Fil d'Ariane
La première fois qu'elle est venue à Paris, c'était il y a sept ans, avec son mari, Sergueï, aujourd'hui en prison au Belarus. "C'était un voyage romantique, un cadeau pour notre dixième anniversaire de mariage", se souvient-elle. Aujourd'hui, tout a changé. Svetlana Tikhanovskaïa, 38 ans, prix Sakharov 2020, est en mission à Paris pour tenter de sortir son pays de l'impasse politique dans laquelle il s'enlise.
Elle confie ses espoirs et ses craintes à Sophie Golstein.
Cela fait un an qu'Alexandre Loukachenko s'est déclaré vainqueur des élections. Une élection contestée. Aujourd'hui, qu'est-ce qui a changé ?
Svetlana Tikhanovskaïa : Beaucoup de choses ont changé du côté du régime, mais aussi dans la société, mais nous continuons à nous battre, à résister. La seule chose qui n'a pas changé, c'est notre volonté de changement au Bélarus.
Les Bélarusses ne peuvent plus revenir à l'époque où ils se sentaient soumis, esclaves. Le régime est violent, cruel, et il utilise d'odieuses méthodes de chantage au Bélarus et sur la scène internationale. Mais les Bélarusses continuent à résister, même si les images de manifestation ne sont pas diffusées dans le monde, car les manifestants le paieraient au prix fort. Des milliers d'opposants sont déjà derrière les barreaux, des centaines de milliers de personnes ont dû s'exiler. Nos médias alternatifs ont été anéantis et les ONG qui avaient des liens avec l'Europe depuis des années, aussi. Le seul levier du régime, c'est la violence et la torture.
Le régime ne retrouvera jamais la confiance et l'autorité qu'il a perdues. Il n'a rien à offrir. Même sans tenir compte des sanctions internationales, l'économie bélarusse est désormais la plus pauvre d'Europe. Maintenant que la communauté internationale est mobilisée, que les Etats Unis et les pays européens nous soutiennent, c'est plus que jamais le moment de garder le cap.
Ne vous sentez vous pas abandonnés par les occidentaux ? que s'est il passé en un an ?
Certains Bélarusses ont pu se sentir blessés par les réactions en Europe depuis l'élection, il y a un an. Tandis que des centaines de milliers de personnes étaient torturées, alors que c'était l'enfer dans notre pays, que les gens subissaient violences et humiliations, la réponse de l'Union européenne s'est limitée à trois axes de sanctions, plutôt morales, sans réel impact. Peut-être que l'Europe, à ce moment-là, a raté l'occasion d'agir. La réaction la plus vive de l'Union européenne est celle qui a suivi le détournement de l'avion de Ryanair, quand le régime est devenu une menace pour les pays européens aussi.
Mais nous sommes reconnaissants de ces réactions et de l'attention que nous porte la communauté internationale. On parle de nous et la situation du Belarus est à l'ordre du jour dans de nombreux pays. Bien sûr, il nous faut de temps à autre rappeler que nous sommes là. Et bien sûr, ce qui se passe dans notre pays est notre responsabilité. Mais, nous sommes voisins, nous sommes en Europe et vous ne pouvez pas fermez les yeux sur les violations des droits humains dans notre pays. C'est aussi un combat pour des valeurs que nous partageons avec vous. Alors le moment est venu pour les pays européens de maintenir un cap politique cohérent - et le Bélarus à l'ordre du jour. Parlez de nous à toutes les occasions possibles - G7, G20, Conseil de sécurité de l'ONU, événements spécifiques... - et les Belarusses ne se sentiront plus abandonnés.
Bien sûr, nous pensons que bien plus pourrait être fait. Car c'est notre souffrance, ce sont nos compatriotes, nos parents, les proches que nous chérissons qui souffrent en prison.
Vous étiez à Washington fin juillet, vous avez vu Antony Blinken, Joe Biden. Vous espériez voir Emmanuel Macron...
Cela ne s'est pas fait, mais je suis prête à rencontrer Emmanuel Macron quand il le souhaite. Bien sûr, son planning est serré, mais je sais qu'il connait la situation. Il a multiplié les déclarations sur le Belarus, il est engagé. J'espère le rencontrer bientôt.
Qu'attendez vous d'Emmanuel Macron ? Qu'attendez vous de la France ?
Il faut trouver une solution à la crise bélarusse. Elle dure déjà depuis trop longtemps et quelqu'un doit prendre les choses en main. Comme nous ne pouvons pas parler directement au régime, quelqu'un - un dirigeant, un pays - doit s'engager à organiser des négociations, à se poser en médiateur. C'est en engagement que la France peut prendre : s'exprimer haut et fort, se montrer tenace. Nous en serions heureux.
