Fil d'Ariane
Dans un métro berlinois bondé, un homme s'étale sur deux places, les genoux largement écartés. Face à lui, brusquement, deux femmes ouvrent les cuisses, dévoilant sur leur pantalon des slogans indignés : "Stop manspreading !", "Toxic masculinity" ou encore "Give us space" :
"Elena Buscaino (26) und Mina Bonakdar (25) wollen mit dem „Riot Pant Project“ ein Zeichen gegen männliche Dominanz setzen. "
— Nr10 (@KoyamaMichi) January 28, 2021
Das könnte man doch prima mit free bleeding oder wie das heißt kombinieren. pic.twitter.com/JWqfMNolYz
Etudiantes et militantes féministes, Elena Buscaino et Mina Bonakdar veulent sensibiliser les usagers des transports publics au manspreading, "l'étalement masculin", cette façon, pour un homme, de s'assoir en prenant ses aises, sans égards pour ses voisins, souvent des voisines. Plus largement, les performances de ces deux artistes berlinoises, mêlant humour et provocation, questionnent les enjeux de domination et le partage de l'espace urbain entre les sexes.
Die Künstlerinnen Mina Bonakdar und Elena Buscaino haben genug von Männern, die sich in der Bahn breitmachen: Sie entwerfen Hosen, die Frauen und Queers ermutigen sollen, mehr Raum einzunehmen. #Manspreading https://t.co/mlIdoraBXZ
— ze.tt (@Zett) November 24, 2020
"Il est parfaitement possible de s'assoir confortablement dans les transports sans prendre deux places en écartant les jambes", explique Mina Bonakdar, 25 ans, étudiante en mode à l'Université des arts de Berlin (UdK). Avec son amie Elena Buscaino, étudiante en design graphique dans la même université, elle a créé le collectif "Riot Pant Project". Elles cherchent et achètent des pantalons, d’occasion uniquement,
qu’elles font ensuite sérigraphier dans un atelier d’imprimerie à Berlin pour les transformer en support de revendications et encourager les femmes et personnes LGBTQ à se réapproprier l'espace public.
"Nous ne voulons pas seulement questionner l'espace physique dans la société, mais aussi l'espace social entre les personnes : qui parle, qui est écouté, qui est référencé, qui est remarqué, qui devient invisible dans la société ? Et je pense que nous sommes très attachées à ce troisième slogan "Give us space", qui montre que le "manspreading" n'est autre qu'une forme de la masculinité toxique," explique Elena Buscaino. Rio Pant Project travaille aussi sur les pantalons que les personnées intéressées envoient, qui sont imprimés avec l’un des trois slogans - "Stop manspreading !", "Toxic masculinity", "Give us space" - puis renvoyés à leurs expéditeurs.
Riot Pant Project: Zwei Berliner Künstlerinnen gegen Manspreading und toxische Männlichkeit https://t.co/aHr3wH3vvI #Kultur via @jetzt
— Larissa (@Ms_Sevenfold) March 5, 2020
Cette arme vestimentaire ne révèle son message politique caché qu'en imitant l'attitude de son vis-à-vis : cuisses ouvertes, exhibant le slogan en lettres capitales sur l'entrejambe. "Ce n'est que par l'imitation que l'interlocuteur comprend l'effet que produit son comportement", estime Elena Buscaino.
Cependant, reconnaît Mina Bonakdar, "Les hommes auxquels nous nous adressons réagissent par le défi et restent assis dans leur position, jambes écartées. Nous avons aussi vu quelqu'un se lever et s’asseoir ailleurs. Mais dans tous les cas, la personne s'est sentie visée, elle a pris conscience de sa posture," poursuit la militante, qui espère surtout donner matière à réfléchir. Pour elle, le simple fait de porter ce pantalon permet aux femmes de "se sentir plus fortes et gagner en confiance".
