Fil d'Ariane
En décembre 2024, les autorités de la ville de Koursk (près de la frontière ukrainienne) ont organisé une séance photo pour les mineures enceintes et les mères adolescentes.
Face au déclin démographique de la Russie, la natalité est devenue une véritable obsession pour les autorités russes et en premier lieu pour Vladimir Poutine. Entre la restriction des droits reproductifs et la propagande anti-avortement, les femmes – et en particulier les très jeunes femmes – sont de plus en plus ciblées. Enquête.
Elles étaient quatre activistes à manifester à Moscou, devant la Douma, la Chambre basse du Parlement, le 12 novembre 2024 – alors que personne n’ose plus élever la voix aujourd’hui en Russie, où la répression est sans précédent depuis l’invasion de l’Ukraine.
Ce jour-là, la Douma adoptait un énième projet de loi répressive, qui bannit, cette fois-ci, la promotion du “refus d’avoir des enfants". Les militantes étaient vêtues de capes rouges et de coiffes blanches, allusion à la série La Servante écarlate, inspirée de la dystopie de Margaret Atwood. Dans la série et le livre, la caste au pouvoir dans une dictature militaire réquisitionne des femmes pour procréer et perpétuer la race élue…
Les forces de l’ordre ont menacé les manifestantes de poursuites pénales, et elles ont dû quitter les lieux. Le lendemain, la police est venue chez l’une d’elles, Tatiana Soukhareva – un mois plus tard, elle a quitté le pays. Une autre militante, dont le nom n’est pas cité dans les médias, a été arrêtée.
Les activistes féministes devant la Douma à Moscou le 12 novembre 2024.
Selon la nouvelle loi, contre laquelle protestaient les activistes, la “propagande" pour un mode de vie sans enfants sera désormais passible d’une amende dont le montant pourrait s’élever à 400 000 roubles (environ 3 600 euros) pour les personnes physiques et à 5 millions de roubles (environ 45 000) pour les personnes morales.
Est-ce qu’un jour la police ne va pas débarquer chez nous et demander : ‘Où est votre enfant ? Ayez des rapports sexuels avec votre épouse et faites-en un !’ Mikhail (le prénom a été modifié), médecin à Saint-Pétersbourg
Ludmila (prénom fictif), une Moscovite âgée de 38 ans, confie à Terriennes son inquiétude : “Nous ne savons pas pour l’instant ce que [l’adoption de cette loi] va donner. Est-ce que le fait d’être une femme en âge de procréer et qui n’a pas enfant sera considéré comme une forme de ‘propagande’ pour des modes de vie sans enfants ?… Il y en a marre [des autorités] qui se mêlent de nos vies intimes !", lance-t-elle, excédée.
Mikhail (le prénom a été modifié), médecin à Saint-Pétersbourg, en couple et sans enfants, s’alarme, lui aussi : “Est-ce qu’un jour la police ne va pas débarquer chez nous et demander : ‘Où est votre enfant ? Ayez des rapports sexuels avec votre épouse et faites-en un !’" Il admet que cela ressemble à une “mauvaise blague", avant de rappeler que les personnes de la communauté LGBT “ont déjà été blacklistées". Elles sont poursuivies notamment en vertu d’une loi contre la “propagande homosexuelle"… Le mode d’application de la nouvelle législation n’est pas encore clair, mais elle a déjà eu des conséquences – et cela même avant d’être promulguée.
En octobre 2024, un célèbre groupe sur le réseau social russe Vkontakte, appelé “Le bonheur d’être mère" (“#щастьематеринства" en russe), a été fermé par ses administrateurs. Créé en 2015, il comptait presque 150 000 participantes, qui y partageaient de façon anonyme leur vécu difficile, notamment celui de l’isolement social et des comportements abusifs des pères de leurs enfants. Ce genre de témoignage pourrait-il désormais être considéré comme la “promotion" d’un mode de vie sans enfants ? Dans le doute, la communauté historique de mères a cessé son activité – de même que le groupe le plus important des Childfree (des personnes sans enfants par choix) sur Vkontakte.
“L’idéologie qu’essaie de nous imposer [l’Occident] par la propagande du refus de procréer aura pour effet que [la population russe] arrêtera de faire des enfants", affirme le Président de la Douma Vyachaslav Volodine.
Ce qui est encore plus inquiétant, c’est que la loi sur la promotion du choix de ne pas avoir d’enfants fait partie de tout un arsenal de mesures de l’État qui visent à restreindre les droits reproductifs des femmes. Elle venait à peine d’être adoptée quand une autre proposition de loi a été annoncée, sur la “protection de la santé" avant la naissance. Cette dernière doit être examinée par la Douma au printemps 2025.