Attendez-vous d'Emmanuel Macron qu'il fasse pression sur le Bélarus, peut être en parlant à Vladimir Poutine, qui s'est rapproché d'Alexandre Loukachenko ?
Emmanuel Macron s'est déjà adressé à la Russie à deux reprises, et nous l'en remercions. Mais je crois qu'il est possible de réitérer la question encore en encore, pour montrer que la France se préoccupe du Bélarus. La France a de bonnes relations avec la Russie ; elle pourrait interpeller le gouvernement russe au nom des forces démocratiques du Bélarus. Défendre les droits humains contre un Etat de non-droit, ce n'est pas de l'interférence.
Ce vous recherchez en ce moment, c'est un dialogue avec Alexandre Loukachenko en vue d'élections, des élections anticipées ?
Nous ne cherchons pas le dialogue avec Loukachenko, mais avec d'autres représentants du régime. Le gouvernement ne se limite pas à une personne, c'est tout un système. Un système qui a compris que notre pays est en proie à une profonde crise économique et humanitaire. Il faut trouver une solution et il y a des personnes, au sein du régime, avec lesquelles il est possible de communiquer. Des responsables, des experts, qui peuvent jouer un rôle d'ambassadeurs et engager un vrai dialogue avec les Bélarusses. Et au cours de ces négociations devront être discutées la transition et la date de nouvelles élections, parce que seules de nouvelles élections peuvent nous sortir de l'impasse.
Loukachenko n'est plus légitime au Bélarus. C'est un criminel aux yeux des Bélarusses. Il ne peut plus diriger notre pays. Il a perdu la confiance du peuple. Il est illégitime. La seule chose que le régime puisse faire, c'est aggraver la crise.
C'est ce que vous voulez, ce sont de nouvelles élections, une date ?
Et une visibilité sur la période de transition. Bien sûr, la condition sine qua non de ces négociations reste la libération des détenus politiques et l'arrêt des violences.
Pourquoi le régime négocierait-il, puisqu'il a le soutien de la Russie et qu'il estime qu'il ne doit rien aux Bélarusses ?
Les Bélarusses ne sont la propriété de personne ni d'un seul homme. C'est aux Bélarusses de décider de l'avenir de leur pays, pas à une seule personne. Pourquoi devrait il négocier ? Parce que notre pays est en crise. Il est politiquement et économiquement isolé. Et je ne pense pas que la Russie va le soutenir très longtemps, cela lui coûterait trop cher politiquement et économiquement. Le président russe et le président bélarusse entretiennent une amitié de longue date et ils savent communiquer entre eux, mais je crois que la Russie va cesser de le soutenir, maintenant qu'il a perdu sa fonction de leader d'un pays-tampon pour la Russie. Le Belarus va devenir une zone de confrontation constante et cela n'arrange pas la Russie.
Davantage de soutien, un partage de valeurs, c'est ce que vous êtes venue chercher à Paris ?
Absolument ! On parle de Ryanair, d'immigration clandestine, mais on oublie le plus important. Le coeur du problème, c'est le mépris des droits humains au Bélarus et la dictature. Bien sûr, l'immigration clandestine est un problème, et ce n'est pas le seul, mais au lieu de traiter les symptômes, ne vaudrait-il pas mieux s'attaquer à la racine du problème, qui est ancrée dans le régime.
De nombreux militants ont été condamnés à de longues peines de prison, dont Maria Kolesnokava (condamnée à onze ans de prison, ndlr). Comment va-t-elle ?
Elle est très forte. Derrière les barreaux, elle continue à agir. Au tribunal, elle souriait, elle a fait le signe du coeur (signe de ralliement de l'opposition avant l'élection, ndlr). Elle montre qu'elle n'a pas trahi ses valeurs. Le régime veut la punir, mais elle tient bon. Nous avons de ses nouvelles par sa soeur (Tatiana Khomitch, ndlr), qui la représente actuellement sur la scène internationale, car nous ne pouvons communiquer avec les prisonniers que par l'intermédiaire des avocats. Nous recueillons toutes les informations les concernant, de façon à tenter d'intervenir au moindre problème en prison, ou si leurs proches sont inquiétés. Hélas, ce n'est pas toujours possible de s'opposer aux humiliations et la torture en prison.
Bien sûr, il y a des ONG qui pourraient faire davantage au Bélarus, comme la Croix-Rouge, qui pourrait établir un contact avec les prisonniers pour vérifier les conditions de détention. Ou les organisations de juristes. Mais ces oganismes sont surtout actifs dans les pays démocratiques et c'est assez difficile de travailler avec le régime bélarusse... Mais il ne faut surtout pas qu'ils arrêtent, car ne serait-ce que leurs tentatives répétées montrent au gouvernement de Loukachenko que l'opposition ne baisse pas les bras et qu'il est sous observation.
