Suzanne Valadon, l'artiste peintre qui "réinventa le regard"

La peintre française Suzanne Valadon, pionnière du nu masculin, peignait aussi les femmes, mais pour elles-mêmes, pas pour le regard d'un homme. Elle est aussi l'une des rares femmes à avoir été célébrée de son vivant. Le Centre Pompidou de Paris, consacre une rétrospective à cette figure de l'univers artistique montmartrois.

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Valadon autoportrait

Suzanne Valadon, Autoportrait, 1883. Mine graphite, fusain et pastel sur papier, 43,5 x 30,5 cm

 

Centre Pompidou, MNAM-CCI/Jacqueline Hyde/Dist. GrandPalaisRmn
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Suzanne Valadon (1865-1938) fait "figure de référence, critiquée mais jamais oubliée", explique Xavier Rey, à la tête du Musée national d'art moderne du Centre Pompidou et commissaire de l'exposition avec Nathalie Ernoult, attachée de conservation au sein de cet établissement, et Chiara Parisi, directrice du Centre Pompidou Metz. 

Pourtant, "le grand public la connaît encore peu, beaucoup moins que ses pairs Toulouse Lautrec, Auguste Renoir ou Pierre Puvis de Chavannes, auprès desquels elle a appris la peinture en posant d'abord comme modèle et en observant", avant de s'inscrire dans leur lignée avec un "style très marquant qui réinvente le regard", souligne Nathalie Ernoult. 

Nue valadon

Gardien de musée devant une peinture de Suzanne Valadon lors de l'exposition El Paris de Modigliani y sus Contemporáneos, ou "Le Paris de Modigliani et de ses contemporains au Palacio de Bellas Artes" à Mexico, le 7 septembre 2020. 

AP Photo/Marco Ugarte

Réhabilitation

"La peinture des femmes a très longtemps été ignorée et n'était pas enseignée. Elle l'est plus aujourd'hui, mais c'est souvent uniquement à travers une problématique de genre" et non pas historique, regrette Nathalie Ernoult. Artiste entre deux siècles, la peintre "ne rentre pas dans les cases des mouvements artistiques, comme l'abstraction ou le cubisme, sur lesquels se sont focalisées les années 1970", souligne aussi la spécialiste. Mais elle "bénéficie aujourd'hui d'une réflexion qui, depuis une dizaine d'années, remet en cause cet enfermement dans les mouvements".

Suzanne Valadon, toutefois, n'a "pas été totalement invisibilisée par l'histoire, contrairement à d'autres, insiste-t-elle. Très connue de son vivant et probablement l'une des plus achetées par l'Etat français, elle a bénéficié d'une première rétrospective dix ans après sa mort en 1948 au musée national d'art moderne qui se trouvait alors au Palais de Tokyo, puis d'une seconde en 1967... Il n'y en a pas eu d'autres (en son seul nom, NDLR) depuis cette date à Paris, contrairement à Braque, Picasso ou Matisse, et il faut attendre 2025 pour la voir réhabilitée", ajoute-t-elle. 

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Mère et compagne de peintres

Mère du peintre Maurice Utrillo (1883-1955), Suzanne Valadon, dont les toiles sont exposées à l'international, est aussi "probablement la première femme à avoir fait du nu masculin en grand format", fait remarquer Nathalie Ernoult. Élevée à Paris par sa mère, modeste blanchisseuse du Limousin émigrée sur la Butte Montmartre, elle a bravé toutes les difficultés pour embrasser une carrière artistique. C'est son ami Edgar Degas qui l'intronisera en lui disant : "Vous êtes des nôtres".

atelier valadon

Atelier-appartement de Suzanne Valadon au Musée de Montmartre, Paris, 18e arrondissement. Suzanne Valadon s’installa en 1911 au 12 rue Cortot, dans l’appartement qui avait été occupé par le peintre Émile Bernard. Son atelier, son salon ainsi que la chambre de son fils Maurice Utrillo y ont été reconstitués. 

Musée de Montmartre

Célébrée de son vivant

Dès 1894, Suzanne Valadon est l’une des rares femmes admises à la prestigieuse Société nationale des Beaux-arts. "Cependant, en 1894, pour présenter ses dessins au Salon de la Société nationale des Beaux-arts, elle devrait être cooptée pour y exposer. Elle se tourne d’abord vers Puvis de Chavannes, qui avait participé à la refondation du Salon, mais il lui rétorque qu’elle n’est qu’un modèle et pas une artiste. Cet épisode est symbolique pour comprendre les freins que Valadon rencontre au début de sa carrière. C’est grâce à la recommandation du sculpteur Albert Bartholomé, qu’elle finit par être acceptée au Salon. Dans la lettre de recommandation qu’il adresse au Salon, il ne fait pas mention du passé de modèle de Valadon, ce qui en dit long sur les préjugés négatifs associés à l’exercice de modèle," explique Chiara Parisi.

La Chambre bleue, ce nu ni idéalisé ni érotisé peut-être vu comme une œuvre féministe. Chiara Parisi

Elle connaît le succès dès les années 1920 avec ses portraits, puis ses représentations atypiques de ses contemporains, à l'instar de sa célèbre Chambre bleue, représentant une femme en bas de pyjama à rayures et caraco, une cigarette aux lèvres. "La Chambre Bleue est un exemple parlant de la réception positive que lui réserve la critique et les institutions à l’époque. L’œuvre renouvelle les Odalisques d'Ingres (1814) et les mauvais lieux de Lautrec, ce qui lui offre une grande reconnaissance. Ce nu ni idéalisé ni érotisé peut-être vu comme une œuvre féministe", détaille la directrice du Centre Pompidou Metz.

