Ces derniers temps, les femmes autochtones d'Amérique du Nord ont surtout été connues pour leur présence dans la rubrique des faits divers des journaux canadiens ou états-uniens. C'est leur faire grande injustice, aussi bien hier qu'aujourd'hui. Loin des images d'exploitées, de violentées ou de séductrices, les Amérindiennes occupaient une place déterminante dans leurs sociétés, et elles sont désormais les moteurs de la renaissance d'une culture décimée par les colonisateurs. Le réalisateur, ethnologue Patrick Deval fait renaître cette mémoire oubliée dans un superbe livre.
Lorsque les colons "découvrirent" l'Amérique, cette terre était loin d'être vierge, et du Nord au Sud des deux continents, elle était peuplée de sociétés organisées selon des schémas bien plus "citoyens" que dans le vieux monde européen. Les femmes, en particulier, y occupaient une place quasiment égale à celle des hommes : elles guerroyaient, gouvernaient, travaillaient, chassaient, créaient, soignaient éduquaient, inventaient, divorçaient, héritaient, et dans certains cas divinisaient. Indépendantes et libres, elles en effrayèrent plus d'un, mais les suffragettes Américaines, au début du XXème siècle, s'inspirèrent de ce modèle pour revendiquer à leur tour leurs droits.
Refuser de mourir
Comme les hommes, elles furent victimes d'un double ethnocide, meurtrier des personnes et de leur culture, mené par les colons européens. Mais, tel le poète écrivain algérien Kateb Yacine qui fit de la langue française, celle de l'occupant, "une prise de guerre" pour ses livres, les femmes autochtones d'Amérique du Nord, éduquées malgré elles dans les écoles des vainqueurs, s'approprièrent ce savoir venu d'ailleurs, pour ne pas laisser mourir une civilisation désormais enfermée dans des réserves. Ce qu'elles apprirent, elles le mirent au service des leurs, telle Susan La Flesche Picotte, première doctoresse amérindienne, à la fin du XIXème siècle. Poussée par son père à étudier la médecine, son diplôme en poche elle revint exercer dans la réserve omaha du Nebraska (au centre des Etats-Unis), là où elle était née. Elle disait à la fin de sa vie :
"J’espère qu’en lisant ces légendes, les gens essaieront de s’imaginer eux-mêmes sous une tente, avec la lumière du feu qui flamboie de temps en temps, créant d’étranges effets de lumière sur les visages attentifs des auditeurs en empathie avec l’histoire dont ils suivent le rythme ; et ils réaliseront que nous avions ces histoires et ces légendes, au lieu de cours de science et de littérature."
Arrachements
Zitkala-Sa, native du Dakota (tout au Nord des Etats-Unis), renommée Gertrude Simmons Bonnin par des missionnaires, fut, elle aussi, une "première" de ce tournant des 19ème au 20ème siècle : écrivaine, éditrice, enseignante, activiste politique, mais surtout musicienne - elle composa même le premier opéra amérindien, "La danse du soleil". Elle raconta les tourments de ses premiers pas à l'école chrétienne :
« Le premier jour de l’école… dans un froid mordant… mon amie Judewin me donna un terrible avertissement. Elle connaissait quelques mots d’anglais et elle avait entendu la femme blanche parler de nous couper les cheveux. Nos mères nous ont appris que seuls les piètres guerriers étaient rasés par leur ennemi. Chez nous, les cheveux ras étaient portés par les endeuillés et par les lâches ! Je pleurais en secouant la tête jusqu’à ce que je sente la lame froide des ciseaux contre mon cou qui coupent mes grosses nattes. C’est alors que je perdis l’esprit. Depuis le jour où j’avais été enlevée à ma mère, j’avais supporté de grandes indignités. On m’avait dévisagée, bousculée, dans tous les sens comme une poupée de chiffon ! Et maintenant, mes longs cheveux étaient coupés comme ceux d’un lâche ! Dans mon angoisse, je pleurais ma mère, mais personne ne vint me réconforter. Je ne rencontrai aucune âme pour vibrer à l’unisson, comme je le faisais avec ma mère paisiblement. Dorénavant, je n’étais plus qu’un petit animal dans le grand troupeau conduit par un berger. »
Une force de vie toujours intacte
Le documentariste ethnologue Patrick Deval, nourri à l'école de Jean Rouch, un autre cinéaste ethnologue, redonne vie et parole à ces effacées de l'histoire. Ce n'est pas le moindre mérite de son superbe livre, richement illustré, "Squaws, la mémoire oubliée", un travail qu'il évoque pour Terriennes.
Sylvie Braibant : Pourquoi avoir choisi le mot squaw, qui a un côté dépréciateur, comme titre de votre livre ?
Patrick Deval : C’est un mot commun à tous, et partout. Et qui a une histoire. En Amérique, il y est tout sauf anodin et il serait impossible de l’employer comme titre d’un tel livre. C’est un mot là-bas à connotation infamante et maléfique… Un mot historiquement faux qui charrie beaucoup d’histoires, qui est à lui seul toute une histoire.
