Fil d'Ariane
Muselées par les strictes lois de la charia, butins de guerre, torturées, violées : les Syriennes ont été victimes de la guerre dans les deux camps ennemis. Que peut-on attendre des futures autorités concernant la situation des femmes ? Entretien avec Maya Khadra, journaliste franco-libanaise et enseignante.
Des Syriens célèbrent la chute du dictateur sur la place des Omeyyades à Alep, en Syrie, le lundi 9 décembre 2024.
"J'ai peur", hurlent plusieurs femmes, effrayées à l'idée d'être piégées ou de nouveau violentées par les hommes en armes qui sillonnent les coursives de Saydnaya, une prison symbole des pires exactions des forces de Bachar al-Assad, connue sous le nom d'"abattoir humain". Dans l'aile réservée aux femmes, devant la porte d'une cellules, un enfant attend, hagard, perdu. Il n'a peut-être jamais vu plus loin que cette porte.
Des milliers de femmes ont été emprisonnées, torturées, violées, sous le régime meurtrier de Bachar al-Assad. Des milliers d'autres ont subi la violence des combattants de l'Etat islamique. Victimes de la répression, butins de guerre ou esclaves sexuelles, les femmes ont été prises au piège entre deux ennemis pendant treize années de guerre.
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A l'aune du renversement du régime, la question se pose du sort qui attend les femmes de Syrie. Abou Mohammed Al-Joulani, le chef des rebelles du groupe armé Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), (qui se présente désormais sous son vrai nom Ahmed Al-Charaa, ndlr) est issu du djihadisme relevant du radicalisme islamiste.
Comme le rappelle un article du site Afrique de bbc.com, "il a déjà fait l'éloge des talibans, lors de leur retour au pouvoir en 2021, les considérant comme une source d'inspiration et un modèle pour équilibrer efficacement les efforts djihadistes et les aspirations politiques, y compris au prix de compromis tactiques pour atteindre leurs objectifs". A Idlib, son groupe s'est efforcé de "projeter une image moderne et modérée pour gagner la confiance de la population locale et de la communauté internationale", tout en conservant "son identité islamiste pour satisfaire les partisans de la ligne dure", précise encore l'article. Si le "Gouvernement syrien du salut" (SG) fonctionnait comme un État, la province était sous l'autorité d'un conseil religieux guidé par la charia, ou loi islamique.
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Au cours de ces dernières années, en quête de nouvelle image, HTS prône un "djihad modéré", basé sur "le pragmatisme plutôt que sur une idéologie rigide". Depuis sa victoire à Damas, Joulani tente de rassurer ses interlocuteurs nationaux et internationaux, promettant aux Syriens, y compris aux minorités, la sécurité. Plusieurs pays, dont la France, en ont fait une condition sine qua non, et cela concerne bien évidemment les droits des femmes.
Terriennes : d'abord un point sur la situation des femmes en Syrie et sur ce qu'elles ont vécu pendant ces années de dictature et de régime sanglant...
Maya Khadra : Il faut savoir que la Syrie est un pays conservateur. Et dans tout pays conservateur, je ne dirais pas que les droits des femmes sont bafoués, mais il y a une certaine pudeur féminine qui les empêche de prendre la parole. Donc quand il y a des cas de viols, d'agressions sexuelles, on n'en parle jamais. Or c'était l'arme de guerre utilisée aussi bien par le régime syrien dans les prisons comme Saydnaya, au nord de Damas, et par l'État islamique, vu qu'il s'agit de femmes qui ne parleront jamais au risque de s'attirer le déshonneur. Parce que l'idée de l'honneur, pour la femme, c'est garder sa virginité, donc on ne pouvait pas parler des viols.
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Il y a le témoignage d'une femme qui a été libérée de la prison de Saydnaya. Emprisonnée à l'âge de 19 ans, vierge, elle en ressort à 32 ans avec des enfants dont elle ne connait pas le père. Vous imaginez l'atrocité de ce qu'elle a vécu.
Une autre femme témoigne. Après avoir été arrêtée par les services de renseignement syriens, elle raconte la torture et comment les jugements se faisaient en trois secondes : "Quel est votre nom, quel est le nom de votre mère ?" On a exercé sur elle un chantage psychologique : "On va dire à vos parents que vous êtes une pute, que vous avez fait des photos dénudées, etc, etc..." Et on les emprisonnait dans des cellules où s'entassaient plusieurs femmes et où elles subissaient également du harcèlement sexuel de la part d'autres prisonnières. Au-delà de la violence, il y a la dimension dégradante de tous ces actes-là.
La tristement célèbre prison militaire de Saydnaya, au nord de Damas, en Syrie, le 9 décembre 2024.
Terriennes : beaucoup se sont retrouvées veuves et ont dû s'organiser pour survivre entre deux ennemis, les troupes de Bachar et celles de Daech. Au coeur de la société syrienne, elles sont aussi les oubliées de la guerre ?
