"Soleils Atikamekw" : la quête de justice de Chloé Leriche

Dans Soleils Atikamekw, la réalisatrice québécoise Chloé Leriche met en lumière un fait divers jamais élucidé. Cinq jeunes autochtones sont retrouvés morts dans une camionnette dans le nord du Canada. Il faudra attendre 40 ans pour qu'une enquête soit ouverte. La police concluera à un accident. Rencontre à l'occasion du 46e Festival international de films de femmes de Créteil.

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Soleils atikamekw

Le deuxième long métrage de la réalisatrice québécoise Chloé Leriche remonte le fil d'un drame non élucidé : en 1977, une camionnette tombe dans une rivière, au nord de Saint-Michel-des-Saints et de Manawan.

Capture d'écran / Soleils atikamekw de Chloé Leriche
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Le 26 juin 1977, une camionnette transportant sept personnes échoue dans la rivière du Milieu, au nord de St-Michel-des-Saints. Deux Québécois non autochtones s’en tirent, mais cinq Atikamekw de la communauté de Manawan perdent la vie. La police conclut à un accident, mais pour les familles des victimes, des questions demeurent sans réponse.

Le film a remporté le prix Gilles-Carle du meilleur premier ou deuxième long métrage de fiction. Présentée par Crave, cette récompense est accompagnée d’une bourse de 10 000 $ canadiens. Il sortira sur les écrans canadiens le 5 avril 2024. Il était au programme du 46e Festival international de films de femmes de Créteil. 

Chloé Leriche est scénariste, réalisatrice, monteuse et productrice. Cette autodidacte a réalisé, monté et produit plusieurs films et vidéos depuis 2001. Elle collabore au projet Wapikoni mobile en tant que formatrice cinéaste afin d’encourager les jeunes des Premières Nations à s’exprimer par le biais de films documentaires. Avant les rues, réalisé en impliquant les forces vives des trois communautés atikamekw, est présenté à la Berlinale en 2016. Soleils Atikamekw est son deuxième film.

Lise-Yolande Awashish, actrice, est atikamekw, l'une des 11 Premières Nations du Canada. Elle interprète Lucie, une Atikamekw ayant perdu un fils dans la tragédie du 25 juin 1977. Originaire d’Obedjiwan, au nord de Manawan, l'actrice n’avait jamais entendu parler de ce drame avant de se joindre au tournage.

Entretien avec Chloé Leriche et Lise-Yolande Awashish

Terriennes : comment avez-vous connu cette histoire ? 

Chloé Leriche : dès le tournage de mon premier long métrage, Avant les rues, on m'a tout de suite parlé dans la communauté Atikamekw de cet événement qui s'était produit en 1977 : cinq personnes, cinq jeunes - trois garçons et deux filles - morts dans des circonstances tragiques. On parlait beaucoup, à ce moment-là, des femmes autochtones disparues et assassinées. Une enquête nationale a été lancée en 2015. C'est là qu'on a voulu parler de cette histoire tragique. 

Lise-Yolande Awashish : moi, je n'ai pas entendu parler de cet événement en 1977. C'est seulement lorsque j'ai appris que Chloé cherchait des acteurs et actrices que je m'y suis intéressée, et ça m'a beaucoup interpellée.

Comment expliquer que cette histoire ait été occultée ? 

Chloé Leriche : on ne sait pas exactement ce qu'il s'est produit, car il n'y a pas eu vraiment d'enquête au moment du drame. Il a fallu près de quarante ans pour que la police accepte d'enquêter, en 2016 - et encore, de façon très sommaire. De toutes les preuves qui auraient pu être recueillies à l'époque, aucune n'est restée. Il n'y avait qu'un témoignage. Mais tout ça a été occulté. La justice n'a pas fait son travail. Alors les familles sont venues vers moi pour me demander de travailler sur ce sujet-là. Pour un peu honorer la mémoire des cinq disparus et essayer de leur rendre justice. 

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Comment s'est passé le tournage ? 

C'est un travail qui a été fait en collaboration avec les familles des victimes, puis avec la communauté. Cela a été très difficile pendant le tournage, parce que c'était tabou, en raison de l'absence d'enquête en 1977. Les deux seules personnes qui étaient potentiellement suspectes ont été traitées comme des témoins et ont mis dix heures avant d'aller voir la police. On ne les a même pas isolées pour rapporter leurs témoignages. Rien n'a été fait. 

