Stagiaires étrangères au Japon : pas le droit d'être enceintes

Au Japon, de nombreux "stagiaires" de la zone Asie-Pacifique viennent acquérir un savoir-faire en échange de leur main-d'oeuvre. Dans ce pays à la culture d'entreprise rigide, grossesse et maternité sont déjà mal vues dans le milieu du travail. Et quand c'est une jeune stagiaire étrangère qui est enceinte, harcèlement et discrimination pouvant aller jusqu'à la perte de l'emploi sont monnaie courante. Témoignages.
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Femmes tokyo

Tokyo, le 15 april, 2022. 

©AP Photo/Hiro Komae
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Quand Vanessa, "stagiaire technique" philippine au Japon, a dit à ses employeurs qu'elle était enceinte, ils lui ont d'abord suggéré d'avorter. Puis ils l'ont poussée à démissionner, témoigne-t-elle – une situation loin d'être inhabituelle pour les participants de ce programme controversé qui, fin 2021, comptait environ 275 000 travailleurs originaires de pays incluant la Chine et le Vietnam.

Ce dispositif japonais, dit de "stages techniques", vise à apporter aux participants étrangers de l'expérience dans un domaine qui leur sera utile de retour dans leur pays. Or pour ses détracteurs, il est surtout une source de main-d'œuvre bon marché pour des entreprises au Japon, où la population est vieillissante et les migrants peu nombreux. Ce programme a été émaillé de nombreuses polémiques, avec des accusations de discriminations et de violences. Certains stagiaires ont même été amenés à travailler sur la décontamination de la centrale nucléaire de Fukushima, ravagée par un tsunami en 2011. 

Pas de stagiaire enceinte ? 

Les femmes se retrouvent face à une pression supplémentaire car "l'idée qu'elles tombent enceintes pendant leur séjour au Japon est souvent considérée comme hors de question", explique Masako Tanaka, professeure à l'université Sophia de Tokyo, spécialisée dans les droits des migrantes. Le harcèlement psychologique lié à la maternité, qui demeure un problème aussi pour les Japonaises, touche plus durement les stagiaires techniques étrangères, plus vulnérables, bien qu'elles soient en principe couvertes par les lois interdisant le harcèlement ou la discrimination fondée sur la grossesse. 

"Avortement : le choix d'une mère"

Vanessa, 25 ans, qui a demandé à être identifiée par son seul prénom, travaillait dans un établissement de soins à Fukuoka (sud-ouest) quand elle a appris qu'elle était enceinte. Elle était au Japon depuis plus d'un an et espérait poursuivre son stage après l'accouchement. Depuis les Philippines, elle raconte qu'on l'a poussée à avorter, alors que l'interruption de grossesse est un tabou et un crime dans son pays profondément catholique. "Je me suis dit : 'comment osent-ils ?' L'avortement est le choix d'une mère". 
Finalement, ses employeurs l'ont obligée à démissionner, affirmant que sa situation "allait diminuer la 'valeur' des stagiaires philippines", dit Vanessa.

L'ampleur du problème est difficile à évaluer. Selon le ministère japonais de la Santé, 637 stagiaires techniques ont démissionné en raison d'une grossesse ou d'un accouchement entre 2017 et 2020, dont 47 ont déclaré vouloir continuer le programme. Mais selon des défenseurs des migrantes, il s'agit de la "partie émergée de l'iceberg". En 2019, l'agence d'immigration du Japon a rappelé à l'ordre les employeurs. "Nous comprenons qu'il est possible que les stagiaires techniques tombent enceintes et accouchent, et elles ne devraient pas être défavorisées" pour cette raison, déclare un responsable de l'agence. 
 

Pour certains employeurs, il est plus facile de les renvoyer chez elles et de les faire remplacer par de nouveaux stagiaires...
Un responsable de l'agence d'immigration du Japon

Mais Hiroki Ishiguro, avocat ayant représenté des stagiaires techniques, affirme à l'AFP que "pour certains employeurs, il est plus facile de les renvoyer chez elles et de les faire remplacer par de nouveaux stagiaires, plutôt que d'engager des frais supplémentaires" liés à la grossesse.

Des solutions extrêmes

La pression financière et l'endettement lié aux frais de recrutement pèsent également sur des stagiaires comme Le Thi Thuy Linh, travailleuse vietnamienne dans une ferme de Kumamoto, dans le sud-ouest du Japon, qui a découvert qu'elle était enceinte en juillet 2020. Elle craignait que sa famille au Vietnam ne soit "détruite financièrement" si elle était expulsée, explique Hiroki Ishiguro. Elle a caché sa grossesse à son employeur et a voulu avorter, mais les interruptions médicales de grossesse coûtent généralement plus de 100 000 yens (740 euros) et certaines stagiaires craignent que les cliniques ne parlent aux employeurs.

Prendre une pilule abortive est un acte très risqué qui pourrait les voir poursuivies pour foeticide
Masako Tanaka, professeure à l'université Sophia de Tokyo

Des femmes se procurent alors des pilules abortives clandestinement, un "acte très risqué qui pourrait les voir poursuivies pour foeticide", souligne Masako Tanaka. 
Peu après avoir découvert qu'elle était enceinte, la stagiaire vietnamienne a pris des pilules abortives, alors que son employeur, suspectant une grossesse, l'avait avertie de "difficultés" à venir, dit Hiroki Ishiguro. En novembre, elle a donné naissance prématurément, seule et chez elle, à des jumeaux mort-nés. Epuisée, elle les a enveloppés dans une serviette et les a placés dans une boîte en carton dans sa chambre en glissant ce mot : "Je suis désolée pour vous deux". 

Le lendemain, elle a demandé de l'aide à un médecin qui l'a signalée aux autorités. En janvier, elle a été condamnée à trois mois de prison avec sursis pour avoir "abandonné" les corps des bébés. Elle a fait appel. 

L'histoire de Vanessa s'est terminée différemment : elle a donné naissance à son fils aux Philippines, mais espère toujours retourner au Japon. "Je veux prouver qu'il est possible pour une stagiaire enceinte d'accoucher dans son pays et de retourner au Japon pour terminer son contrat".