Fil d'Ariane
Dans Sous nos yeux, Iris Brey et Mirion Malle passent au crible féministe le torrent d'images qui, de films en séries, forgent les représentations, l'imaginaire et les désirs des adolescents. Parce que changer de regard est une première étape pour changer le monde, l'autrice veut armer les jeunes face aux stéréotypes de genre à l'écran.
"A quoi servent les femmes dans les films ?", "Le viol dans Games of Thrones", "L'orgasme féminin, le grand absent"... Sous nos yeux, un volume signé Iris Brey et illustré par Mirion Malle, aborde des sujets qui concernent au quotidien des millions d'adolescents. Tous ceux qui, d'autant plus qu'ils sont confinés pour cause de crise sanitaire, s'abreuvent, parfois plusieurs heures par jour, de films et de séries, mais aussi de jeux vidéo, voire de videos porno. Qui les produit ? Comment ? Pour qui ? Pour quoi ?
Iris Brey et Mirion Malle décryptent la nature des images qui forgent le regard des jeunes, ainsi que leurs effets. En déconstruisant les mécanismes du "regard masculin", elles veulent expliquer le "regard féminin" aux ados et leur donner des clés pour changer de point de vue.
Dans la trilogie des premiers Star Wars, outre la princesse Leia, tous les personnages féminins réunis parlent 63 secondes... sur 386 minutes.
Iris Brey, spécialiste du "regard féminin" dans le 7e art
"Je m'adresse à une génération qui est beaucoup plus sensible aux questions de sexisme. Je voulais qu'ils aient des statistiques, des chiffres pour comprendre", explique Iris Brey. Spécialiste du "regard féminin" dans le 7e art, l'autrice écrit cette fois pour le jeune public - et, pourquoi pas, leurs parents. Dans un langage plus accessible, elle présente les arguments déjà développés dans un premier ouvrage Le regard féminin, une révolution à l'écran, où elle théorisait le regard féminin (female gaze) en questionnant la façon dont les femmes sont filmées au cinéma ou dans les séries. Invitée du Festival Oh Les Beaux Jours ! en 2020, Iris Brey parle de ce livre :
Le constat d'Iris Brey au fil de ses recherches ? Sans que nous en soyons forcément conscients, films et séries que nous regardons sont empreints d'une vision masculine et patriarcale. Au fil des pages de Sous nos yeux, les ados apprendront que "dans la trilogie des premiers Star Wars", outre la princesse Leia, "tous les personnages féminins réunis parlent 63 secondes"... sur 386 minutes ! Scénario, mouvements de caméra... L'autrice multiplie les clés d'analyse à grand renfort d'exemples récents comme la série Pen15, saluée pour sa façon de mettre en scène "le ressenti des héroïnes".
"Adolescente, je ne me rendais pas compte à quel point j'étais nourrie et façonnée d'images extrêmement 'hétéronormatives' (qui suivent les codes sexuels dominants, ndlr) et qui reposaient toujours sur les mêmes représentations de l'amour, du couple, de la féminité et de la masculinité", explique Iris Brey à l'AFP. "Des séries comme Gossip Girl, que j'ai vue adolescente, étaient pétries de regard masculin et d'appels à la culture du viol", se remémore-t-elle.
Iris Brey est journaliste (Les Inrocks, La Dispute, Le cercle Séries), autrice (Sex and the series et Le Regard féminin, l’Olivier), et critique de cinéma, spécialiste des représentations de genre et des sexualités au cinéma et dans les séries.
Mirion Malle est illustratrice, tatoueuse et autrice de BD, particulièrement connue pour la qualité de ses BD didactiques (Commando Culotte, 2017, La Ligue des super-féministes, la ville brûle, 2019). Sa première fiction est parue en janvier 2020 (C’est comme ça que je disparais, la ville brûle).
Pour l'autrice de 36 ans, docteure à l'université de New York, et qui sait que ses thèses sont parfois âprement débattues, ces représentations dominantes "sont très limitantes". "Il y a en France une vraie résistance à réfléchir aux stéréotypes de genre dans nos fictions", estime-t-elle, tout en saluant la "prise de conscience récente au-delà de la sphère universitaire", et "chez les adolescents" notamment.