SB : Y a-t-il une singularité chez les Amérindiens concernant les femmes ?
Patrick Deval : Le comparatif planétaire est toujours un peu hasardeux. Par rapport aux Papous, aux Amazoniennes, oui sans doute y a-t-il une singularité. Mais il ne faut pas non plus oublier les différences dans la géographie et dans le temps sur le continent américain même. On ne saurait donc généraliser. Il y a tout de même des invariants et en particulier la figure du cercle. Et dans ce cercle, les femmes ont toute leur place. Elles n’ont pas été assignées à un rôle subsidiaire comme on peut le trouver dans nos histoires européennes et bibliques.
SB : D'où vient le stéréotype de la squaw exploitée et maltraitée par les hommes de son peuple ?
Patrick Deval : Les premiers conquérants portaient un regard peu amène sur ces populations. Bien peu compréhensif et empathique pour les Indiennes et les Indiens. Les hommes étaient des sauvages et les femmes étaient des animaux de bât. C’est seulement à partir de la fin du XVIIIème siècle et au début du XIXème que l’on a commencé à remarquer que ce n’était pas le cas.
SB : Le poids de la nature ne peut il pas aussi transformer une apparente liberté en oppression ?
Patrick Deval : Ca c’est une vision d’hyper civilisés contemporains… La nature était généreuse mais était aussi implacable. La nature était d’abord leur nid, leur berceau. Ils vivaient avec elle en symbiose, respect et spiritualité, un ordre rompu par la suite… On n’aimait pas donner la mort. Dans les guerres indiennes, on donnait des coups, on ne cherchait pas à exterminer les autres.
SB : Il y avait des guerrières, des femmes médecins, avocates etc. Y eut-il aussi des cheffes ?
Patrick Deval : Bien sûr, et on le sait depuis longtemps : il y avait des sachems femmes. Dès le 17ème siècle, les premiers colons eurent affaire à des femmes sachems, qui ont laissé des traces. Elles ont conduit leur peuple à résister, à tenir tête aux envahisseurs, et cela jusqu’au 19ème siècle.
SB : "La religion Sioux est la seule au monde enseignée par une femme et destinée aux hommes" a écrit Archie Lame Deer…
Patrick Deval : Le calumet de la paix au centre des croyances, support de spiritualité, symbole de lien avec le grand esprit, et de paix, a été apporté aux hommes par une femme ou une divinité féminine. Les Sioux habituellement vus comme des symboles de machisme ont donc été initiés par une femme.
SB : Écrivaines, poétesses, artistes furent elles nombreuses ? N'est ce pas là une singularité de la colonisation américaine ? On n'en voit pas dans les colonies françaises, d’Afrique ou d’Asie, par exemple…
Patrick Deval : Je ne sais pas ce qui explique ce hasard… Le Vietnamien Ho Chi Minh ou l’Algérien Ferhat Abbas ont aussi été éduqués dans les universités de la France colonisatrice. C’était des hommes. L’éducation forcée dispensée aux Indiens par les Américains a également donné naissance à des résistants, mais aussi à des résistantes. Ces filles indiennes ont manifestement été suffisamment fortes et intelligentes pour prendre le meilleur de ce qu’on leur a imposé. Ce qui frappe chez elles, c’est la richesse et la liberté d’expression, rapportée par les ethnologues, des témoignages dont on ne retrouve pas d’équivalent ailleurs. Il est vrai qu’un guerrier battu n’est plus rien, juste un fantôme. La puissance de survie de ces femmes leur a en revanche permis de continuer à s’exprimer. C’est sans doute aussi ce qui explique leur présence comme leaders, artistes, avocates, médecins, professeures, encore aujourd’hui.
SB : Ce mode d’organisation a inspiré les suffragettes, c’est étonnant, non ?
Patrick Deval : Quand des civilisations se rencontrent, d’une façon aussi inégalitaire soit-elle, il y a des échanges, des influences, parfois constructives. Les suffragettes de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème ont connu, par le biais des travaux des anthropologues, les coutumes des Indiens. Certaines d’entre elles sont allées jusqu’à visiter des réserves, où elles ont constaté l’état plus avancé, émancipé des femmes dans les sociétés indiennes. Elles l’ont fait savoir et se sont appuyées sur cette connaissance pour faire tomber les contraintes des sociétés européennes. Du point de vue de la gouvernance, par exemple chez les Iroquois bien connus, les femmes occupaient une place importante dans les conseils, où elles étaient parfois majoritaires et décisionnelles. Chateaubriand en 1791 avait été frappé par cela. Cela nous étonne encore…
SB : Vous semblez dire que se sont les femmes, les Amérindiennes qui portent aujourd'hui la renaissance de ces sociétés ? Pas les hommes ?