Si il peut paraître anecdotique à certains, le problème du manspreading existe depuis l'apparition des transports collectifs, ou presque. "Asseyez-vous avec vos membres près du corps et ne décrivez pas un angle de 45 degrés avec vos jambes, ce qui reviendrait à occuper la place de deux personnes", prévenait dès 1836 le Times of London dans un article consacré à la bienséance dans l'autobus, explique dans History of the Bakerloo Line Clive D.W. Feather, spécialiste du métro londonien.
Le terme s'est popularisé en 2013, lorsque des utilisatrices du métro new-yorkais ont publié, sur les réseaux sociaux, des photos de voyageurs prenant leurs aises et de leurs voisines recroquevillées. Selon une étude de 2016 de l'Hunter College de New York, 26% des usagers masculins du métro de la ville abusent de cette pratique contre moins de 5% des femmes. La métropole américaine a été l'une des premières au monde à tenter de freiner ce comportement. En 2014, son gestionnaire des transports (MTA) avait collé des autocollants dans les wagons avec pour message : "mec, arrête de t'étaler s'il te plaît".
Depuis, la Corée du Sud, le Japon ou Istanbul ont mené des campagnes similaires. A Madrid depuis 2017, les usagers du bus s'exposent même à une amende s'ils sont pris en flagrant délit "d'étalement masculin".
'‘Yayılarak Oturma’’ artık son buluyor. Tüm dünyada kabul görmüş bu kurala uyalım uymayanları uyaralım. #ibb #metro #istanbul pic.twitter.com/mMP97GTJcP
— Metro İstanbul (@metroistanbul) July 11, 2017
Sur Internet, le sujet est rapidement inflammable, certains hommes justifiant leur posture par leur spécificité anatomique. Un argument qu'aucune étude scientifique n'a pu jusqu'à présent confirmer. C'est plutôt "une question de répartition des sexes" au sein de la société, affirme Bettina Hannover, psychologue et professeure à l'Université libre de Berlin. "Les hommes (...) montrent leur domination par leur position assise, analyse-t-elle. Les femmes sont censées prendre moins de place et surtout se comporter de manière décente".
Elena Buscaino le confirme : "Si vous regardez autour de vous dans une rame de métro, vous remarquerez que les personnes socialisées en tant que femmes croisent les jambes, s’effacent, donnent de l'espace et agissent de manière plutôt réservée. Nous avons également observé que les personnes socialisées en tant qu’hommes se sentent en droit de prendre de l'espace, de faire preuve de domination physique, et nous voulons donner aux personnes marginalisées de cette société les moyens de se réapproprier cet espace."
#womanspreading Part 2.
— Melanie Wery-Sims ₍ᵔ·͈༝·͈ᵔ₎ (@MelanieWerySims) November 10, 2020
Sisters, Ihr seid genial.
.
.
.#feminismus #feminism #womenempowerment #womenspreading #Frauenpower pic.twitter.com/jrrcAuO4ux
Pour Mina Bonakdar, il ne s’agit pas juste d’imiter le "manspreading" et d'en rester là. Ce qu'elle combat, c'est aussi la connotation qu'il y a, pour une femme, à écarter les jambes : "Enfant, j’ai très souvent entendu, quand je portais une jupe : "Tu ne peux pas écarter les jambes" et je ne comprenais pas, je me disais "pourquoi ? Je veux pouvoir m'asseoir comme je veux. Je veux pouvoir m’asseoir les jambes écartées sans être attaquée parce qu’une autre personne me sexualise."
Quant à la compagnie des transports berlinois, BVG, elle assure que les plaintes sont trop peu nombreuses pour justifier une campagne séparée, "pour le moment".
A lire aussi dans Terriennes :
► Lutter ou ne pas lutter contre le "manspreading", cet "étalement masculin"
► Manspreading : l'étalement masculin pointé du doigt dans le métro parisien
► Mansplaining : quand un homme explique à une femme ce qu’elle sait déjà
► "M'Explique Pas La Vie, Mec !" : une BD pour reprendre le pouvoir face au "mansplaining"