C'est une équation inhabituelle que tente de résoudre Teresa Forcades : religieuse rattachée à l'ordre des bénédictines, elle est aussi partisane de l'indépendance de la Catalogne, militante féministe pour le droit des femmes à disposer de leurs corps, ou encore médecin en lutte contre les industries pharmaceutiques.
En plein cœur de la montagne sacrée des Catalans. Au bord de la route sinueuse qui mène à la grande abbaye de Montserrat, fréquentée par croyants et curieux, d’ici et d’ailleurs. Un panneau discret indique
le monastère de Sant Benet (Saint-Benoît). En pénétrant dans cette enceinte, figée dans le temps, seules les quelques voitures garées sur le parking rompent avec l’extrême paix du lieu, nous rappelant que nous sommes à une cinquantaine de kilomètres seulement de Barcelone.
C’est ici que nous reçoit Sœur Teresa. Le sourire toujours fixé aux lèvres, son regard débordant de vivacité, qui inspire une confiance immédiate. Vêtue de son habit monacal, Teresa Forcades i Vila, de son nom complet, nous invite dans une petite salle, à côté de la boutique du monastère. Actualité catalane oblige, la conversation s’amorce autour de l’indépendantisme. «
Le procés (processus devant mener à l’indépendance, ndlr)
se trouve dans un cul-de-sac, regrette-t-elle.
S’il nous est proposé l’indépendance pour reproduire le même type d’Etat, géré pour et par les intérêts d’une oligarchie, nous sommes nombreux à ne pas être d’accord. »
Teresa Forcades attend encore la confirmation de son exclaustration temporaire, soit la permission de quitter son habit de nonne, condition sine qua non pour que la Catalane puisse se consacrer, «
un temps », à la politique. Il y a quelque mois, la mère supérieure de Sant Benet lui a déjà donné son aval. Membre co-fondatrice du "
Procés constituent a Catalunya", un mouvement social anticapitaliste et indépendantiste, né en avril 2013, elle était l’une des personnalités susceptibles de mener la candidature de Catalunya sí que es pot aux élections régionales, le 27 septembre dernier. Elle s’était finalement retirée de la course, jugeant «
pas assez horizontal »
le processus de primaires de cette liste, «
La Catalogne, oui c’est possible », composée de gauches sociales et écologistes favorables à une consultation populaire qui définirait le sort du pays.
La lutte des classes en bandoulière
Pour cette femme, plus que l’indépendance à tout prix, c’est le changement social qui guide son action : «
Une lutte qui ne peut passer que par le bas ». Teresa Forcades fait partie de ces personnalités qui illustrent la diversité des "catalanismes", dont ceux de gauche, loin d’avoir pignon sur rue dans la presse internationale. L’indépendantisme, ce n’est pas seulement cesser de payer des impôts pour les régions moins riches : «
D’ailleurs, une fois acquise l’indépendance, ceux qui sont au pouvoir voudront arrêter de payer les impôts pour les pauvres d’ici. Il nous faut rompre avec ce catalanisme-là, qui privilégie les intérêts de classe sur les intérêts du pays. Le plus important est d’organiser une consultation populaire, d’accorder au peuple catalan le droit d’autodétermination. La société doit exprimer son choix entre un Etat indépendant, un Etat fédéré ou confédéré. », décrète-t-elle.
Le sort politique de cette nonne catalaniste, âgée de 49 ans, est loin d’être défini. Le 13 mars prochain, le "
Procés constituent" organise une assemblée générale, où sera de nouveau débattu le rôle à jouer dans le processus d’indépendance. Maite Garcia Fochs, amie intime de Teresa Forcades, aurait aimé la voir prendre la tête de
Sí que es pot (coalition très à gauche). Aujourd’hui encore, elle est convaincue du rôle que la bénédictine devrait jouer : «
C’est la personne dont on a besoin pour gagner la confiance du plus grand nombre, de par sa transversalité. Le seul défaut qu’elle a, c’est d’être parfois un peu trop ingénue, d’avoir trop confiance. »
A l'assaut des industries pharmaceutiques
Selon Joan Sampera, également membre du "
Procés constituent", «
C’est une vraie meneuse. Leader politique, leader scientifique… ». Docteur en « théologie féministe », Teresa l’est aussi en « médecine interne », ce qui explique que, parmi ses ennemis, figurent aussi les industries pharmaceutiques. Teresa Forcades avait fait coulé beaucoup d’encre, en 2009, en s’élevant contre «
Le pouvoir excessif des multinationales pharmaceutiques », au moment de la crise sanitaire liée à la grippe aviaire.
Les plus anticléricaux pourront toujours douter de la bonne foi d’une nonne, aussi «
gauchiste » soit-elle. En retour, les proches de Teresa affirment qu’il n’est pas contradictoire d’être catholique et de gauche. Du moins dans son cas. «
Ce qui la définit le mieux, c’est l’unité de sa pensée et la responsabilité de ses actes », encense sa sœur, Cristina, avocate de formation, également membre du "
Procés constituent". Teresa a pris seule le chemin de la religion en se démarquant d'une famille barcelonaise, non religieuse et «
proche des idées libertaires » : à 15 ans, elle découvre l’Evangile et en recommande la lecture à sa petite sœur, d’un an de moins, plus tentée à l’époque «
par la philosophie punk ».
Une "théologie féministe" en vente au monastère
L’autodétermination, leitmotiv sacré de cette religieuse atypique, s’applique pas seulement aux peuples mais aussi aux femmes. Car sœur Teresa est une féministe convaincue. Plusieurs de ses ouvrages, notamment « La théologie féministe dans l’histoire », sont en vente à l’entrée du monastère. Un tableau au combien inédit !
Accepter l’avortement comme un mal mineur n’entre pas en contradiction avec le Dieu chrétien
Teresa Forcades
Elle interrompt la discussion 10 minutes, pour la prière du midi, puis reprend sur le « droit de la femme à disposer de son propre corps ». « Ne pas prendre en considération le droit à l’autodétermination de la femme revient à l’instrumentaliser, elle et son corps, dénonce-t-elle, la voix toujours paisible, au service d’une argumentation logique, qui semble implacable. Accepter l’avortement comme un mal mineur n’entre pas en contradiction avec le Dieu chrétien, qui refuse tout recours à la violence ou décision forcée. » Bigotes et bigots n’ont qu’à bien se tenir, dans un pays, l’Espagne, où le droit à l’avortement a été menacé il y a quelques mois à peine.
Et le pape dans tout ça ? Les positions de François 1er, jugées « progressistes » envers les classes populaires, contrastent avec un son immobilisme sur les thèmes liés aux femmes et aux minorités sexuelles. Teresa, peu convaincue des bienfaits du « papisme actuel », en est consciente : « Le changement au sein de l’Eglise doit venir d’en bas, des croyants et des églises, non pas d’en haut ». Forcades, disciple d’auteurs aussi variés que Thérèse d'Ávila, Simone Weil ou encore Thomas More, s’est laissée bercer par la théologie de la libération. C’est donc en tout logique que son CV d’activiste sociale affiche plusieurs voyages en Amérique latine, notamment au Vénézuela où on peut la voir et l'entendre (en espagnol) - dans la vidéo ci-dessous - militer, en 2012, pour le droit à l’avortement.
Catalaniste, féministe, activiste social… Avec tant de cordes « pas très catholiques » à son arc, la Docteure Forcades ne recule devant aucun combat.