Tantôt qualifiée de "Jeanne d'Arc" libanaise, tantôt de "terroriste", Soha Bechara, en 1988, tentait d'assassiner le Libanais Antoine Lahad, chef de la milice pro-israélienne Armée du Sud-Liban (ALS), après s'être infiltrée dans son entourage. Un acte qui lui a valu plusieurs années d'emprisonnement sans procès. Or cette jeune femme n'était pas une exception durant la
guerre civile libanaise (1975-1990), un conflit global et violent qui dépassait les frontières entre les sexes. Aujourd'hui, c'est un
phénomène semblable qui fait la une au
Nigeria, en
Tchétchénie, en Palestine ou encore au sein du mouvement indépendantiste kurde (
PKK) en Turquie où des femmes commettent des "opérations-suicides" pour des causes nationalistes ou religieuses.
En 1975, le Liban est un jeune pays balloté entre plusieurs conflits, à commencer par la guerre israélo-palestinienne. Des centaines de milliers de Palestiniens se réfugient au Liban, voisin d'Israël. Apparaissent alors des organisations paramilitaires, comme l'Organisation de Libération de la Palestine (OLP, dirigée par Yasser Arafat), qui lancent des opérations contre Israël à partir du territoire libanais. En représailles, Israël occupe le Liban.
A la même époque, la Syrie exprime sa convoitise pour le pays des Cèdres. Baassiste et panarabiste, Hafez el-Assa "rêve" d'annexer le Liban pour créer une Grande Syrie qui engloberait d'autres pays arabes comme la Jordanie et la Palestine. La souveraineté du Liban est affectée et le pays est fragilisé de l'intérieur. Les Libanais sont tiraillés. Les uns, communistes, sont attachés à l'identité arabe et à la cause palestinienne ; les autres, nationalistes, préfèrent l'identité purement libanaise. Le cocktail finit par exploser en 1975. La guerre civile sera longue. Quinze années de conflit éventrent le pays et marquent l'esprit d'une nouvelle génération d'hommes, et surtout de femmes. Dans cette société pourtant patriarcale, jeunes filles et
mères de familles s'impliquent dans le conflit.
C'est ce phénomène que relate Soha Bechara dans son dernier livre, La Fenêtre (Ed. Elyzad), co-écrit avec la journaliste Cosette Ibrahim, ancienne prisonnière pendant le conflit. Au fil de souvenirs épars, elle raconte la vie quotidienne dans la section réservée aux femmes de la prison secrète de Khiam, tenue par des milices pro-israéliennes dans le Sud-Liban. Qualifiée de "camp de concentration" pour les Libanais, elle est le théâtre de tortures sur les hommes et les femmes impliqués dans la résistance. Revenant sur cette période de sa vie, Soha Bechara, aujourd'hui 47 ans, aborde aussi un pan oublié de l'histoire du Liban : l'engagement des femmes dans la résistance armée ou civile durant cette guerre intestine. Témoignage.
“Les femmes avaient un rôle très important, parce qu'on ne les soupçonnait pas“
Votre ouvrage montre un engagement fort des femmes dans la guerre civile libanaise (1978-1990). Vous évoquez d'ailleurs votre cousine, morte en "martyr" en combattant l'armée israélienne. Peut-on parler d'un engagement massif des femmes dans cette guerre ?
Massif, je n'irais pas jusque-là. Il y avait deux niveaux dans cette guerre : la résistance contre l'occupation israélienne et la guerre civile. Durant la guerre civile, la femme était présente, comme dans toutes les guerres, même si elle n'était pas en première ligne sur les fronts. La résistance de la droite chrétienne et de la gauche favorisait cette présence des femmes dans la guerre civile, mais aussi dans les milices de droite ou de gauche.
D'un côté, la gauche, c'est-à-dire des partis communistes, socialistes ou nationalistes, ne faisait pas de différence entre la femme et l'homme. Pour eux, la femme était tout aussi porteuse que l'homme des causes de libération, démocratisation, défense de la justice sociale. Quant à la droite chrétienne, elle n'avait pas de problème avec les femmes au front. Mais la société patriarcale libanaise, elle, bridait leur présence dans la guerre civile ou dans la résistance. La femme pouvait sortir travailler, mais ce n'était pas à elle de passer la nuit à l'extérieur du foyer. La gauche, comme la droite, se heurtait à la réalité sociale dans laquelle on vivait au Liban.
Comment se traduisait l'engagement des femmes durant la guerre civile ?
Il y avait un engagement de toute une génération où les filles adultes pouvaient sortir de la protection de l'aile familiale. Elles pouvaient s'engager directement dans les partis politiques avec leur famille, et encourageaient même leurs amis à aller sur les fronts, au-delà de la défense civile. Mes parents, eux, étaient contre la prise d'arme. C'était leur éthique pendant la guerre civile. Du coup, nous, les femmes, étions dans la défense civile, qui se traduisait par une aide auprès de la population, des blessés et des réfugiés, pour qui nous faisions du recensement. Nous apportions aussi une aide alimentaire et humanitaire aux personnes ayant perdu leur maison.
Par contre, dans la résistance armée, le nombre d'hommes engagés était plus important. En effet, les conditions dans lesquelles était menée la résistance compliquaient l'entrée des femmes dans la rébellion. Quand il s'agissait de résistance armée, elles faisaient de l'observation, par exemple. Il n'était pas facile pour une fille de s'absenter plusieurs fois de chez elle. Les hommes, eux, pouvaient s'éclipser de la maison familiale sans problème, même si leurs parents n'étaient pas au courant de leur engagement. Ils pouvaient dire : "Je vais au parti, on a de l'entraînement". Les filles devaient dire : "Je vais chez une amie, passer une semaine". On ne présentait pas les mêmes prétextes pour sortir.