Patrick Deval : Il y a chez elles une force vitale ! Les hommes se sont vus comme des battus, des bons à rien qui sont tombés en déchéance, drogue, crime et compagnie. Chez elles au contraire, il y a cette force qui les a amenées à reprendre les choses en main, à ne pas laisser leurs hommes et leurs fils dans une telle déréliction. C’est un sursaut féminin de survie et de dignité.
Indiennes, victimes ciblées et forces de renaissance
25.11.2014Entretien dans le 64', mené par Mohamed KaciEmmanuelle Walter auteure de "
Soeurs volées" enquête sur le féminicide des Amérindiennes au Canada, près de 1200 femmes tuées depuis 30 ans, et Patrick Deval, l'auteur de "Squaws, la mémoire oubliée", témoignent sur le plateau de TV5MONDE.
Inoubliable Sacheen Littlefeather
Le 27 mai 1973, Hollywwod s'inclina devant l'actrice amérindienne S
acheen Littlefeather venue refuser l'Oscar que l'industrie américaine du cinéma venait de décerner à Marlon Brando pour son rôle dans "Le Parrain" de Francis Ford Coppola. Lorsque le nom du lauréat fut prononcé, la jeune femme s'avança face à Roger Moore et Ingrid Bergman et prononça quelques mots qui ont fait date.
"Hello, mon nom est Sasheen Littlefeather, je suis une apache et je suis la présidente du comité national d'information des autochtones américains. Je représente Marlon Brando ce soir, et il m'a demandé de vous lire un très long discours que je ne peux malheureusement pas partager avec vous maintenant, faute de temps. Mais vous pourrez le lire après. Il ne peut malheureusement pas accepter cette généreuse récompense et la raison pour cela c'est le traitement des Indiens d'Amérique aujourd'hui par l'industrie du film, à la télévision ou au cinéma, et aussi en raison de ce qui vient d'arriver à Wounded Knee (en février 1973, plus de 80 ans après un massacre de 350 Indiens par l'armée américaine, Wounded Knee, au Nord des Etats-Unis, fut à nouveau le théâtre d'affrontements violents entre forces de l'orde et militants de l'American Indian Movement, ndlr). Je vous demande ce soir d'accepter cette intrusion pour qu'à l'avenir nos coeurs soient emplis de compréhension, ce qui signifie amour et générosité. Merci de la part de Marlon Brando."
Le discours de l'acteur, non prononcé ce soir là,
fut publié par le New York Times. Marlon Brando y lançait à ses pairs :
"Peut-être à ce moment vous vous demandez bon sang qu'est ce que tout cela a à faire avec la cérémonie des Oscars ? Pourquoi cette femme se tient-elle debout ici, à ruiner notre soirée, envahissant nos vies avec des choses qui ne nous concernent pas, et dont nous nous moquons ? Nous faisant perdre notre temps et notre argent et s'immisçant ainsi dans nos maisons. Je pense que la réponse à ces questions est que la communauté cinématographique a été plus responsable que quiconque de la dégradation de la condition des Indiens en se moquant systématiquement des personnages incarnant des Indiens, les décrivant comme sauvages, hostiles et démoniaques."
Indiens et Indiennes dans le regard de Edward Sheriff Curtis et George Catlin
De superbes photographies et peintures illustrent le livre de Patrick Deval. Elles sont le fait de deux grands amoureux des Indiens au 19ème et au 20ème siècle, qui abandonnèrent famille et carrière pour se consacrer à leur passion. George Catlin délaissa sa robe d'avocat pour peindre les Indiens à travers tout le pays. Edward Sheriff Curtis était un anthropologue qui durant près de 60 ans arpenta les territoires où s'étaient repliés les autochtones, accompagné de sa seule mule pour transporter sa chambre noire. De cet ancêtre dont il est en quelque sorte l'héritier, Patrick Deval dit :
"Il s’agissait de photos posées, et on sent entre les sujets et le regard du photogtaphe quelque chose de sympathique, loin du voyeurisme ou de la soumission. C’est lui qui nous a donné les premières représentations des Indiens, après George Catlin avec son chevalet. Et donc, au milieu de cette tentative de génocide ou ethnocide, il y a eu quelques esprits empathiques pour les Indiens."
Toutes les photos de Edward S Curtis sont disponibles sur le site de la Library of Congress : Northwestern University Library, Edward S. Curtis's 'The North American Indian': the Photographic Images, 2001. Et
un site dédié permet d'admirer toutes les oeuvres peintes de George Catlin.
En voici quelques unes, choisies parmi les représentations de femmes
Emmanuelle Walter a mené l'enquête sur la disparition de deux jeunes filles, deux parmi les quelque 1200 femmes autochtones, disparues ou assassinées au Canada, un féminicide perpétré sur fonds d'inconscient colonial toujours à l'oeuvre, où les femmes sont d'abord ciblées parce qu'elles incarnent la possibilité de renaissance d'une société et culture que l'on a tenté d'effacer. Un récit bouleversant et édifiant...