Fil d'Ariane
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Si le nombre de créatrices présentes à cette édition 2019 d'Art Paris a augmenté de 50 % par rapport à l'année précédente, les artistes femmes restent cruellement sous-représentées dans les expositions et les collections de musées, quand elles n’en sont pas complètement absentes.
Crédibilité, visibilité, cote sur le marché... Chargée de la mise en valeur des artistes femmes à Art Paris, l'association AWARE a, depuis 2014, pour objectif de replacer les artistes femmes du XXe siècle dans l’histoire de l’art :
[A LIRE] "Irish artist Mary Swanzy was a woman of many styles" via @irishexaminer @CrawfordArtGall : https://t.co/pKHKOgY45N pic.twitter.com/z7TuHXc5CR
— AWARE Women Artists (@AwareWomenArt) 5 avril 2019
C’est un fait. Les femmes sont mal représentées dans le monde des arts. Les chiffres sont éloquents : à peine 25 % des expositions de la Tate Modern sont consacrées à des créatrices.
Au Metropolitan Museum of Art de New York, moins de 5 % des artistes de la section "art moderne" sont des femmes, alors que 85 % des nus sont des femmes, dénonce le collectif américain Gerrilla Girls, qui médiatise régulièrement le manque de visibilité des femmes artistes sur les réseaux sociaux et par leurs actions.
Le MoMa ne fait pas mieux : seulement 7 % des œuvres exposées ont été réalisées par des femmes.
Pour certaines, comme l'artiste tunisienne Aïcha Snoussi, invitée du podcast live La Poudre enregistré en public dans le cadre de la soirée Art féminisme au centre Beaubourg ce 4 avril 2019, le moyen le plus efficace et rapide de faire rentrer les femmes au musée, "c'est la force, en imposant la parité et déconstruisant les schémas existants".
Certaines initiatives existent déjà dans ce sens . Constatant qu'il n'avait que 4 % d'oeuvres de créatrices dans ses collections, le musée Stedelijk d'Amsterdam a créé deux fonds d'acquisition dédiés aux oeuvres de femmes . Voilà un exemple radical, à suivre pour rééquilibrer les collections sans plus attendre ! Mais pour cela, il faut une volonté politique et de l'argent.
Pour renforcer la présence des artistes femmes dans les musées, selon Camille Morineau, conservatrice du patrimoine, directrice artistique et commissaire d'exposition à la Monnaie de Paris, le public est moteur, mais tous les rouages de la critique d'art sont importants, ainsi que l'appui des commissaires. La dénonciation par les chiffres aussi porte ses fruits : "du moment que c'est l'argent de nos impôts qui sert à acheter les collections exposées dans les musées publics, chaque citoyen et citoyenne peut jouer son rôle."
Pour l'historienne de l'art Fabienne Dumont, c'est la somme de tous ces mécanismes qui permettra de faire entrer davantage de femmes dans les musées. "Et si l'on fait bouger les lignes dans les musées, on les fait bouger dans les mentalités aussi, dans la manière dont les femmes sont représentées et se représentent, dont elles conçoivent la possibilité de devenir artiste, d'être achetées et collectionnées, et donc de vivre de leur art." Dans les écoles d'art, les femmes représentent plus de 60 % des effectifs, un chiffre qui chute à 30 %, voire 10 % ou 15 % dans les expositions.
Placer des femmes à la tête des institutions culturelles est une initiative radicale pour faire entrer les oeuvres de femmes au musée, comme Camille Morineau à la Monnaie de Paris, instigatrice des expositions "Elles" et "Women House", ou Marta Gili au Jeu de Paume, qui n'a jamais exposé autant de femmes photographes que ces dernières années.
Si l'on considère les achats d'oeuvres d'art, les femmes, là encore, restent loin derrière les hommes : 20 % seulement des artistes qui vivent de leur art sont des femmes. Parmi les 500 artistes les mieux côtés au monde, il n'y a que 19 créatrices. Et d'après le rapport sur le marché de l'art d'Art Basel et UBS, huit oeuvres seulement signées de femmes se sont vendues à plus d'un million. Le 6 mars dernier, Christie's ne proposait à la vente que 5 oeuvres de femmes sur 42 oeuvres en tout.
"Aujourd'hui, les artistes femmes des années 1970 sont reconnues, mais les institutions continuent à essayer de les avoir au rabais au lieu d'essayer de rétablir l'équilibre," explique Fabienne Dumont. Pour pallier la précarisation des femmes artistes, Camille Morineau l'assure : "L'arme, c'est l'information. C'est l'information qui transforme les choses de façon pérenne. D'autant que le marché se nourrit d'information. Plus on parle des oeuvres de femmes, plus elles prendront de la valeur."
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Pour la petite histoire, Frida Kahlo et Susanne Valadon sont les seules femmes dont l'oeuvre est davantage cotée que celle de leur compagnon (Diego Rivera) pour la première, fils et compagnon pour la deuxième (mère de Maurice Utrillo et compagne d'André Utter).
Aucune raison pour que les femmes artistes ne soient pas mues par la même pulsion créatrice que les hommes. Pour Camille Morineau, les artistes mises en valeur dans son exposition Women House n'avaient rien d'autre en commun que d'avoir été oubliées.
L'historienne Fabienne Dumont assure que "tous les chapitres de l'art, toutes les tendances, tous les styles, toutes les techniques montrent que les femmes ont toujours été là, qu'elles ont toujours travaillé. Les femmes sont simplement moins regardées que les hommes. Elles ont ressenti la pulsion créatrice, mais elles n'ont pas le temps ni l'assurance pour promouvoir leur travail. Dans le regard de la société, les femmes enfantent, mais elles ne créent pas - c'est un tabou anthropologique."
Les femmes artistes ont toujours trouvé les moyens d'exister, en s'engouffrant dans toutes les brèches et en gagnant en visibilité et en légitimité à leur époque, mais systématiquement, l'histoire de l'art les a oubliées. "Chaque jour, on découvre de nouvelles artistes, dans de nouveaux pays, adeptes de nouvelles techniques, représentant de nouveaux mouvements. On découvre que le pop art, l'art conceptuel, l'art minimal ont été très féminin. Les femmes ont aussi fait beaucoup de performances, mais leur production est tellement peu cartographié qu'il est difficile d'avoir du recul. L'histoire est en train de s'écrire."
Parmi les pratiques sexistes de l'histoire de l'art, raconte Fabienne Dumont, "on interdisait aux femmes de peindre des nus, puis l'on décrétait que le nu était absolument nécessaire pour la peinture d'histoire, que l'on plaçait tout en haut de la grille des valeurs." Ainsi les portes se sont-elles fermées aux femmes qui, par exemple, ne pouvaient pas postuler au prix de Rome. Les grilles ont changé et continuent à changer, mais de nouveaux critères sont apparus pour discriminer les femmes, les repousser en marge et mettre les hommes en avant.
Et lorsque des créatrices émergent, leur oeuvre est présentée de façon très édulcorée. La virulence féministe de Niki de Saint-Phalle à ses débuts, par exemple, est restée totalement occultée. Ses nanas noires, l'expression d'un engagement intersectionnel, étaient tombées dans les oubliettes de l'histoire.