Au Liban, on les appelle plutôt les « déplacé-es »
Toute de noir vêtue, seul son visage est visible, visage fin, fatigué, traits tirés, mais je vois bien qu’elle est jeune, très jeune même, 17 ans, peut-être 18, et dans ses bras un enfant auquel je ne donne pas plus de quelques jours, elle mendie avec son nouveau né dans une rue de Beyrouth, une mendiante parmi d’autres mendiants, c’est l’une des premières choses que l’on vous dit à propos des réfugiés syriens lorsque vous arrivez à Beyrouth, « maintenant il y a de la mendicité » (mais je verrai moins de mendiants dans les rues de la capitale libanaise que dans celles de Paris).
Je ne saurai jamais comment cette jeune femme est arrivée à Beyrouth ni comment elle y vit, juste savoir qu’elle est l’une parmi plus d’un million d’autres. Un million, (peut-être même est-ce davantage), tel est le chiffre avancé en ce mois de novembre 2013 pour dire le nombre de Syriens réfugiés au Liban : aux
800 000 enregistrés par le HCR (Haut commissariat aux réfugiés) il faut ajouter les Palestiniens de Syrie – 90 000, comptabilisés eux par l’
UNRWA(Office de secours et de travaux pour les réfugiés de Palestine) et probablement quelques milliers de personnes qui ne figurent sur aucun listing. Ce chiffre est d’ailleurs en constant changement puisque chaque jour des femmes, des hommes, des enfants franchissent la frontière, dans des voitures, des cars, sur des motos, à pied, ainsi par exemple à la mi-novembre, ces milliers de réfugiés fuyant les combats de Qara et arrivant à Ersal, dans le nord de la Békaa, une ville plutôt pauvre et qui hébergeait déjà de très nombreux Syriens.
Flux continus
Il y a un an, au Liban, ils étaient 100 000, aujourd’hui ils sont plus d’un million, soit un quart de la population d’un pays qui compte 4,2 millions d’habitants (l’équivalent de 15 millions de réfugiés si un tel scénario se déroulait en France !).
Laissez vos frontières ouvertes, dit l’Europe qui ferme les siennes, gardez les réfugiés, ajoute-t-elle, (l’Europe, ce n’est pas seulement les institutions, les gouvernements, c’est vous, c’est moi) et traitez-les aussi bien que possible, langage que nous tenons au Liban ainsi qu’aux autres pays frontaliers de la Syrie, en particulier la Jordanie et la Turquie.
Alors en effet, des réfugiés syriens, au Liban, il y en a partout, surtout au Nord et à l’Est, le long de la frontière syrienne, mais aussi à Beyrouth et au Sud. « Pas de camps officiels et organisés », a dit le Liban, « expert » en la matière avec les Palestiniens présents depuis 1948. D’où des formes multiples d’hébergement, souvent privés du minimum en matière d’accès à l’eau potable, aux sanitaires, aux soins de base : groupements de quelques tentes, hangars, carcasses d’immeubles, parkings, baraques, garages, édifices publics abandonnés, constructions précaires faites de parpaings et de tôle ondulée, installation chez des amis, syriens ou libanais, location de chambres et d’appartements.
Ce ne sont pas dans les luxueux immeubles et hôtels du centre de Beyrouth, dans les rues et boulevards qui s’appellent toujours Clémenceau, Weygand ou Foch tandis que le pays est de moins en moins francophone, que se trouvent beaucoup de réfugiés. Pourtant la place ne manque pas dans ces somptueux immeubles largement inoccupés, voisins des boutiques Chanel, Dior et autre Bulgari, où les clients se font de plus en plus rares, plus rares en tout cas que les policiers, militaires ou agents de sécurité privés qui les protègent jour et nuit. La plupart des Syriens vivent dans des quartiers plus populaires tandis que les Palestiniens de Syrie sont allés, du moins certains d’entre eux, retrouver leurs compatriotes installés à Sabra ou à Chatila, camp de sinistre mémoire, mais toujours là, ghetto surpeuplé dont les immeubles misérables augmentent de hauteur chaque année.
Solidarité versus profit
Avec cet afflux de réfugiés, tout devient enjeu de location, le terrain où sont plantées les tentes, le garage qui abrite des familles, l’appartement dont le loyer a doublé en quelques mois. Les Libanais qui aident coexistent avec ceux qui profitent de l’aubaine, c’est ainsi, c’est toujours ainsi, quel que soit le pays !
La dispersion des réfugiés, l’insuffisance des moyens mis en œuvre, le manque de coordination des différents acteurs (mais elle commence à s’améliorer) et l’augmentation continue des personnes concernées font que la situation est pour la plupart des réfugiés très difficile ainsi que le montre
un très récent rapport de l’ONG OXFAM qui souligne leur appauvrissement constant. De quoi vivent-ils ? De l’aide (en diminution) apportée par les agences onusiennes et les ONGS internationales ou locales, de leurs économies, de l’argent que font passer et ceux restés en Syrie et la diaspora syrienne, de l’endettement, du travail s’ils en trouvent. Et comme ils acceptent des salaires plus bas que les autochtones, par exemple dans le bâtiment ou les travaux des champs, une colère monte du côté libanais, dans une rivalité des pauvres entre eux, les ouvriers libanais s’en prenant plus aux Syriens qu’aux patrons ravis de verser des salaires moins élevés.
