Fil d'Ariane
C’est une première. Si de nombreux magazines jeunesse s’adressent aux enfants de tous sexes confondus, la presse destinée spécifiquement aux petites filles perpétue les clichés de genre. Entre un graphisme invariablement teinté de rose ou de violet et décoré de fleurs, et des rubriques mode, beauté, déco… aucune chance de faire bouger les lignes.
C’est là que la Française Elisabeth Roman, ancienne rédactrice en chef de Science & Vie Découvertes, a su saisir la balle au bond. Après deux mois passés à développer Tchika dans un incubateur, la journaliste spécialisée dans la presse jeunesse a lancé son crowdfunding. En dix jours, le projet avait déjà atteint 100% de financement. "C’est complètement dingue !" réagit-elle au téléphone.
"J’ai toujours eu envie de créer un magazine. Quand j’étais à Science & Vie, je réalisais que des filles nous lisaient, mais pas assez. C’était environ 40% des abonnés. Malgré tout ce qu’on faisait, il y avait toujours cette dimension scientifique repoussante, parce qu’on dit encore aux petites filles que ce n’est pas pour elles. Cet été, je me suis dit : allez, je me lance", raconte la fondatrice de Tchika.
Je vais abonner ma fille de 7 ans au mag @tchika_mag. Il est temps que les petites filles entendent un son de cloche différent, un discours qui les place face à leur potentiel et leur avenir. Merci @lisadol pour cette belle démarche. #GirlPower #papafeministepower https://t.co/L8pXj8kqZ8
— Jérémy Felkowski (@JFelkowski) 16 mars 2019
Pour justifier sa ligne éditoriale, Tchika a publié quelques données intéressantes sur sa page de crowdfunding, dont celle-ci : "Dans les manuels de CP, les femmes représentent 40% des personnages et 70% de ceux qui font la cuisine ou le ménage. Mais seulement 3% de ceux qui font un métier scientifique." Un constat d’une étude française qui fait écho à une recherche récente du "2e observatoire", institut romand de recherche et de formation sur les rapports de genre.
Tchika déclare la guerre aux clichés de genre, et pas seulement dans les différences entre filles et garçons : l’illustratrice Isabelle Mandrou a imaginé quatre "tchikas" aux profils variés pour prôner la diversité. Celles du monde réel, celles des petites filles qu’on croise chaque jour dans la rue.
"Les gens me disent : 'c’est le magazine dont je rêvais et qui n’existait pas' ou 'merci pour mes filles, enfin un magazine pour elles'", cite Elisabeth Roman. Et pourtant, on serait tenté de se demander si pour vraiment déconstruire les stéréotypes, il ne faudrait pas aussi s’adresser aux garçons ?
Pour Joëlle Darwiche, membre du Centre de recherche sur la famille et le développement au sein de la Faculté des sciences sociales de l’Unil, la réponse est : oui et non. "Idéalement, il faut parler aux deux. Mais en même temps, est-ce qu’on atteindrait notre cible, qui est d’aider les filles stigmatisées dès qu’elles sont petites ? Les filles ont déjà, à cet âge, un traitement inégal, donc il s’agit de les coacher plus directement […] Ce magazine amène du concret. Je le trouve original, très novateur, et si l’accueil est positif, ça veut dire que le changement social a quasiment devancé l’offre, alors que parfois c’est l’inverse. »
Cependant l’équipe du magazine n’oublie pas les garçons, qui pourraient faire l’objet d’autres projets. "Notons quand même que les garçons peuvent lire Tchika ! Les filles lisent des choses masculinisées à plein d’endroits. Ce n’est pas exclure les garçons, c’est d’abord s’intéresser aux filles", précise la rédactrice en chef. Tout est dit. L’aventure Tchika ne fait que commencer, mais sa fondatrice rêve d’en faire un mouvement. Podcasts, conférences et autres déclinaisons pourraient compléter cet ovni – bienvenu – de la presse jeunesse.