Votre mari est en prison et c'est pour cette raison que vous vous êtes portée candidate en 2020...
Mon mari ( Sergueï Tikhanovski, ndlr) est actuellement traduit en justice. C'est un procès à huis clos, sans famille ni presse. L'objectif est que personne ne puisse le voir, que personne ne puisse témoigner de sa force et de son énergie. Comme il est très populaire auprès des Belarusses, il risquerait de leur donner des idées... Je ne sais pas combien de temps ça peut durer, mais si rien ne change, il pourrait être condamné à quinze ou vingt ans de prison. La communauté internationale ne doit pas laisser faire.
Personnellement, comment vivez vous cette situation ?
C'est très difficile, évidemment, de regarder ses enfants dans les yeux quand ils demandent chaque jour "Quand est-ce qu'on va voir papa ?" Mon mari m'a toujours soutenue. C'est très difficile sans lui, mais je ne peux pas arrêter le combat, parce qu'il est là-bas, parce que des milliers de personnes sont derrière les barreaux et que des enfants attendent le retour de leurs pères et de leurs mères.
Peut-être que je réalise que je suis plus forte que ce que je pensais. Avec tous les problèmes auxquels j'ai dû faire face, je commence à devenir politique. Et puis j'ai les meilleurs enseignants dont on puisse rêver - des présidents, des Premiers ministres et des ministres, qui m'apprennent beaucoup. Alors je fais de mon mieux. Mais mon action n'est pas plus importante que celle de tous les Bélarusses, au Bélarus ou en exil. Toutes les initiatives sont importantes : écrire des lettres aux prisonniers politiques, réunir des fonds pour aider leurs familles ou retirer ses économies des banques d'Etat pour les boycotter... Tout le monde apporte son écot, comme autant de gouttes d'eau. Et quand il y a des millions de gouttes, c'est un océan.
Vous avez dû fuir en Lituanie, vous avez reçu des menaces de mort, est ce que vous craignez pour votre vie ?
Je ne sais plus si je suis taxée de terroriste ou d'extrêmiste au Bélarus. Tous les opposants sont catalogués de terroristes. Bien sûr, la peine de mort est toujours en vigueur, au Bélarus. Et tous ceux qui se battent contre le régime sont des cibles. Nous ne savons pas s'il a le bras suffisamment long pour nous atteindre, mais je ne me sens pas en sécurité, ni au Bélarus ni en exil. Le régime utilise les organisations internationales à mauvais escient pour faire pression sur les militants. Il transmet à Interpol une liste d'extrêmistes ou terroristes, et Interpol les surveille. Il faudrait exclure le Belarus d'Interpol et des autres organisations internationales dont le régime abuse.
Chacun d'entre nous doit veiller à sa propre sécurité. Chacun et chacune doit savoir comment agir si il ou elle se retrouve sous le coup d'une accusation ou pense qu'il ou elle est suivi par une personne suspecte. Qui appeler ? Que faire ? Où aller ?
Vous restez optimiste ?
Je n'ai pas le droit de ne pas être optimiste. Bien sûr, il m'arrive parfois d'être fatiguée, épuisée. C'est très difficile de résister aux méthodes utilisées par le régime, comme ces vidéos qu'ils prennent de moi pour les diffuser à la télévision. Mais nous sommes des femmes, nous sommes fortes, nous pouvons déplacer des montagnes pour ceux qui nous sont chers. Nous sommes des milliers et des milliers à défendre les mêmes opinions. Unis, nous sommes forts.
Où vous voyez vous dans cinq ans ?
Cinq ans, c'est si loin. De toute évidence, je me vois au Bélarus, un pays qui sera libre, un nouveau Bélarus où tout le monde oeuvrera à bâtir un pays meilleur. A l'aide des investissements venant d'autres pays, nous relèverons l'économie. Nous avons un pays magnifique peuplé de femmes et d'hommes admirables, qui savent travailler dur. Et qui travailleraient bien plus encore s'il étaient respectés et convaincus qu'ils le font pour le bien de leur pays.
Je crois que dans cinq ans, nous serons acceptés comme un pays à égalité avec les autres en Europe, nous sommes neutres. Nous avons de bonnes relations avec tous les pays d'Europe et peut-être qu'un jour, ce sera à notre tour d'aider d'autres pays sur la voie de la démocratie.
Vous voyez-vous présidente un jour ?
J'ai un mandat des Bélarusses pour la transition, pour mener le pays à de nouvelles élections. Plusieurs scénarios peuvent y conduire. Si les Bélarusses souhaitent que je sois leur dirigeante, je serai à leurs côtés tant qu'ils le veulent. Et peu importe que vous soyez président, ministre ou simplement défenseur des droits humains, quand vous êtes utile à votre pays, c'est merveilleux, vous êtes à votre place.