Et puis il y a ce qui se murmure, puis se dit, puis s’écrit, ainsi
un article mis en ligne par le Spiegel affirmant qu’un « nombre croissant de réfugiés survivent en vendant leurs organes », les Syriens ayant en quelque sorte remplacé les Palestiniens dans ce pays où existe en effet un commerce illégal d’organes. Coup médiatique du Spiegel ou véritable réseau ? On espère des enquêtes d’autres journalistes, des autorités locales, des instances internationales.
Quand le mot réfugiée se conjugue au féminin
Femmes et filles représentent plus de la moitié des réfugiés, et elles sont pour la plupart au premier rang pour tout ce qui relève de la survie quotidienne, c’est-à-dire la nourriture, les soins aux nombreux enfants, le ménage, l’organisation de la vie quotidienne, ce qui n’est pas forcément aisé en temps normal mais encore moins dans des conditions matérielles difficiles. Dans un camp informel, malgré les aides, la tâche devient même insurmontable. Des enquêtes conduites par plusieurs associations montrent que les femmes font passer les besoins de leur mari et de leurs enfants avant les leurs. Certaines sont seules, jouant alors un rôle inhabituel de chef de famille, parce qu’elles sont veuves ou parce que les hommes (maris, pères, jeunes adultes) sont restés en Syrie, pour combattre ou pour continuer à travailler, garder la maison ou le champ. Seules aussi parfois des femmes enceintes, arrivant après des kilomètres en voiture, en camion ou à pied, et comme le souligne une sage-femme de
MSF , « sans avoir pu consulter un médecin, sans savoir si leur bébé se porte bien et sans même savoir où elles vont accoucher ».
Nombreuses aussi sont celles qui croyaient quitter leur maison, leur ville ou village pour quelques jours ou quelques semaines et qui sont au Liban depuis plusieurs mois sans savoir quand elles rentreront chez elles. Même en estimant juste la lutte contre le régime de Bachar el Assad, au regard de leur actuelle situation, la vie d’avant est évoquée comme heureuse, tandis que l’incertitude de l’avenir devient insupportable.
Ce qui est vécu au Liban bouleverse habitudes et rôles traditionnels. Un bouleversement qui peut être stressant, déstabilisant. Le constat de ne plus pouvoir correspondre au modèle féminin dominant en Syrie – ne pas se déplacer seule, ne pas prendre de décision sans l’aval d’un homme -, génère anxiété et culpabilité. Sentiment aussi de perdre sa dignité en perdant toute intimité dans des conditions de vie où domine la promiscuité tandis que la traditionnelle séparation entre univers féminin et masculin est battue en brèche dans les abris de fortune ou les appartements surpeuplés.
Nécessité fait autonomie
Mais les nouvelles conditions de vie et les nouvelles responsabilités assumées conduisent aussi des femmes à devenir plus autonomes, et du coup à remettre en question le modèle traditionnel. Le plus souvent en effet ce sont les femmes qui se rendent aux distributions de nourriture, elles qui insistent auprès des directeurs pour que leurs enfants soient acceptés dans les écoles libanaises, elles qui se rendent dans les centres récemment créés où se distribuent kits d’hygiène, matelas, vêtements, elles qui vont chercher le formulaire pour avoir des aides, tandis que pas mal d’hommes trouvent trop humiliants de réclamer une assistance.
Dans certains centres sont organisés des groupes de discussion, des initiations et formations à l’hygiène, ou à l’anglais, ou à l’informatique, sont fournis des appuis psychologiques. Peut alors commencer à s’opérer un retour sur soi, une manière de ne plus seulement faire partie d’une masse indifférenciée – les réfugié-es – mais de redevenir un individu. Peut aussi commencer à se dire ce qui a été subi, le stress de la guerre, les violences, les viols. « Cela prend du temps », souligne Jimmi, une jeune libanaise qui dirige le centre de
Caritas à Dekwaneh (banlieue nord de Beyrouth, ndrl). En mai dernier le centre s’occupait de 500 familles réfugiées soit environ 4000 personnes, 6 mois plus tard ce sont 1300 familles qui bénéficient d’une prise en charge partielle. « Au début les femmes ne parlent jamais d’elles, mais peu à peu elles se sentent en confiance et osent dire ce qui leur est arrivé en Syrie mais ce qui leur arrive aussi au Liban ». Franchir une frontière ne signifie pas nécessairement pour les femmes être en sécurité, des violences sexuelles et sexistes (SGBV selon la terminologie onusienne – violence sexuelle et basée sur le genre) pouvant encore être subies.