La chambre bleue

Détail de La chambre bleue, en couverture du catalogue de l’exposition Suzanne Valadon.

"À partir de 1913, Suzanne Valadon collabore avec la galerie Berthe Weill, qui présente son travail dans plusieurs expositions collectives. En 1926, le musée du Luxembourg reçoit de la part de Lord Joseph Duveen le don de son œuvre La Chambre bleue (1923). Enfin, malgré des premières réticences et alors qu’elle bénéficie d’une grande notoriété, elle participe chaque année depuis 1933 et jusqu’à la fin de sa vie aux expositions annuelles des FAM (Femmes Artistes Modernes), explique Chiara Parisi.

Le sexe d'Adam

Suzanne Valadon s’est très tôt aventurée sur le territoire masculin de la peinture de nus. Parmi ses tableaux les plus énigmatiques qui suscitent l'intérêt des chercheurs, Adam et Eve, portrait en pied de la peintre et d'André Utter, est l’une des premières œuvres de l’histoire de l’art réalisée par une artiste représentant un nu masculin. Cette grande toile biographique détourne l’iconographie traditionnelle de la Genèse la représente aux côtés de son futur mari et alors amant de vingt ans son cadet. "On cite souvent cette toile comme la première de l’histoire peinte par une femme à montrer le corps d’un homme nu de face, geste d’autant plus outrancier que ce corps est désiré et érotisé par la peintre", explique Chiara Parisi.

Une photographie révèle pourtant qu'à l'origine le sexe de l'homme était totalement apparent. Stéphanie Elarbi

Tandis que le sexe d'Eve est bien visible, celui d'Adam est caché par des feuilles de vigne. "Une photographie révèle pourtant qu'à l'origine le sexe de l'homme était totalement apparent", raconte Stéphanie Elarbi, cheffe du service restauration au musée national d'art moderne, qui a scruté l'oeuvre grâce aux dernières technologies de l'imagerie. Selon elle, la toile "a fait l'objet d'une grosse restauration entre 1909, époque où on estime qu'elle a été peinte, et 1920, date à laquelle elle a été exposée au Salon, avec les feuilles de vigne" probablement pour éviter la censure au Salon des Indépendants de 1920. "Une toile de lin marouflée a été ajoutée avant les feuilles de vigne à l'arrière du tableau pour réparer deux lacérations verticales au couteau faites sur les deux figures" sans qu'on sache par qui, détaille-t-elle.

Suzanne Valadon, Adam et Eve

Suzanne Valadon, Adam et Eve, 1909.

Centre Pompidou-MNAM-CCI/Bertrand Prévost/Dist. GrandPalaisRmn

"Vieille salope !"

"Quelques années plus tard, lorsque Suzanne Valadon présente Le Lancement du filet au Salon des Indépendants de 1914, un tableau monumental représentant André Utter nu comme un éphèbe dans trois positions différentes, la critique lui réserve un accueil féroce, explique Chiara Parisi : "Suzanne Valadon connaît bien les petites recettes, mais simplifier ce n’est pas faire simple, vieille salope ! " dira Arthur Cravan dans le quatrième numéro de la revue littéraire Maintenant. Si dans sa version finale, le sexe d’Utter est caché par une corde, des esquisses préparatoires montrent là encore que cet ajout fut tardif." Par la suite, l'artiste s’adonnera surtout à une iconographie centrée sur les nus de femmes et d’enfants, mais les épisodes d'Adam et Eve et du Lancement du filet font d’elle "l’anticipatrice absolue des mouvements féministes de libération des corps", aux yeux de la directrice du Centre Pompidou Metz.

Le Lancement du filet

Suzanne Valadon, détail de Le Lancement du filet, 1914 

Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Inv. AM 2312

Des nus féminins qui échappent au regard masculin

Suzanne Valadon peint désormais des nus féminins en rupture avec le regard masculin sur le corps des femmes. Loin d’être idéalisées, les femmes sont peintes pour elles-mêmes, non pour le désir d’un spectateur. "Libérée des carcans sociaux et artistiques, Valadon investit le domaine de la sexualité en peinture, rompant avec l’antagonisme "artiste mâle / modèle femme nue... Dans ses dessins au fusain, ces femmes nues sont la plupart du temps figurées actives, vaquant à des scènes de la vie quotidienne, comme la toilette, le bain, le ménage. Ces corps, au travail, fatigués ou contorsionnés, sont traités sans complaisance et cernés d’un trait incisif," détaille Chiara Parisi.

dessins valadon

Suzanne Valadon Trois nus, 1920, et Le Bain, 1908.

© Galerie de la Présidence, Paris

"Dans son dernier autoportrait, en 1931, Valadon montrait dans un réalisme impitoyable son propre corps nu, le regard fier et sévère. En cassant les codes des hommes et en imposant une subjectivité féminine sans compromis, elle fait écho aux mouvements actuels de réappropriation de l'image et de l'identité," conclut Chiara Parisi.

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Plus de 200 peintures, dessins et estampes sont présentés jusque fin mai dans le cadre de l'exposition, initiée par le Centre Pompidou Metz en 2023 et présentée dans des versions adaptées au Musée d'arts de Nantes en 2023 et au Museu nacional d'Art de Catalunya (Barcelone) en 2024.

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