Street art féministe : visite guidée à la Butte-aux-Cailles, un "musée à ciel ouvert"

Dans le 13e arrondissement de Paris, le quartier de la Butte-aux-Cailles, avec ses airs de village urbain, est le fief du "street art" à la française. "Tags", dessins ou collages - une multitude de street artistes féministes investissent les lieux... et les murs. Reportage.  
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Fresque murale réalisée par Kashink, une street artiste gender fluid, en collaboration avec les enfants de l'école maternelle située rue Vandrezanne.
© Nioucha Zakavati
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Connue pour ses rues pavées, ses petits immeubles et son aura pittoresque, la Butte-aux-Cailles, dans le 13e arrondissement de Paris, est aussi un haut lieu de l'art urbain parisien. Ce qui démarque ce quartier en particulier ? Sa grande concentration d'oeuvres féministes.

Depuis un an, l'entreprise Feminists of Paris organise des tours guidés pour faire connaître les artistes qui alimentent ce musée à ciel ouvert. Avec, comme fil conducteur, le féminisme. En haut de la rue Jonas, Manon, la guide, amorce la visite : "Quel est le premier mot qui vous vient à l'idée lorsque je dis 'féminisme' ? Êtes-vous féministe ?" Egalité, intersectionnalité, droit, empouvoirement... Les réponses sont variées. L'idée est de créer le débat et d'appréhender le tour dans son intégralité, tant les dimensions du féminisme sont diverses, même dans l'art urbain. 

Qui sont les Feminists of Paris ?

A l'origine de ce projet, deux filles : Cécile et Julie. L'idée de faire des visites guidées leur est venue lors d'un cours d'entrepreunariat à Sciences Po. Initialement lancées sur "AirBnB expérience", les visites ont rapidement attiré beaucoup de curieux.

Aujourd'hui, Feminists of Paris est une activité entrepreunariale à part entière. L'objectif : "parler de féminisme à travers l'art et la culture", éclaire Cécile. "On veut permettre à un maximum de personnes de découvrir le féminisme et les femmes oubliées de Paris, explique-t-elle. Les femmes dans l'espace public sont invisibilisées. Quand on est une femme aujourd'hui et qu'on se promène dans Paris, on ne va pas avoir le même sentiment qu'un homme. Cela est dû à des mécanismes de la société patriarcale, que l'on va expliquer pendant nos tours."       

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"Je ne brise pas que les coeurs", de Miss Tic. Rue des Cinq Diamants.
© N.Z

Première étape : entre l'ardoise du menu et l'entrée du restaurant Chez Gladine, un dessin de Miss Tic passe presque inaperçu. Cette artiste, considérée comme la pionnière du street art en France, est connue pour ses dessins de femmes, accompagnées de citations mêlant jeux de mots et libération sexuelle. Et puis tout le long de la rue des Cinq-Diamants, son art, maintenant, saute aux yeux. Miss Tic privilégie le pochoir, une technique qui lui permet, grâce à un support découpé et des bombes de peinture, d'imprimer ses messages sur les murs.

Une grande partie des férus d'art urbain pensent que ces femmes sont des autoportraits car elles se ressemblent toutes entre elles. Et à Miss Tic elle même. "Dans le monde du street art, beaucoup de légendes urbaines circulent", remarque Manon. Autoportraits ou pas, l'essence des pochoirs de Miss Tic se trouve dans les messages, tous plus ou moins féministe : "Dire la puissance des femmes contre le pouvoir des hommes", "Parole naît d'un pari dont la femme est capitale", "Mieux que rien c'est pas assez".
 

C'est sans doute le passif avec la commune de Paris en 1871 qui a poussé les artistes à choisir ce lieu.

Manon, guide Feminists of Paris
 

Pourtant, ses oeuvres sont critiquées par des street artistes féministes, qui estiment qu'elles ne reflètent pas la diversité des corps de femmes. La silhouette est blanche, fine, et répond en réalité aux codes de beauté ambiants, souvent édictés par des hommes. Miss Tic ne se revendique pas féministe. 

En 2010, elle écope d'une amende de 10 000 euros, le street art étant considéré comme du vandalisme de l'espace public. Mais avec la notoriété arrive aussi la reconnaissance artistique. Exposée depuis quelques années dans différentes galeries d'art, elle demeure l'une des street artistes les plus connues du milieu.