Si ce texte est promulgué tel qu’il est, il va logiquement – et juridiquement – conduire à l’interdiction des avortements. Sofia Rusova
D’après Sofia Rusova, défenseure des droits d’un centre d’aide aux femmes victimes de violences domestiques, “si ce texte est promulgué tel qu’il est, il va logiquement – et juridiquement – conduire à l’interdiction des avortements". Notre interlocutrice rappelle qu’aujourd’hui en Russie “une femme a le droit de s’adresser à un établissement médical afin de demander l'interruption volontaire de grossesse – cela d’après la loi fédérale ‘sur la protection de la santé des citoyens russes’ [qui autorise l'IVG jusqu’à 12 semaines de grossesse, ndlr]". Or, la protection de la “santé" de l’embryon (ou du fœtus), mise au même niveau que celle de la mère, contredit cette norme juridique, souligne-t-elle.
Compte tenu du contexte actuel, Sofia Rusova ne serait pas étonnée si le projet de loi était adopté. “Il y a encore un an, personne n’aurait cru que le texte sur les modes de vie sans enfants serait approuvé aussi massivement [403 députés sur 450 ont soutenu ce projet de loi, ndlr]".
“J’ai discuté avec des représentants de l’Église orthodoxe russe, qui, évidemment, font du lobbying afin que les avortements soient interdits, poursuit Sofia Rusova. Aucune tentative de leur expliquer que cela serait nuisible pour les femmes – et pour les familles – n’est suivie d’effet." Elle espère néanmoins – même si l’espoir est faible – que le ministère de la Santé s’y opposera, comme ce fut le cas en 2016, quand il était question que les IVG ne soient plus prises en charge par l’État. A l’époque, le ministère soulignait dans un communiqué : en 1940, quatre ans après l’interdiction des avortements en 1936, plus de 51% des décès maternels sont survenus à la suite d’un avortement – contre 26 % en 1935.
Et dire que l’URSS avait été le premier pays au monde à légaliser l’avortement – en 1920…
Action anonyme à Saint-Pétersbourg. L’un des panneaux, accroché sur un cintre (symbole des avortements illégaux dans plusieurs pays), alerte : “L’interdiction des avortements conduit aux IVG illégales."
Une autre mesure des autorités – “purement politique", selon Sofia Rusova – pour booster les naissances : depuis 2023, seize régions russes ont banni “l’incitation" à l’avortement. “Nous avons étudié les sites des tribunaux, et n’avons pas trouvé de mentions de poursuites administratives en vertu de cette législation", précise la défenseure des droits.
Il n’en demeure pas moins que, d’après les médias russes, un nombre croissant de cliniques privées ne proposent plus d’IVG. Ainsi, en mars 2024, en république du Tatarstan, 19 établissements ont “volontairement" supprimé les avortements de la liste des actes médicaux… En outre, depuis septembre 2024, les autorités restreignent l’accès à certains types de pilule du lendemain : en durcissant les règles de délivrance et en limitant la vente sans ordonnance.
Environ 90% des femmes qui ont recours à nous sont âgées de moins de 20 ans, beaucoup d’entre elles sont étudiantes ou lycéennes. Irina Fainman, militante pro-avortement
Les activistes féministes russes “ne s’attendaient pas à ce que [les autorités] aillent jusque-là", confie Irina Fainman, coordinatrice d’un groupe de militantes qui stockent les moyens de contraception d’urgence. Elles font des provisions de pilules du lendemain dans différentes villes russes et la distribuent aux femmes qui en ont besoin via un chat sur Telegram (le don de celle-ci est pour le moment légal en Russie). “Environ 90% des femmes qui ont recours à nous sont âgées de moins de 20 ans, beaucoup d’entre elles sont étudiantes ou lycéennes", souligne Irina Fainman. D’après elle, les jeunes femmes sont les plus “vulnérables" et les plus touchées par le durcissement de l’accès à la contraception d’urgence : elles ne s’adresseront pas forcément à un hôpital ou une clinique privée pour obtenir une ordonnance. La militante ajoute que l’accès à la pilule du lendemain sans ordonnance est d’autant plus difficile dans les régions où les autorités mènent une politique pro-naissance et anti-IVG plus poussée.
Car le taux de natalité fera désormais partie des “Indicateurs Clés de Performance", que les gouverneurs doivent livrer au Kremlin, d’après le média indépendant russe Verstka. Comme l’a souligné le chef de l'État en avril, l’augmentation des naissances est un “objectif prioritaire national". Et lors de la séance de questions-réponses en décembre, il annoncé que “le nombre de femmes en âge de procréer a chuté de 30%", en ajoutant, avec un rire gêné, que “ [le pays a] besoin de filles, de jeunes femmes".
Il est vrai que depuis l’annexion de la Crimée en 2014, le nombre d’enfants nés en Russie ne cesse de baisser. En 2023, il s’établissait à 1 264 000, chiffre le plus bas depuis 1999. Mais ce qui est passé sous silence, c’est la question de la mortalité, celle des hommes à la guerre en Ukraine. Car d’après le média russe Mediazona et le service russe de la BBC, plus de 66 000 soldats russes ont déjà été tués depuis le début de l’invasion.
“Pourquoi les femmes devraient-elles remplir les rangs de l’armée russe et envoyer leurs proches et leurs êtres chers à la guerre ?", raconte à Terriennes l’activiste Vika Privalova.