Bonjour @IrisBrey @ohhmarion, aujourd’hui ma fille a lu « Sous nos yeux ». Ensuite on a discuté plusieurs heures de ce qu’elle en avait compris et comment ça changeait sa façon de lire des films, séries qu’elle a pu voir avant. C’était génial ! Merci à vous 2 pic.twitter.com/6mY7RxaJIJ
— ForWhomTheBellTolls (@faryugnat) April 17, 2021
A l'écran, le changement se fait attendre, remarque Iris Brey, qui relève combien il est rarement question du clitoris dans les séries et films, ou comment le plaisir féminin reste invisible. Pour y remédier, Sous nos yeux dresse un "Top 10 des héroïnes qui se masturbent dans les séries", dont neuf écrites par des femmes.
Pour déconstruire le "male gaze", ce regard masculin qui prétend définir "la femme", @IrisBrey a sélectionné pour nous quelques héroïnes de séries qui inspirent les femmes dans la réalité et leur redonnent confiance en elles #InternationalWomensDay pic.twitter.com/tImqyVAg79
— France Culture (@franceculture) March 8, 2021
Lors d'un débat télévisé, Iris Brey expliquait, entre autres, comment la scénariste de la série américaine Grey's anatomy a contourné l'interdiction de l'emploi du mot "vagin", interdit par le comité de censure aux Etats-Unis (FCC, Federal communications commission) - alors que, dans un épisode, le mot "pénis" est utilisé 17 fois ! Shonda Rhimes a donc remplacé le terme vagina (prononcer va-jay-na) par l'abréviation vjj (va-jay-jay). Depuis, le terme vjj est entré dans la langue courante aux Etats-Unis et tout le monde sait ce qu'il désigne...
Iris Brey conseille aux ados de "chercher d'autres représentations", notamment dans des oeuvres tournées par des femmes, ou qui adoptent des points de vue différents sur leur corps et leur désir - le female gaze. D'Agnès Varda (Cléo de 5 à 7, Le Bonheur) à Céline Sciamma (Tomboy, Portrait de la jeune fille en feu), l'autrice et la dessinatrice suggèrent une liste de films fétiches pour diversifier les représentations.
Elle évoque aussi une femme moins connue, l'Américaine Dorothy Arzner, lesbienne et unique réalisatrice des studios à l'âge d'or d'Hollywood, à qui l'on doit, entre autres Dance, girl, dance. Dans cet extrait, une jeune danseuse, huée par la salle, au lieu de fondre en larmes et de s'avouer vaincue, se défend, la tête haute et bravache, face à son public :
Iris Brey souligne que certaines productions grand public aussi véhiculent un regard féminin, comme Titanic de James Cameron, narré par le personnage féminin, Rose, incarnée par Kate Winslet, ou Wonder Woman de l'Américaine Patty Jenkins, une guerrière amazone élevée sur une île isolée de la civilisation humaine.
Reste qu'une super-héroïne, cela reste encore rare sur les écrans. Et bien que combattante, elle se doit aussi d'être belle et sexy, car les stéréotypes ont l'armure solide. "Les femmes restent souvent cantonnées à des rôles secondaires, ou ce sont des personnages rajoutés, pas les premiers auxquels on pense. La super-héroïne reste une variation du super-héros", estime Sophie Bonadè, spécialiste de cinéma et des questions de genre.
Et comme "le féminisme s'adresse aussi aux garçons" qui sont soumis à une "injonction à la virilité", "tout le monde est concerné par le regard masculin et le regard féminin", souligne Iris Brey. "Regarder une oeuvre du point de vue d'une fille peut permettre à un garçon d'avoir plus d'empathie pour les autres filles, d'apprendre des choses, de sortir de son corps... Les filles font ça tout le temps, elles grandissent avec le point de vue des garçons".
A lire aussi dans Terriennes :
► "Le féminisme n'a jamais tué personne" : un cycle de conférences sur la lutte féministe de l'après #MeToo
► La réalisatrice Cécile Denjean s'attaque à l'insoutenable fardeau de la virilité
► Les hommes - et les femmes - victimes du mythe de la virilité ?
► Culture du viol : "On apprend aux petites filles à ne pas se faire violer, et non aux garçons de ne pas violer"
► "Wonder Woman 1984", le retour d'une super-héroïne féministe, ou pas?
► Cinéma : "Je ne suis pas un homme facile", une comédie romantique féministe produite par Netflix
► "La dernière Amazone" : une Française sur les traces des guerrières d'Amazonie
► "Réalisatrices équitables" : pour une parité derrière la caméra
Volume 46%