Sommet de l'OIF à Erevan : vers une francophonie féministe, vraiment ?

Un président français qui lance depuis la tribune un appel à une "francophonie féministe !" Du jamais vu de mémoire de francophone. La scène se déroule à Erevan, le 11 octobre 2018, en pleine cérémonie d'ouverture du XVIIème sommet de la Francophonie. Voeu pieux ou phénomène de mode ? Réactions sur place.
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francophonie feministe benevoles
(c)IM
A Erevan, des dizaines de bénévoles francophones arménien.ne.s ont été recruté.e.s par l'organisation du sommet, en très grande majorité des jeunes femmes. Explication : les jeunes filles sont bien plus nombreuses que les garçons à apprendre le français en Arménie. (ici à l'entrée de la conférence au Centre des Congrès de la capitale arménienne, le 11 octobre 2018)
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photo première conf de presse jean/mushi
©IM
Le passage de relais entre les deux premières femmes secrétaires générales de l'OIF de l'histoire de l'organisation, à gauche, la sortante Michaëlle Jean, à droite Louise Mushikiwabo, la nouvelle élue, le 12 octobre 2018, Erevan (Arménie).
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"La Francophonie doit être féministe ! L'Afrique doit être féministe !" Que se cache-t-il derrière cette envolée lyrique d'Emmanuel Macron, chef de l'Etat français, lancée depuis la tribune du XVIIème sommet de la Francophonie, qui se tenait à la mi-octobre 2018 à Erevan, en Arménie.  Ce même président, il est vrai, a fait de l'égalité femmes-hommes cause nationale de son mandat. Mais à ce moment précis, les réactions dans la salle de conférence du Palais des Congrès de la capitale arménienne paraissent un peu moins enthousiastes que le ton emphatique d'Emmanuel Macron. Quelques applaudissements timides, des sourires ... Nous attribuerons cela à de la réserve, ou bien à l'effet de surprise.
Certain.e.s y verront sans doute un des nombreux effets bénéfiques du tsunami #MeToo. Aujourd'hui, sur la scène politique comme ailleurs, le féminisme fait parler de lui, il fait bon parler de féminisme et se revendiquer féministe semble faire désormais partie du politiquement correct... Un phénomène de mode qui suscite des réserves, sur les réseaux sociaux, on voit passer des messages dénonçant une "totémisation" du féminisme, à strictes fins politiques. Concernant les droit des femmes, si le ciel semble s'éclaircir par endroits, les nuages persistent, au sud comme au nord de la Francophonie.

Le féminisme à la mode chez les politiques

Une femme dirige l'OIF, Louise Mushikiwabo succédant à Michaëlle Jean, c'est bien, voilà un plafond de verre probablement définitivement percé, mais derrière la fonction et ce qu'elle représente, au-delà du symbole, concrètement une Francophonie féministe, ça veut dire quoi ? Terriennes a posé la question dans les coulisses du sommet d'Erevan.

"Le féminisme est à la mode, encore faut-il qu'il ne devienne pas un alibi ! - nous répond Colette Braeckman, notre consoeur belge du quotidien Le Soir -et sur ce plan là, Louise Mushikiwabo, elle, je peux vous le garantir, ne sera pas un alibi du féminisme, car c'est une vraie femme d'Etat, qui depuis dix ans est ministre des Affaires étrangères du Rwanda, et qui n'est pas du tout du genre colifichet que l'on brandit".  
Attention au phénomène de mode, reprend pour sa part notre confrère du quotidien Québécois le Devoir Christian Rioux, "aujourd'hui tous les dirigeants politiques disent qu'ils sont féministes. Justin Trudeau raconte à travers le monde qu'il est féministe, pro-LGBT, et souvent on se demande si cela est suivi d'effets concrets, de gestes précis". 
"Ça fait bien pour eux de se dire féministes. Quant aux actes qui le prouvent...", réagit sur Twitter le site d'information féministe @sitesisyphe. Quelques actes le prouvent justement. Lors de sa conférence de presse donnée à l'issue du sommet d'Erevan, le Premier ministre canadien Justin Trudeau a annoncé une importante enveloppe financière destinée, entre autres, aux femmes victimes de violences sexuelles dans plusieurs pays d'Afrique.