Dans les sociétés orientales, on dit toujours que la femme est marginalisée, mais c'est elle qui est le ciment de la société. C'est la femme qui élève les enfants, qui prépare à manger, un peu comme la femme européenne au siècle dernier. C'est aussi la femme qui protège son foyer, parfois par sa discrétion. Une discrétion imposée par les sociétés conservatrices, qui présente un avantage, celui de de préserver la sécurité du foyer. Une femme qui a des enfants dans l'opposition, par exemple, dont les enfants, au début de la guerre, filmaient avec leur téléphone, pouvait cacher ce téléphone. Parce qu'on ne peut pas toucher à une femme, à moins qu'elle ne soit emprisonnée. Mais une femme qui porte le voile, d'après la charia, est intouchable. Et cela était respecté. C'est ainsi qu'elle pouvait, parfois, protéger ses enfants.
Il y a des femmes qui attendent depuis des décennies leurs enfants emprisonnés. Qu'ils soient morts ou libérés, ils ont été torturés. Ceux qui ont survécu sont mentalement instables. C'est une double souffrance pour elles. D'autres savaient que leurs enfants étaient en sécurité en exil, en France, en Europe, mais elles ne pouvaient pas les joindre parce que toutes les lignes téléphoniques sont surveillées. Une autre souffrance.
Terriennes : le chef du groupe rebelle HTS est un "ancien" radical islamiste, qui a même salué le retour des talibans au pouvoir en Afghanistan en 2021. Y a-t-il de quoi s'inquiéter pour les droits des Syriennes ?
Bien sûr, il y a toutes les raisons de s'inquiéter parce qu'autant c'est réjouissant de voir ce régime s'effondrer, Bachar Al-Assad prendre la fuite, autant l'inquiétude perdure. Il faut parler de ces nouveaux arrivants au pouvoir. Il n'y a pas encore de pouvoir installé. Il faut faire attention. C'est trop tôt pour juger.
Connaissant bien le passif et le passé de Joulani, qui était djihadiste bien avant la révolution syrienne, on peut se poser légitimement des questions sur le sort des femmes. Maya Khadra
Néanmoins, connaissant bien le passif et le passé de Joulani, qui était djihadiste bien avant la révolution syrienne, on peut se poser légitimement des questions sur le sort des femmes. Elles sont toujours les premières victimes, soit des guerres, soit des passations de pouvoir à un pouvoir intégriste.
Pour le moment, c'est le gouvernement syrien qui gère, un peu, mais sous le contrôle de toutes ces factions rebelles. Il y a aussi un facteur dont on ne parle pas souvent, c'est que la Syrie et toutes ces factions essayent, à commencer par Joulani, de retourner leur veste, de montrer qu'elles sont"cool", que Joulani donne une interview à CNN. Dans la communication, il y a, jusque-là, zéro faute. J'ai lu toutes leurs déclarations. Il n'y a pas eu de bavure, il n'y a pas eu d'atteinte aux femmes pour le moment, mais ça pourrait être juste pour des raisons opportunistes, pour montrer patte blanche. Les exactions ou la réduction du champ des libertés, ça peut arriver après. Alors, je ne suis pas dans l'assertion. Je dis juste qu'il faut être prudent.
Terriennes : à Idlib, le groupe de Jilani gouverne comme un Etat, mais avec un conseil religieux instaurant la charia, qu'est ce que cela implique pour les femmes ?
Il y a des femmes qui se soumettent aux lois de la charia, mais la Syrie, ce n'est pas que ça... C'est vrai que c'est une société conservatrice, mais c'est une société cultivée aussi. Alep, Damas, Lattaquié, ce sont des villes qui rayonnaient de cultures, d'histoires, avec beaucoup de monuments historiques, archéologiques, etc. Il y a plein de poètes, d'écrivains en Syrie. Et donc, je trouve qu'il y a ce contraste qui est presque, je dirais, salutaire entre une Syrie cultivée et qui aspire à la liberté, et une Syrie qui a vécu sous l'État islamique et sous le front Al-nosra avec la charia. Je pense qu'il y aura un clash entre ces deux tendances. La première bataille, elle est terminée, celle d'évincer Bachar el-Assad. Une deuxième bataille, celle des libertés, commence en Syrie.
Terriennes : et c'est aussi la condition qu'a fixée notamment la France, le respect des minorités et des droits humains.
Oui, et ce n'est pas uniquement une condition française, mais américaine aussi. C'est Joe Biden qui l'a précisé.
Pour le moment, il n'y a pas d'autorité. Il faut bien le souligner. Il y a un flou sur la gouvernance de la Syrie. Est-ce que les nouveaux dirigeants seront issus de la diaspora, de toutes ces personnes cultivées qui ont pris les routes de l'exil et qui, au contact des sociétés occidentales, ont fait l'expérience de la démocratie, des droits de l'homme, etc. Ou bien, est-ce que ce sera des gouverneurs issus directement des factions rebelles et islamistes ? C'est la grande question, parce qu'il y a un véritable gouffre qui sépare les deux tendances. Et même à l'intérieur des factions des rebelles, il y a une diversité énorme entre les druzes, qu'on ne peut pas accuser de djihadisme, qui ont pris Damas en premier, avant même l'arrivée de Joulani, par la route du Sud.
