Chemise blanche et jean, voilà donc le parfait uniforme du nouvel entrepreneur de l'industrie numérique. Et pour l'entrepreneure alors ? Une bataille de clichés, au propre comme au figuré, a mis en lumière l'invisibilité dans laquelle certains médias se complaisent à mettre les nouvelles reines des start up.
De tous temps, les femmes ont parfois dû se grimer en homme pour être prises au sérieux. Elle sont nombreuses dans l’histoire à avoir choisi d'adopter cravate, voire fausse moustache, pour esperer accéder à un secteur ou à un métier dit « d’homme ».
On pensait ces temps révolus… Que neni… Démonstration, cette gentille passe d’armes mi-septembre 2017 via de grandes publications économiques françaises, photos à l’appui. Cela commence par la Une du magazine Capital, consacrée à ce merveilleux monde des start up. Secteur dont l’ascension n’est plus à démontrer, et tout ça grâce à qui ? Des esprits ingénieux, inventifs… Des hommes, quoi ! Vêtus du nouvel uniforme moderne, la chemise blanche et le jean.
Donc, à en croire ce cliché, mais aussi à la lecture du dossier à l’intérieur du magazine, qui ne cite que de jeunes créateurs, ce secteur semblerait réservé à la gente masculine. Le sang n’a fait qu’un tour du côté de certaines fondatrices de start up ou engagées dans le monde digital. Car oui, elles existent, ces femmes, n’en déplaise au magazine Capital, qui ne cite à aucun moment dans son dossier l’une d’elles. Des femmes aux mêmes esprits ingénieux et inventifs. Parmi elle, Delphine Rémy Boutang, la créatrice de l’événement suivi par Terriennes, la Journée de la Femme Digitale. A en voir son post, on imagine que la riposte ne va pas tarder.
Voilà chose faite, et comme rien ne parle plus paraît-il qu’une image. La voici la photo. En décor de fond, la même Tour Eiffel, même uniforme, chemise blanche et jean donc, et média concurrent, Challenge.
«
Si l’on continue à ne montrer que des rôles modèles masculins, on n’aura aucune chance d’augmenter la part des femmes », explique Delphine Rémy-Boutang, «
Il faut faire de la discrimination positive pour atteindre l’équilibre hommes/femmes ». Si elles sont encore minoritaires certes, elles sont pourtant bien présentes, au travers d’associations comme Paris Pionnières ou StartHer, dans les incubateurs (elles représentent 40% des jeunes pousses installées à station F, précise-t-on dans l’article de
Challenge, qui a publié le cliché version féminin.
Tout serait aussi une question de réseau, à la manière des hommes, et c’est justement sur ce terrain que les femmes sont en train de s’organiser, pour preuve l’inauguration le 6 septembre 2017 à Paris d’un espace de « net working », le JFD Connect Club, en présence de Marlène Schiappa, la secrétaire d’Etat à la condition des femmes.
Dans le sillage de la riposte publiée dans Challenge, une cinquantaine de femmes, entrepreneures du secteur digital, ont aussi signé une tribune titrée "Un oubli capital", publiée sur le site Frenchweb pour dénoncer l’article de Capital. Elle dresse la liste de 16 fondatrices du secteur tech, encore à la tête de leur société, et/ou dont l’entreprise a été rachetée par un plus grand groupe.
Ne pas évoquer les femmes parce qu’on ne les aurait pas trouvées est un biais habituel pour expliquer leur non-présence
Un oubli capital
Pourquoi cette tribune ? « Parce qu’en 2017, il est ahurissant d’omettre environ 12% (pour le numérique) à 36% (en général) des créateurs d’entreprise » attaque le texte. « Interpellée sur l’absence totale de diversité, aussi bien en illustration que parmi les personnes interrogées dans son dossier, la journaliste de Capital nous a répondu qu’il lui avait été impossible de trouver des équivalents féminins aux entrepreneurs présentés dans son article. Ne pas évoquer les femmes parce qu’on ne les aurait pas trouvées est un biais habituel pour expliquer leur non-présence. »
Les signataires avaient, elles-aussi, décidé de répondre via une photo prise sur les marches du Palais Brongniart, l’ancien siège de la Bourse de Paris, un symbole de plus.
Sans oublier Google...
Trois anciennes salariées de Google ont déposé plainte le 14 septembre 2017 en Californie contre leur ancien employeur, estimant avoir été moins bien rémunérées que leurs collègues masculins, nouvelle illustration des accusations de sexisme de plus en plus fréquentes dans la Silicon Valley. Google a "discriminé et continue à discriminer ses employées femmes en les payant moins que les hommes, à compétence, expérience et tâches égales", et en leur offrant de moindres promotions, selon un extrait de la plainte déposée auprès d'un tribunal de San Francisco. Google aurait ainsi contrevenu à plusieurs textes californiens, dont le "Equal Pay Act" sur l'égalité salariale. Contactée par l'AFP, une porte-parole de Google a nié ces accusations : "Nous travaillons vraiment dur pour créer un très bon environnement de travail et donner à chacun l'occasion de s'y épanouir".