Le Québec de son côté a su prendre la vague "féministe", comme le prouvent les récentes élections de septembre 2018, plusieurs partis politiques avaient présenté autant de candidates, voire parfois plus, que de candidats. Une première dans l'histoire politique québécoise dont se félicite le nouveau premier ministre François Legault. "Il y a encore beaucoup de travail à faire, il faut sans doute être un peu plus exigeant vis à vis des pays de la francophonie", nous dit-il. Ajoutant que lui même en tant que chef de gouvernement, il s'engageait à former un cabinet strictement paritaire. Promesse tenue la semaine suivante.

L' Afrique pionnière ?

Et l'Afrique, majoritairement présente au sein de l'OIF, comment se positionne-t-elle sur la planète féministe ? Pour le ministre sénégalais des Affaires étrangères Sidiki Kaba, son pays n'a pas attendu la mode pour mettre les femmes au devant de la scène politique. "A l'Assemblée nationale, il y a quasiment la parité et il y a parité intégrale pour les élections, ce qui est rare à travers le monde, même en France !  Il y a eu des progrès importants pour améliorer la place des femmes dans la vie politique, économique et sociale dans notre pays. Pourquoi ? Parce qu'au Sénégal, on estime que le développement doit se faire avec les deux membres de la société, l'homme et la femme".  "Ce n'est pas exceptionnel au Sénégal, les hommes et les femmes participent au débat politique, d'ailleurs il y a déjà eu deux femmes Premières ministres, Mame Madior Boye en 2001 et Aminata Touré en 2013", a tenu à ajouter le chef de la diplomatie sénégalaise.

Des femmes Premières ministres oui, mais à quand une femme présidente ? Les cheffes de l'Etat se font rares en "francophonie", en fait une seule a accédé à la plus haute marche du podium parmi les pays membres de l'OIF, il s'agit d'Ameenah Gurib-Fakim, première femme élue à la présidence de l’archipel de Mascareignes, dont l'île Maurice. On recense quatre femmes présidentes parmi les pays observateurs de l'instance francophone : Kolinda Grabar-Kitarović, présidente de Croatie depuis février 2015, Kersti Kaljulaid, présidente de la République d’Estonie depuis 2016, Dalia Grybauskaitė, présidente de la République de la Lituanie depuis 2009, et Marie-Louise Coleiro Preca présidente de Malte depuis avril 2014. (Malte est devenu membre observateur de l'OIF en 2018, ndlr). 

A retrouver dans Terriennes, le portrait deAmmeenah Gurib-Fakim : 
#ellessimposent : Ameenah Gurib-Fakim, présidente de Maurice... et de la biodiversité

Et à Madagascar ? La question est posée à l'actuel président par intérim malgache, Rivo Rakotovao que nous abordons à la sortie d'une salle de presse. "Il y a des candidates, alors c'est la volonté du peuple, qu'il s'agisse d'une femme ou d'un homme !" nous confie-t-il, avec un large sourire.

Une francophonie féministe, entre mode, utopie ou réalité ... Laissons le dernier mot à une femme, Lalla Aïssa Issoufou. Médecin spécialisée en maladies tropicales, mariée au président nigérien Mahamadou Issoufou, dont elle est la seconde épouse, et mère de trois enfants, elle est la marraine de plusieurs associations agissant dans le domaine de la santé. "Eduquez une petite-fille et vous éduquez toute une nation" nous lance-t-elle, citant un proverbe africain. Et comme le dit ce commentaire sur Twitter, ça marche aussi pour les garçons... 

Les femmes premières victimes des crises, un cas concret de mise en pratique d'une francophonie féministe 

Pramila Patten
Pramila Patten, représentante spéciale de l'ONU sur les violences sexuelles dans les conflits.
(c)AndyKropa/Invision/AP

Au delà d'une francophonie féministe, lutter contre l'impunité... Entretien avec Pramila Patten, Représentante spéciale des Nations Unies au sujet des violences sexuelles dans les conflits.

