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Des trombes d'eau s’abattent sur N'Djamena, la capitale tchadienne. Elles provoquent le tumulte des rues bien connu des habitants lors de la saison des pluies. Alors que les vendeuses remballent à la hâte leurs marchandises étalées sur les trottoirs, les piétons courent se mettre à l'abri sous les arbres feuillus et les taxis klaxonnent de toutes parts.
Mais dans la bibliothèque universitaire du quartier Sabangali, le temps semble suspendu. Seul, le tic-tac de l'horloge rappelle à Bintou Naminou que le temps passe. "J'ai l'habitude de venir réviser ici, je comble mes failles et mes incompréhensions avec de nombreuses recherches que je fais dans les livres", explique l'étudiante en cinquième année de médecine, qui travaille aussi dur qu'elle s'accroche à son rêve : devenir pédiatre. "Je veux aider mon pays, je veux aider la population et en particulier les enfants", chuchote-t-elle, parmi des piles de livres médicaux.
Mais Bintou a bien failli ne jamais fréquenter ni les bancs usés de la bibliothèque, ni ceux de la faculté de médecine. Rongée par une grande timidité, elle n'était pas douée à l'école, préférant rester au fond de la classe. Au collège, elle intègre un club de filles. La mission de cette association composée d'étudiantes ? Aider des jeunes filles en organisant des discussions de groupe, prodiguant des conseils d'orientation et du soutien scolaire.
Pour Bintou, c'est une révélation : "Elles m'ont donné l'envie d'étudier et de briser les barrières du domaine scientifique que l'on pense réservé uniquement aux hommes", se souvient la jeune femme de 26 ans. Depuis, elle est fière de compter parmi les rares étudiantes de sa promotion de médecine : 29 filles pour 184 garçons. "Etant peu nombreuses, nous sommes quasiment invisibles. Faire partie d'une minorité me donne d'autant plus envie de me battre et prouver que je peux me défendre dans les études", se targue-t-elle d'une voix toute douce.
Sauf que le combat de Bintou ne s'arrête pas à l'obtention de bonnes notes à ses examens. À son tour, elle a créé en 2015 son propre club de filles qu'elle nomme "Alumni" ("Elève"). Objectif : encourager les jeunes lycéennes à embrasser des filières scientifiques comme elle. "Je dis aux adolescentes de mettre le paquet dans les études", lance-t-elle dans un éclat de rire.
Au Tchad, il existe environ une centaine de clubs, localisés principalement dans les provinces du sud du pays comme le Mandoul, le Moyen-Chari ou encore le Logone Oriental. Tous sont supervisés par le Forum des éducatrices africaines (Fawe), une organisation non gouvernementale panafricaine fondée en 1992 et qui opère dans 34 pays du continent. "Les clubs étaient très mal perçus, les parents pensaient que c'était un lieu de débauche pour leurs filles. Au fur et à mesure, ils se sont fait accepter", se souvient Anastasie Tewa, coordinatrice Fawe au pays de Toumaï. Et d'ajouter : "A l'époque, les membres de l'association ont fait de longs plaidoyers auprès des chefs traditionnels, des parents et même des filles pour les convaincre des bienfaits de l'école et des clubs de filles."
Si les clubs étaient composés uniquement d'étudiantes dans les années 2000, ils se sont peu à peu ouverts aux jeunes hommes. "L'éducation est l'affaire de tous", justifie Anastasie Tewa. Ainsi, des étudiants ont pu donner des cours de soutien scolaire à des lycéennes. A l'instar de Rodrigues Djamadjibeye, spécialiste des relations économiques internationales, qui a intégré le club "Tu seme" (du swahili, "exprimons-nous"), le premier club mixte de la capitale tchadienne créé en collaboration avec le lycée Felix Éboué.
"J'ai coaché Eliane pendant trois ans, de sa classe de seconde à l'obtention de son baccalauréat", explique-t-il. Ainsi, lorsque l'adolescente avait des difficultés en mathématiques ou en physique et chimie, ils se rencontraient à la bibliothèque pour effectuer des exercices pendant deux heures. "Elle a obtenu la note de 18 à son premier devoir de statistiques. J'étais extrêmement content. Maintenant, je suis encore plus fier de savoir qu'elle est étudiante en troisième année de pharmacie à Moundou", se glorifie Rodrigue. Contactée par téléphone, Eliane évoque avec enthousiasme les conseils de son tuteur : "Sans sa patience et ses explications, je ne sais pas si je serais à l'université aujourd'hui. Je n'aurais pas pu avoir ce soutien à la maison car aucun de mes parents n'a même étudié jusqu'au collège."
Le programme de Fawe a permis d'améliorer l'accès à l'école de plus de 234 filles issues d'un milieu défavorisé au Tchad. "En dehors des clubs, les jeunes filles membres des clubs ont aussi perçu des bourses. L’organisation a payé les frais d'inscription à l'école et à la bibliothèque, les cahiers et les uniformes, mais aussi des protections hygiéniques et du savon", détaille Anastasie Tewa, coordinatrice Fawe au Tchad. Une petite contribution dans un pays où l'éducation des filles et des jeunes femmes reste un défi majeur. Le Tchad fait figure de mauvais élève sur le continent : ce sont en effet près de 57 % des filles âgées de 6 à 15 ans qui sont toujours privées de scolarisation selon les dernières données de l'Unesco.
"Il y a des problèmes financiers pour les familles, mais aussi des freins culturels dans notre société. Les parents se disent qu'une fille est faite pour aller en mariage et fonder un foyer. Pour eux, l'école représente un investissement perdu, à l'inverse des garçons qui vont pouvoir en faire bénéficier la famille", analyse Thérèse Solkam Koumninga présidente de l'antenne FAWE au Tchad. Et de compléter : "Beaucoup de parents ont maintenant compris l'importance de l'école. Malheureusement, beaucoup de filles n'atteignent pas encore la fin de leurs scolarisation." Les mariages forcés et les grossesses précoces sont, selon la militante féministe, les deux principales causes à l'arrêt de la scolarisation des adolescentes.
Fort de ce constat, l'organisation panafricaine a réorienté sa lutte pour sensibiliser au maintien des filles à l'école. "Elles doivent pouvoir obtenir leur baccalauréat, ou bien une licence et pourquoi pas un doctorat. Car, éduquer une fille, c'est éduquer toute une nation", conclut Thérèse Solkam Koumninga, un brin optimiste.