L’associé imaginaire
L’uniforme, les réseaux … Mais parfois le «
à la manière des hommes » peut être poussé à un certain paroxysme. C’est l’histoire vécue par deux jeunes créatrices d’un site de vente en ligne américain. Penelope Gazin et Kate Dwyer lancent au cours de l’été 2016 le site
Witchsy.
On peut y acheter toute sorte d’accessoires, des broches, des pin's, des tee-shirts à message, signés par de jeunes créateur.rice.s en devenir. Au départ, l’idée ne fait pas vraiment recette auprès des investisseurs, qui trouvent l’idée « mignonne ». Mais surtout, ce qu’elles constatent, ce sont ces échanges compliqués avec les développeurs et les designers avec lesquels elles travaillent. Et puis la manière de s’adresser à elles de certains interlocuteurs utilisant ce genre de formules du style « Okay, les filles ! ».
« Nos collaborateurs, presque tous masculins, nous répondaient souvent avec du retard, et de façon sommaire et vaguement irrespectueuse », expliquent-elles.
Leur vient alors une idée. Pourquoi ne pas s’associer à un homme ? Sauf que celui-ci sera totalement virtuel. Voilà donc l’apparition dans la société Witchsy, d’un troisième co-fondateur, sous le nom de Keith Mann. Pendant 6 mois, cet associé imaginaire répond aux e-mails. Le changement est sidérant.
«
Je pouvais attendre des jours avant d’avoir une réponse, alors que non seulement Keith avait une réponse, mais on lui demandait s’il avait besoin de quelque chose d’autre » raconte Kate Dwyer, dans le magazine Quartz. Un développeur s’adressait toujours à Keith en le nommant, ce qui n’était pas le cas avec elles. «
Lui, ils lui répondaient : okay, bro, yeah, brainstormons ! »
L’expérience va durer au-dela des six mois tant elle est révélatrice, les deux entrepreneuses s’arrangeaient évidemment pour faire annuler à Keith ses conf-call à la dernière minute. Puis, le succès aidant, elles décident de le faire disparaître de la circulation. Un an après le lancement de leur plate-forme, le résultat est au rendez-vous. Elles ont vendu pour 200 000 dollars d’objets, en rémunérant les créateurs à hauteur de 80% pour chaque vente.
Martin vs Nicole
Cette histoire nous rappelle celle racontée sur Twitter en mai dernier. Aux Etats-Unis, deux employés d’une maison de réécriture de CV avaient décidé il y a trois ans suite à un quiproquo d’échanger leurs prénoms sur leurs boites mail, Martin devenait Nicole et Nicole devenait Martin. Le constat est là aussi édifiant.
« Tout ce que je demandais ou suggérais était questionné. Des clients, d'habitude si faciles à gérer que j'aurais pu m'en occuper en dormant, devenaient tout à coup condescendants. L'un d'entre eux m'a demandé si j'étais célibataire. »Je n'étais pas meilleur à ce job qu'elle ne l'était, j'avais juste cet avantage invisible Martin Schneider
"Nicole a vécu la semaine la plus productive de sa carrière. J'ai compris que la raison pour laquelle elle prenait plus de temps que moi était liée au fait qu'elle devait convaincre nos clients de la respecter", raconte Martin Schneider dans un article du
HuffingtonPost.
Une fois devant leur patron pour lui raconter cette folle histoire. Celui-ci reste de marbre et n’y croit pas, il avance lui d’autres thèses pouvant expliquer ce phénomène «
il y a des milliers de raisons qui expliquent les réactions différentes des clients. Cela peut être le travail, la performance... vous n'avez aucun moyen de le savoir. » a rapporté Nicole Hallberg, qui a, depuis, quitté l’entreprise. Elle tient un blog sur le site
Medium.
Début septembre elle revient sur cette expérience. Elle écrit dans un nouveau billet
"Pourquoi je n'utilise pas un prénom androgyne" :
« Je me souviens à l’époque, des clients me demandaient, dois-je préciser sur mon CV si je suis noir, latino, gay ou trans ? Je leur répondais, tout dépend si vous avez envie de travailler pour une entreprise raciste et homophobe, à vous de voir. Voilà pourquoi j’ai décidé de garder mon vrai prénom. Pas uniquement par corporatisme féministe, mais surtout parce que j’en ai assez de travailler avec des trous du c.. (traduction de assholes ndlr).»
Rappelons nous : Mulan, général-e de l'armée impériale (et désormais héroïne de dessins animé), ou Calamity Jane, reine du Far West, Charlotte Brontë, qui a réussi à publier ses poèmes et ceux de ses sœurs sous des noms masculins, ou encore les écrivaines George Sand, Colette, Isabelle Eberhardt qui s’habillaient en homme.... De tous temps, des femmes se sont grimées ou rebaptisées en homme pour accéder à une certaine liberté.
Aujourd’hui, des organisations féministes s’approprient à leur façon ce subvertuge pour mener leur action et dénoncer l'absence ou la sous-représentation des femmes dans des instances de pouvoir économiques, politiques, culturelles et médiatiques en s’affublant, d’un attribut masculin s’il en est, une barbe.