C'était mon cas. Mes parents n'étaient pas au courant de mon engagement au sein du parti communiste et de la résistance. A chaque fois que j'allais mener des opérations ou des observations, je disais : "Je vais chez ma tante, je vais dans le Sud, car j'ai trouvé un travail qui m'intéresse beaucoup". Je trouvais toujours des excuses pour camoufler mon engagement et ma résistance, pas seulement à ma famille, mais aussi à mes collaborateurs ou aux gens qui m'entouraient.
Cet engagement des femmes était-il encouragé dans les factions libanaises ou s'agissait-il d'initiatives personnelles ?
Tout dépendait des opérations. Au parti communiste, le "Front de la résistance nationale libanaise", l'engagement des femmes a surtout été encouragé dans les opérations contre la présence israélienne. La présence d'une femme aidait beaucoup à passer les barrages. Les femmes avaient un rôle aussi très important pour les observations parce que, par rapport aux hommes, on ne les soupçonnait pas. A mon avis, cela explique pourquoi l'une des premières opérations kamikaze contre l'occupation israélienne a été menée par une femme, Sanaa Mouhaydli (Libanaise de 16 ans qui s'est faite explosée à Jezzine en 1985, ndlr). Dans les partis communistes, tels que le Front de la résistance nationale libanaise ou le parti nationaliste Organisation d'action communiste (OACL, mouvance marxiste et nationaliste arabe, ndlr), beaucoup de femmes sont mortes.
Le Front de la résistance nationale libanaise, pour lequel j'étais engagée, était bien organisé. Nous avions des objectifs, dont l'assassinat du chef milicien Antoine Lahad et l'attaque des patrouilles israéliennes présentes dans la région. Je me suis retrouvée au milieu de ces importantes cibles. Si j'ai un revolver, me disais-je, je passe à l'action. Les membres du parti voulaient faire intervenir quelqu'un d'autre à ma place. Moi, j'ai refusé et j'ai continué à mener à bien cette opération.
Du côté des partis musulmans engagés dans la résistance, comme Amal ou, après, le Hezbollah, il y avait plutôt des mouvements populaires menés par des mères et des soeurs dans les villages envahis par les Israéliens. On les appelait les "jeteuses d'huile" : elles s'organisaient pour faire bouillir de l'huile et la jeter sur les tanks israéliens qui entraient dans leur village.
Quelle a été l'importance des femmes dans la résistance ?
Sans les femmes, la résistance n'aurait jamais pu gagner la guerre contre l'occupation israélienne. On ne peut pas mener une résistance sur un seul front. Or le front militaire était beaucoup moins important que toutes les autres formes de résistance. Une résistance civile s'était développée en amont, qui se traduisait par des prises de positions comme : "Je n'accepte pas de collaborer avec les israéliens" ou "Je refuse de travailler en Israël", alors que la région était occupée depuis 1978. A partir de 1982, femmes et hommes ont commencé à assumer leur refus contre l'occupation israélienne. Les civils essayaient d'accueillir et de protéger les résistants. C'était un ensemble qu'on ne pouvait pas dissocier. C'est cette résistance civile, à côté de la résistance armée, qui nous a menés à la victoire en 2000.
Vous avez déclaré que vous refusiez de faire du terrorisme touchant des civils. Est-ce une caractéristique des femmes ?
Le but n'était pas le terrorisme. Il y a une différence entre la résistance et le terrorisme. La résistance regroupe des factions, des groupes qui militent pour protéger leur identité et libérer leur territoire. Le terroriste est quelqu'un qui prend pour cible n'importe qui, pour une raison personnelle ou au nom d'un groupe de pensée hors du contexte national. Dans le Front, nous nous sommes jamais battus à ce niveau-là. Il s'agissait d'une résistance menée contre cette armée étrangère qui occupait le Liban depuis 1978. S'en prendre aux civils ou pas, ce n'est pas une question de femmes ou d'hommes.
Depuis quelques mois, les femmes jihadistes impliquées en Syrie font régulièrement la Une de l'actualité. Est-ce une prolongation de ce phénomène d'engagement des femmes dans les conflits armés au Moyen-Orient ou une rupture ?
Cela n'a rien à voir. Je suis née et j'ai grandi au Liban, où j'ai milité pour la libération de mon pays. Aujourd'hui, ces femmes ont grandi en France ou en Angleterre, où elles ont développé un certain ressentiment envers l'Occident. Je ne sais pas comment cela est venu, soit d'une lecture personnelle de l'islam, soit d'un phénomène de groupe. Qu'est-ce que ces gens veulent faire régner là-bas ? Si c'est l'islam, cette religion n'appelle en aucun cas les femmes à devenir jihadistes. D'ailleurs, chez nous, dans les partis les plus islamistes, les femmes ont participé à la résistance civile, mais pas à la résistance armée. Moi, j'évite toute comparaison.
Est-ce que cela représente une libération pour ces femmes ? Je ne sais pas, d'autant plus qu'elles ne viennent pas, par exemple, d'Afghanistan. Elles sont venues d'Europe, de pays où elle pouvaient étudier, apprendre à lire et à écrire. Elles ont cru retrouver cet islam dont elles ont peut-être été privées dans les pays occidentaux. Aujourd'hui, nous nous trouvons face à une autre réalité. Ces femmes sont parties dans un pays qui n'est pas le leur. Or personne ne peut libérer un autre peuple que le sien.