Pour Vika Privalova, artiste et activiste du mouvement Résistance féministe antiguerre, la restriction des droits reproductifs “ressemble à une tentative de l’État de compenser les pertes au niveau de la population – et de l’armée – en ayant recours au corps des femmes, tout en ignorant leurs désirs et leurs besoins".
Procréez tant que l’appareil à accoucher marche ! Alexander Iltyakov, député russe
“[Les autorités] exigent de façon plus ou moins directe que les femmes fassent des sacrifices – pour quelque chose d’abstrait, à savoir la ‘stabilité démographique’ ", dit-elle, en soulignant que ces exigences sont “ridicules".
C’est vrai que le message des autorités ne pourrait pas être plus clair. “Procréez tant que l’appareil à accoucher marche", a ainsi déclaré le député Alexander Iltyakov en novembre, pour ne citer qu’un exemple des propos choquants tenus par des politiques. Par la suite, il a traité d’“épouvantails" les femmes qui choisissent d’elles-mêmes à quel moment elles souhaitent avoir des enfants – et a même affirmé que la guerre en Ukraine a commencé à cause de femmes qui avortent…
Les représentants de l’Église en rajoutent une couche. Dans une émission consacrée aux femmes qui tombent enceintes à la suite d’un viol, la présentatrice de la chaîne orthodoxe Spas est allée jusqu’à dire que “la future maman qui met fin à la grossesse devient elle-même une criminelle, et pas moins que la personne qui a perpétré la violence".
Les autorités tendent bassement des pièges aux femmes. Comme le rapporte la Résistance féministe antiguerre, dans la ville de Tver, certaines pharmacies distribuent des dépliants de la fondation anti-IVG “Les femmes pour la vie" avec l’achat d’un test de grossesse. Sur la brochure, un numéro pour joindre un “psychologue professionnel" est indiqué… Les jeunes femmes sont tout particulièrement ciblées. En septembre 2024, sur l'île de Sakhaline, par exemple, une vidéo d’une IVG chirurgicale a été montrée aux lycéennes et lycéens. Il leur a été expliqué qu’en cas de grossesse, “il vaut mieux que la jeune fille accouche".
Dans le même temps, une émission de téléréalité appelée “16 ans et enceinte" met en scène des adolescentes qui sont d’abord déroutées par leur grossesse précoce, puis rassurées par leur entourage. Comme résultat de ce matraquage incessant, les femmes ne sont plus sûres d’avoir le droit d’avorter, affirme la défenseure des droits Sofia Rusova. “Les femmes s’adressent à nous afin d’avoir des explications sur la législation. Car [ce sujet] est dans l’air, notamment dans les médias fédéraux : ‘Avorter c’est mal, il faut faire dix enfants !’"
Une table ronde anti-IVG intitulée “La vie est un don sacré" a été organisée pour les lycéens et les étudiants de la ville de Primorsko-Akhtarsk en Novembre 2024.
Fidèles à leur stratégie de gestion de la population par la carotte et par le bâton, les autorités d’au moins sept régions proposent désormais des récompenses aux jeunes femmes qui tombent enceintes, d’après Verstka. Ainsi, en République de Carélie, les étudiantes âgées de moins de 25 ans recevront 100 000 roubles (environ 900 euros) à la naissance du premier enfant après janvier 2025.
Au lieu de tenir des propos insupportables, [les autorités devraient] mettre en place des politiques qui permettraient de créer des conditions confortables pour les mères. Ksenia Frantseva, femme politique russe indépendante
Or, le problème de la baisse de natalité est un problème “complexe", souligne la politique indépendante Ksenia Frantseva – et qui nécessite des solutions “tout en finesse", selon elle. “D’abord, il faut que [les autorités] arrêtent de harceler les femmes avec ça !", explique-t-elle. “[Il faut qu’elles] respectent le droit des personnes de faire ce choix, intime [d’avoir ou non des enfants], par elles-mêmes", affirme-t-elle. “Deuxièmement, au lieu de tenir des propos insupportables [sur ce sujet], [les autorités devraient] mettre en place des politiques qui permettraient de créer des conditions confortables pour les mères", poursuit-elle.
Elle rappelle que les conditions de vie restent particulièrement “dures" dans les régions reculées. Dans sa propre ville natale, Slavgorod, par exemple, le seul hôpital où les femmes pouvaient accoucher a été fermé, et elles devaient se rendre dans un établissement situé “à 434 km".
D’après Ksenia Frantseva, beaucoup de mères célibataires doivent survivre avec des allocations minimes – 25 000 roubles par mois (220 euros) à Moscou, alors que les places dans les écoles ne sont pas toujours disponibles. En outre, selon elle, en Russie, “en règle générale, les maris n’aident pas [les femmes] – telles sont les normes patriarcales. Alors, toutes les responsabilités qui concernent l’enfant et le quotidien de la famille reposent sur les épaules de la femme", ajoute-t-elle. Elle souligne, enfin, que “d’après les statistiques, on voit que les naissances en Russie ont le plus augmenté pendant les années qui étaient prospères et tranquilles. Peut-être, la solution [au problème de la baisse de la natalité] réside-t-elle là ?", ironise-t-elle.
La série “16 ans et enceinte".
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