Où se situent les victimes dans cet environnement où l'on parle de féminisme ?
Pramila Patten

Terriennes : Comment réagissez-vous lorsqu'on parle de francophonie féministe ?
Pramila Patten : Cela fait un an que j'occupe ces fonctions. Et malheureusement le constat que je fais sur le terrain demeure préoccupant. La question que je me pose, sachant que la francophonie s'est déja engagée "activement" entre guillemets sur le thème de l'égalité femmes-hommes, quels progrès ont été aboutis? Et là je pense aux pays francophones africains qui sont mes pays prioritaires, comme la RDC, la République Centrafricaine, le Mali. Parfois, je m'interroge sur toute cette volonté politique que j'entends à travers ces discours. Une de mes stratégies, c'est d'avoir une politique axée sur les victimes. La résolution 18-88 qui a été adoptée au début de mon mandat, fait suite à la résolution 18-20 sur les violences sexuelles comme arme de guerre. Et la question que je me pose c'est 'où se situent les victimes dans cet environnement où l'on parle de féminisme' ?

Dans la pratique j'ai l'impression que les viols de masse riment toujours avec une impunité de masse
Pramila Patten

On a fait des progrès dans le cadre normatif, les violences sexuelles liées aux conflits sont bel et bien inscrites dans l'agenda international mais dans la pratique j'ai l'impression que les viols de masse riment toujours avec une impunité de masse.

T : Cette impunité, c'est le premier combat selon vous aujourd'hui ?
PP : Oui tout à fait. Pour moi, le combat contre les violences sexuelles liées aux conflits, c'est un combat contre l'impunité. C'est vrai que j'ai un mandat qui me demande d'être la voix stratégique et cohérente sur la question, mais je pense qu'on a dépassé ce niveau, la question est désormais inscrite sur l'agenda au plus niveau, il est temps de passer à l'action. On doit combattre l'impunité dans toute sa vigueur.

T: Par quels moyens ?
PP : Justement à Erevan, j'ai signé avec l'OIF un accord cadre de coopération, avec trois axes principaux. Il est tout d'abord question de prévention, de lutte contre l'impunité, de dissuasion et aussi des moyens de s'attaquer aux causes profondes, c'est à dire l'inégalité des sexes, les discriminations à l'égard des femmes et des filles, la pauvreté en tant que facteurs invisibles des violences sexuelles dans les conflits. Je compte me rendre à Paris très vite avec mon équipe d'experts pour collaborer avec l'OIF sur cette question.
Aujourd'hui, je pense que l'on considère que les violences sexuelles sont une menace légitime pour la sécurité et la paix durable qui exige une sécurité opérationnelle aussi bien qu'une réponse juridique. Cela nécessite aussi d'assurer des services multi-dimensionnels pour les survivantes de ces violences et le prix Nobel accordé à Denis Mukwege et Nadia Murad, c'est aussi une reconnaissance des violences sexuelles comme tactiques de guerre mais également en tant que tactiques de terrorisme comme cela a été le cas en Irak et en Syrie.
Concernant le cadre législatif, on pourrait aussi travailler dans les pays francophones apporter une assistance, je suis avocate de formation, et je constate qu'il y a beaucoup de lacunes dans ce domaine, ne serait-ce que sur les définitions de violences sexuelles, il y a aussi du travail concernant la protection des victimes et des témoins, car si l'on veut que les cas soient rapportés, il faut renforcer ces systèmes, à un moment où ces violences sexuelles continuent d'être perpétrées dans les guerres ou dans les actes terroristes, il nous faut mettre le paquet sur l'outil juridique afin de combattre l'impunité.

A retrouver sur ces sujets dans Terriennes : 
Prix Nobel de la paix : le docteur Denis Mukwege et l'ex-esclave sexuelle yazidie Nadia Murad récompensés
Journée internationale des filles : les adolescentes, premières victimes des crises humanitaires