C'est un film qui a été difficile à faire, mais qui a donné un écho à cette histoire et permet de redonner un peu la parole aux familles des victimes. Chloé Deriche

Les proches des victimes n'en avaient pas encore parlé ouvertement au sein de leur famille. Et puis, au moment de la présentation du film, en octobre 2023, on a senti combien l'émotion était présente, parce qu'ils apprenaient des choses qu'ils ignoraient. L'enquête en fait, c'est moi qu'il l'ait faite. C'est un film qui a été difficile à faire mais qui a donné un écho à cette histoire et permet de redonner un peu la parole aux familles des victimes. 

Faire un film avec des faits vécus, c'est difficile. Au niveau légal, parce qu'il n'y a pas eu d'enquête, ni d'accusations, je ne peux pas condamner qui que ce soit. Je ne peux pas dire avec assurance qu'il y a eu meurtre, car je n'en ai aucune idée. 

Lise-Yolande Awashish : moi j'interprète Lucie, qui est la mère d'un des garçons. Lors du tournage, elle est venue sur le plateau. On a parlé, et ce qu'elle m'a partagé, c'est qu'elle voulait connaitre au moins ce qui s'est passé à la mort de son fils. Elle m'a dit qu'elle voulait connaitre la vérité avant de quitter ce monde, pour son fils mais aussi pour les autres victimes. 

Ce film intervient dans un contexte bien particulier au Canada...

Chloé Leriche : au Canada la situation est vraiment complexe concernant les communautés autochtones. Il faut savoir que le dernier pensionnat a été fermé en 1996. Ensuite, on a eu l'impression que ça allait un petit mieux, mais il y a toujours des problèmes de racisme au sein des services publics canadiens. 

Lise-Yolande Awashish :  moi-même, j'ai été envoyée dans un de ces pensionnats. Plus tard, comme nous n'étions plus assez nombreux dans ces grands bâtiments, on nous a placés dans des familles d'accueil. 

Chloé Leriche : aujourd'hui encore, en 2024, il y a un gros travail à faire. Mon film parle d'un événement qui s'est produit en 1977, mais c'est encore d'actualité. Tous les Canadiens ne sont pas traités de la même façon. 

On me demande parfois d'où je viens, on me dit "retourne d'où tu viens". Et moi je réponds : "vous savez qui je suis, moi, je suis une des Premières Nations du Canada, je suis dans mon pays ! Lise-Yolande Awashish

Pensez-vous que ce film peut jouer un rôle dans le processus de réconciliation ? 

Chloé Leriche : ce qui est intéressant avec ce film, c'est qu'on parle de racisme systémique, mais on en parle avec le coeur. Tous ceux qui pourront le voir vont pouvoir comprendre ce que c'est que d'être autochtone. 

Lise-Yolande Awashish : ils pourront comprendre ce que l'on vit en tant qu'autochtone. Le racisme ne date pas d'hier. Il est encore présent en 2024. Comme j'habite à Montréal, effectivement, quand je vais dans des magasins, on me demande parfois d'où je viens, on me dit "retourne d'où tu viens". Et moi je réponds : "vous savez qui je suis, moi, je suis une des Premières nations du Canada, je suis dans mon pays !"

J'ai été battue par des policiers qui pensaient que j'étais autochtone, et qui m'ont traitée de "squaw". J'ai donc vécu ce racisme-là très jeune. C'est sans doute ce qui m'a incitée à raconter cette histoire. Chloé Leriche

Chloé Leriche : moi, comme beaucoup de Canadiens, j'ai des origines autochtones lointaines. Quand j'étais jeune, j'ai été battue par des policiers qui pensaient que j'étais autochtone, et qui m'ont traitée de "squaw". J'ai donc vécu ce racisme-là très jeune. C'est sans doute ce qui m'a incitée à raconter cette histoire. C'est un racisme assez ordinaire, que le film montre bien, dans les petits détails. Dans les restaurants, par exemple, on vous sert dans un verre en papier en vous faisant signe de partir avec. 

Chloé Leriche : ce qui est important, c'est que ce film donne la parole à des gens qui n'en avaient pas. C'est une des premières fois que la communauté de Manawan peut dire haut et fort que ça suffit. C'est tout un travail qu'on a fait ensemble. On veut montrer ce film dans les services publics. On a envie que les gens de la police, dans les hôpitaux puissent le voir. On fait beaucoup de présentations avec des discussions où l'on va aborder ces questions-là. 

On espère vraiment qu'on va délier des langues, et que les coeurs vont être grand ouverts. Et si quelqu'un sait quelque chose, on va pouvoir apporter cette information aux familles des victimes. Le but du film, au-delà de la dénonciation, c'est de créer des ponts, d'avancer un peu !

Affiche Soleils Atikamekw

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