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"On s'aime sans s'appartenir, n'est-ce pas merveilleux ?", du collectif Wild Wonder Woman
© N.Z

Vers la rue Alphand, ce sont les "stickers" qui ont investi les murs. Ces autocollants permettent aux artistes de poser leurs tags ou graffs instantanément et n'importe où, en minimisant le risque de se faire arrêter.

Ici, la guide met en avant la richesse des représentations féministes. Le collectif Wild Wonder Woman a choisi de montrer la diversité du corps de la femme : poilues, homosexuelles et souvent avec un vagin au milieu de la poitrine. Avec ces stickers, le collectif veut oeuvrer pour plus d'inclusivité dans l'espace public.

Plus loin, des stickers de Mars L montrent un clitoris avec, à l'intérieur, une oeuvre d'art connue. Son idée part d'une expérience personnelle : un jour, elle reçoit un numéro du magazine féminin Causette sur le sujet. Elle apprend alors énormément de choses sur cet organe et tout le système de plaisir qu'il cache. "Il faut savoir que le clitoris- dans son entièreté - n'est représenté que dans 8% des manuels scolaires en France, avertit Manon. Quand on en parle à l'école, c'est uniquement pour le situer dans le cadre de la reproduction, et on ne parle jamais de ses autres fonctions". Pour Mars L, c'est une prise de conscience : elle décide alors de remettre en valeur le clitoris dans l'espace public, grâce à son savoir-faire.

Problème : ces oeuvres sont souvent vandalisées. Si l'art urbain est par définition éphémère, l'hostilité qu'il peut susciter l'est moins. Tout en présentant la peinture murale de COMBO Culture Kidnapper, un artiste homme hétérosexuel qui fait des oeuvres LGBTQ, Manon explique que ces oeuvres sont systématiquement abîmées. Sa première fresque montrait les personnages de bande dessinée Tintin et Haddock en train de s'embrasser. Résultat : quelques jours plus tard, elle est saccagée par le collectif la Manif pour Tous, raconte Manon. La même chose arrive une deuxième, et une troisième fois, avec des commentaires haineux sur Twitter, dont l'artiste décide alors de faire une oeuvre à part entière. 

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La guide montre la peinture murale de COMBO Culture Kidnapper vandalisée. La mention "PD" est inscrite sur le torse d'une des figures.
© N.Z
Parfois le vandalisme manifeste un caractère explicitement antiféministe. Sur une autre oeuvre de COMBO Culture Kidnapper, une superhéroïne de comics porte un t-shirt sur lequel est inscrit, en anglais, "Le futur appartient aux femmes". La superhéroïne porte aussi un badge où elle embrasse sa petite amie. Le sabotage est étrangement ciblé : la mention Future is female et le badge ont été arrachés. 
 
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La mention Future is female a été arrachée. 
© N.Z

A chaque étape de la visite, Manon contextualise les questions abordées par les tags et apporte un éclairage historique. Pourquoi le quartier de la Butte-aux-Cailles abrite-t-il une telle concentration d'oeuvres féministes ? "C'est sans doute le passif avec la commune de Paris en 1871 qui a poussé les artistes à choisir ce lieu, énonce-t-elle. Sur cette place [de la commune, ndlr.] s'élevait une barricade. C'est en quelque sorte l'expression de la première révolte communiste et féministe, qui en plus était menée par Louise Michel. Elle et les femmes ouvrières réclamaient le même salaire que les hommes".   

Mais depuis peu, un nouvel acteur sillonne les rues du quartier à la recherche de la perle rare : le collectionneur, qui voit dans le street art les prémices d'une entreprise lucrative. Dans son viseur, entre autres, Intra Larue. Cette artiste utilise de l'argile pour mouler son sein, qu'elle dépose ensuite un peu partout dans Paris, souvent à des endroits incongrus.
 
Voyant ces chasseurs de l'art éphémère lui voler littéralement son art, et donc d'une certaine manière, ses seins, Intra Larue réplique. Et décide de changer sa méthode de conception. Elle commence à utiliser une matière qui lui permet toujours de faire le moulage de son sein mais qui, après avoir séché, se fragilise. Elle continue de les déposer à des endroits insolites avec la seule différence qu'au toucher, le sein s'effrite ! Un geste symbolique que l'artiste explique simplement, raconte Manon : "Ces seins représentent mon corps, et n'appartiennent à personne".