasion de longuement parler ensemble. J’ai beaucoup admiré ce jour-là sa maestria et en même temps sa simplicité.
C’était une femme très compétente, dotée d’une très forte personnalité, et en même temps, elle était très simple et accessible. Je l’ai encore revue à Strasbourg, d’abord en 2004 à l’occasion du bicentenaire du Code civil français, et au titre de magistrate et d’ancienne ministre, Simone Veil avait été chargée de présider le comité chargé de la commémoration. Il y a eu un grand colloque au Conseil de l’Europe à Strasbourg, co présidé par les ministres allemand et français de la Justice, en symbole de la réconciliation franco-allemande. Simone Veil y avait été impressionnante par sa clarté, la vigueur de sa pensée. Et puis, lors d’une « académie des marches de l’Est », un hommage lui avait été rendu. L’académie remettait chaque année un prix à un.e grand.e européen.ne et cette année là, c’était Simone Veil la lauréate, en tant qu’ancienne et première présidente, élue, du Parlement européen. J’étais chargé de prononcer son éloge. Ces rencontres fussent-elles brèves m’avaient donné la possibilité de rencontrer, au delà du personnage très célèbre, de la rescapée d’Auschwitz, un être humain en chair et en os qui était une forte personnalité.
Au cours de cette dernière rencontre, on lui a demandé qui étaient les personnages qui, sur le plan européen l’avaient le plus marquée et elle a cité deux Français, Robert Schuman et Jean Monnet parce qu’ils avaient posé les jalons de la paix en Europe après les atrocités et désastres de la Seconde guerre mondiale. Ils n’étaient pas de sa génération, ils étaient beaucoup plus âgés, qu’elle avait probablement à peine connus mais qui lui avaient transmis le message qu’ils portaient tous les deux.
Les hasards de la vie auraient pu certainement la conduire à être candidate à la fonction de juge à la Cour européenne des Droits de l’Homme. Simone Veil était une grande Européenne, une Européenne convaincue, d’autant plus qu’elle avait survécu aux camps d’extermination nazis. Elle était fondamentalement en faveur des droits de l’Homme et elle était juriste. Elle avait été magistrate, ce qu’on a parfois tendance à oublier. Elle a été ministre de la Santé, elle a porté la loi Veil, mais elle aurait très bien pu être garde des Sceaux. Le droit, l’Europe, les droits de l’Homme, de l’être humain, Homme voulant dire l’homme et la femme, Simone Veil avait sa place dans le Panthéon européen et maintenant au Panthéon national."
"Quand je faisais mes études de droit, elle était peu connue, et comme beaucoup de gens j’ai entendu parler de Simone Veil quand elle a défendu la loi sur l’IVG, l’interruption volontaire de grossesse, début 1975. Elle a été très médiatisée, la loi a été extrêmement importante. C’était une loi paradoxale, parce que progressiste sous un président de droite (Valéry Giscard d’Estaing, ndlr) avec un Premier ministre de droite (Jacques Chirac, ndlr). Elle a alors fait l’admiration de tout le monde par son courage, elle a défendu la cause des femmes, la liberté des femmes pour leur libre choix, contre des attaques et des calomnies insultantes. J’étais révolté par tout ce qu’on pouvait dire contre elle. Je n’étais pourtant pas du même bord qu’elle, j’étais plus à gauche.
En ce mois de décembre 2018, le 10, c’est le 70ème anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et que l’on rend hommage à René Cassin, l’un de ses rédacteurs, dont les cendres sont aussi au Panthéon. Simone Veil reste pourtant beaucoup plus connue que René Cassin (mort en 1976). Aujourd’hui, notre pays semble totalement déboussolé, en mal de dignité et de reconnaissance. Je pense que Simone Veil, même si ce n’est pas bien de faire parler les morts, auraient certainement de la considération pour ces revendications."