Il y a un morcellement de l'opposition syrienne. Ils étaient unis pour renverser Bachar après treize ans de guerre. Aujourd'hui, il y a un manque d'homogénéité dans toutes ces factions, ce qui est complètement normal. Il y a plusieurs tendances. Reste à savoir comment la Syrie de demain sera gérée. Il y a une diversité des communautés. Peut-être qu'un régime fédéral pourrait résoudre ce problème. Parce que la Syrie, c'était une dictature, et dans toute dictature, il y a un pouvoir central. Est-ce que la Syrie, pour éviter une éventuelle nouvelle guerre civile, fera le choix du fédéralisme, avec toutes ses spécificités communautaires, à savoir le nord pour les Kurdes, le littoral pour les Alaouites, le sud pour les Druzes, le reste à la majorité sunnite ? Ça reste à réfléchir, en fait. C'est sujet à débat.
Terriennes : il y a aussi la question des réfugiés, dont de nombreuses femmes et enfants... Leur situation est inquiétante, dans quelle mesure vont-elles pouvoir revenir en Syrie ?
Des mesures ont déjà été prises au niveau européen. La France n'a pas encore tranché. Mais l'Allemagne, l'Autriche ont suspendu toute demande d'asile. C'est compréhensible, parce que jusque-là, on considérait que Bachar el-Assad mettait en danger ces personnes qui en faisaient la demande. Il n'y a pas vraiment de flux de nouveaux arrivants, de réfugiés. Je sais que l'extrême droite, notamment, met en garde. Jordan Bardella, Marine Le Pen ont dit : "Il faut que tous les Syriens rentrent chez eux". En même temps, ils disent qu'il y a un véritable risque de djihadisme. Donc, ils tombent dans leur propre contradiction. Dans ce double discours, il ne faut pas oublier qu'il y a un facteur très humain. Celui, déjà, de la dignité de ces réfugiés. Est-ce qu'on les rapatrie directement ? Est-ce qu'on accepte d'autres réfugiés ?
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Des familles syriennes au poste frontière de Cilvegozu, près d'Antakya, dans le sud de la Turquie, le 10 décembre 2024.
Il y a une véritable nécessité, et c'est une urgence, aujourd'hui, de mettre en place des équipes de la Croix-Rouge internationale, des psychologues, des centres d'accueil, parce que ces femmes doivent être avant tout protégées de la société. Maya Khadra
On a aussi une idée de ce qui va advenir des femmes sorties de prison ?
Ces femmes avec ces enfants, pour moi, ce sont des vies brisées. Une femme qui a été violée pendant dix ans, pendant 20 ans, qui a eu des enfants dont elle ne connait pas le ou les pères, ce sont des femmes avant tout traumatisées. Il y a une véritable nécessité, et c'est une urgence, aujourd'hui, de mettre en place des équipes de la Croix-Rouge internationale, des psychologues, des centres d'accueil, parce que ces femmes doivent être avant tout protégées de la société. Elles doivent reprendre conscience, après des années de torture, d'atrocité. Pareil pour ces enfants, ils doivent, être accompagnés pour redécouvrir ce que c'est d'être un enfant.
Un célèbre opposant syrien, Michel Kilo (mort à Paris en 2021, ndlr), qui a été emprisonné, racontait l'histoire de cet enfant né en prison qui lui avait demandé : "Qu'est-ce que ça veut dire, un oiseau ?" Il n'avait jamais vu d'oiseau. Ces enfants ont tout un système cognitif et un imaginaire différents des autres enfants. Il faut que des cellules soient mises en place pour s'occuper de ces enfants, pour s'occuper de ces femmes, pour leur permettre aussi de réintégrer la société.
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En Syrie, il y a une résistance à ces tendances qui est différente de l'Afghanistan. Les talibans étaient là, ils sont revenus au pouvoir. Les djihadistes n'ont jamais été au pouvoir en Syrie. Il y avait une autre forme de dictature. Maya Khadra
Une question qui se pose, est-ce qu'on va avoir un nouvel Afghanistan en Syrie ou pas, concernant les femmes ?
C'est un peu précoce encore pour parler de tout cela. Il y a un véritable danger que les djihadistes arrivent au pouvoir. Mais en Syrie, il y a une résistance à ces tendances qui est différente de l'Afghanistan. Les talibans étaient là, ils sont revenus au pouvoir. Les djihadistes n'ont jamais été au pouvoir en Syrie. Il y avait une autre forme de dictature. Les Syriens de la diaspora, qui sont instruits, qui ont des doctorats, et même ceux qui habitent en Syrie, sont cultivés. Je trouve que ce sera le premier rempart contre toute forme d'intégrisme. Sinon, évidemment, il y aura un nouveau chapitre d'affrontements et de souffrance syrienne si la Syrie tombe entre les mains des djihadistes.
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