Stérilisations forcées au Pérou : Alberto Fujimori face à la justice, un procès pour l'histoire

Alberto Fujimori, déjà emprisonné pour corruption, n'a pas assisté au début de son procès le 1er mars dernier à Lima. L'ancien président péruvien est jugé pour avoir organisé avec son gouvernement une campagne de "stérilisations forcées" dans le cadre d'un contrôle de la natalité entre 1996 et 2000. Près de 300 000 femmes en grande majorité d'origine indienne quechua ont été opérées contre leur volonté. Beaucoup souffrent encore de lourdes séquelles, et toutes espèrent aujourd'hui obtenir justice.
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Près de 300 000 femmes péruviennes ont été stérilisées de force entre 1996 et 2000. Le procès de l'ex-président péruvien Alberto Fujimori a débuté le 1er mars 2021 à Lima, en l'absence du prévenu. 
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"Cela fait plus de 20 ans que nous attendons que justice soit faite. Il faut que nous soyons reconnues (comme victimes), qu'on nous demande pardon", confie Gloria Basilio Huaman, 48 ans. Elle avait 27 ans quand on lui a ligaturé les trompes utérines dans un hôpital de la région de Huanuco (centre), dans le cadre du Programme national de santé reproductive et planification familiale, qui en théorie devait se faire sur la base du volontariat. "J'ai été trompée", dit cette femme.

Selon les estimations officielles, 272.028 Péruviennes, dont beaucoup d'Amérindiennes, ont subi une ligature non consentie des trompes. Parmi elles, 2.074 ont formellement porté plainte devant la justice. Au total, 18 femmes sont officiellement décédées des suites de l'opération. 

C'est en 1996 que le gouvernement d'Alberto Fujimori a lancé un « programme de santé reproductive et de planification familiale » dans le but affiché de réduire la pauvreté, en pratiquant la stérilisation comme méthode contraceptive. Cette initiative reçoit alors l’aide financière et technique de l’Agence américaine pour le développement international, principal donateur, ainsi que celle de l’agence onusienne du Fonds des Nations unies pour la population.

(Re)lire notre article :
>Au Pérou, 300 000 femmes stérilisées de force

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Alberto Fujimori, trois anciens ministres de la Santé ainsi que deux fonctionnaires, sont poursuivis pour "atteinte à la vie et à la santé" des personnes, "blessures graves et violations graves des droits humains".

Agé de 82 ans l'ancien président péruvien (1990-2000) purge une peine de 25 ans pour corruption et crime contre l'humanité, n'a pas assisté le 1er mars à l'ouverture du procès qui se tient de manière virtuelle en raison de la pandémie. Il n'est pas contraint d'assister à toutes les audiences qui devraient s'étirer sur plusieurs mois. Des interprètes en langue quechua assurent la traduction pour nombre de plaignantes qui comprennent mal l'espagnol.

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Alberto Fujimori, président du Pérou de 1990 à 2000 purge actuellement une peine de prison, il n'a pas assisté à l'ouverture du procès pour rendre justice aux femmes stérilisées sous sa présidence. 
©AP Photo/Martin Mejia

Pour le procureur Pablo Espinoza, l'ex-chef de l'Etat et les autres accusés ont "joué avec la vie et la santé reproductive des plaignantes, sans se préoccuper des dégâts". Les victimes, soutenues par plusieurs ONG, soulignent à ce titre que Pablo Espinoza est le premier procureur qui a vraiment fait avancer le dossier, alors qu'elles réclament justice depuis 2003.

Stérilisées et rejetées, la double peine

Outre l'atteinte physique, de nombreuses femmes ont dû aussi affronter le rejet de leur conjoint dans un pays fortement imprégné de culture machiste.
 

S'ils voulaient faire des stérilisations, il fallait nous demander, qu'on nous explique et que chacune puisse prendre sa décision.
Sanchez Guerrero, 48 ans

"Cette stérilisation sans mon consentement a rendu ma vie difficile. J'ai commencé à déprimer. Mon compagnon me disait qu'aucun homme ne voudrait de moi, parce que j'étais une femme qui ne servait plus à rien puisque je ne pouvais plus avoir d'enfants. Il m'a quittée", raconte Sanchez Guerrero, 48 ans. "S'ils voulaient faire des stérilisations, il fallait nous demander, qu'on nous explique et que chacune puisse prendre sa décision", ajoute la quadragénaire, opérée dans un hôpital de Villa El Salvador, une banlieue populaire du sud de Lima. "Il faut que l'ex-président Fujimori nous demande pardon. Que lui et ses ministres reconnaissent qu'ils se sont trompés, que nous sommes des êtres humains", dit-elle.

"L’objectif n’était pas de faire naître moins d’enfants au Pérou, mais moins d’Indiens", assure, dans une tribune dans le journal El Pais, le prix Nobel de littérature (2010) et ancien candidat à la présidence Mario Vargas Llosa, comme le rapporte Le Monde. 

Ni mea culpa, ni pardon

Du côté de la défense, on rejette en bloc toutes les accusations. "Il n’a jamais été démontré que le gouvernement avait ordonné aux médecins d’appliquer la méthode chirurgicale contraceptive sans le consentement des patientes", explique l’avocat d’Alberto Fujimori, César Nakazaki, précise encore le quotidien français, "Si des abus ont été commis, ce serait, selon lui, le fait de médecins peu scrupuleux ".

L'ancien chef de l'Etat n'a jamais demandé pardon. Sa fille, Keiko, candidate pour la présidentielle de 2016, où elle a finalement échoué de peu, avait promis pendant la campagne électorale de compenser les victimes, mais sans pour autant reconnaître la responsabilité de son père.

Son adversaire de l'époque, Pedro Pablo Kuczynski, président de 2016 à 2018, n'a jamais respecté sa promesse d'engager des réparations pour les victimes. Il a même gracié Fujimori de sa condamnation à 25 ans de prison, avant que cette décision ne soit finalement annulée par la justice.

Ce qu'ils ont fait (...) a entraîné la détérioration continue de notre organisme. Beaucoup de femmes sont malades encore aujourd'hui.
Maria Elena Carbajal, à la tête d'une organisation des femmes stérilisées

Outre les éventuelles condamnations pénales, les victimes espèrent pouvoir être indemnisées par l'Etat dans le cadre d'une réforme du Plan de réparation pour les victimes du conflit armé que le Pérou a connu entre 1980 et 2000.

"Il faut qu'on obtienne réparations", insiste Maria Elena Carbajal, 50 ans, à la tête d'une association de femmes stérilisées dans la capitale et les environs. "Ce qu'ils ont fait (...) a entraîné la détérioration continue de notre organisme. Beaucoup de femmes sont malades encore aujourd'hui".

Selon la correspondante du Monde à Lima, "Cette série d’audiences préliminaires n’est que la première étape avant une enquête judiciaire qui ouvrirait la voie à un procès pénal hors norme. Le plus grand de l’histoire du Pérou si l’on prend en compte le nombre de victimes".