Fil d'Ariane
Sur la scène du théâtre Jean Vilar, en Seine-Saint-Denis (93), Thandiswa Mazwai est apparue telle une reine, magnifiée d’un tour de cou perlé, de coris noués dans les cheveux, et le regard brasillant l’obscurité de la salle. La digne héritière des chanteuses engagées telles Miriam Makeba, Busi Mhlongo et Dorothy Masuka dénonce les injustices auxquelles les Noirs font encore face sur leur propre continent, et ce 27 ans après la fin du régime de l’apartheid.
Il est rare de voir celle que l’on surnomme « King Tha » se produire en France, mais pas en Afrique du Sud d’où elle est originaire. A 43 ans, cette chanteuse à la voix électrifiante a déjà plus de vingt ans de carrière derrière elle, et six albums plusieurs fois primés. Son premier volume, intitulé Zabalaza (« Rebellion », en langue zoulou), sorti en 2004, est double disque de platine.
En 2011, elle a aussi remporté le prix South African Music Awards de la meilleure artiste féminine et le titre de « la meilleure artiste féminine contemporaine sud-africaine », note Le Guardian britannique.
Et en avril 2018, c’est elle qui a rendu un vibrant hommage musical à Winnie Madikizela-Mandela, devant des milliers de Sud-Africains venus honorer cette figure de la lutte contre le régime de l’apartheid.
La cérémonie avait lieu au Stade Orlando, situé dans le township de Soweto, au sud de Johannesburg. Là où Thandiswa Mazwai a grandi, élevée par des parents journalistes et militants contre la ségrégation raciale, « dans une maison remplie de livres et chargée de discussions politiques ».
En même temps qu’elle abolit les frontières entre le jazz, le reggae, le funk, les rythmes traditionnels de xhosa et le mbaquanga, la musique de Thandiswa Mazwai prend ainsi une dimension sociale et politique de par son histoire personnelle. Elle explique : « Mon travail m’a donné l’occasion de partager mes pensées et d’avoir des échanges importants avec ma génération sur quelques-uns des maux sociaux qui nous tourmentent, mais aussi sur la liberté et la joie. La musique m’a donné l’occasion de nourrir mon moi révolutionnaire ».
Comme on peut l'entendre avec cette chanson, tirée de son dernier album Belede, composée par la grande Miriam Makeba et qui a aussi été interprétée par Letta Mbulu et Nina Simone.
Terriennes : Comment votre carrière musicale a-t-elle été nourrie par l’influence des grandes chanteuses sud-africaines telles que Miriam Makeba, Busi Mhlongo, Letta Mbulu ou encore Dorothy Masuka ? Des artistes auxquelles vous rendez hommage dans votre dernier album « Belede » (2016), du nom de votre mère...
Thandiswa Mazwai : Belede est d’abord un hommage à ma mère. Elle est décédée quand j’étais très jeune. C’est la première rebelle que j’ai connue et celle qui m’a présenté la musique. J’ai grandi dans les années 1980. A cette époque, la musique de Miriam Makeba était interdite en Afrique du Sud. Vous n’aviez pas le droit de l’écouter. Cela m’a intrigué : pourquoi cette femme était-elle bannie ? Pourquoi un son serait-il censuré ?
En écoutant leurs chansons malgré les interdictions, Miriam Makeba, Busi Mhlongo mais aussi des légendes vivantes telles que Letta Mbulu - interprète du chant en swahili sur le tube « Liberian Girl » (1987) de Michael Jackson -, et le trompettiste Hugh Masekela m’ont permis de mieux comprendre la situation dans mon pays et de me forger une conscience politique. Faire cet album, dans lequel je reprends certains de leurs célèbres morceaux, était une façon pour moi de rendre hommage à ces musiciens parmi les plus rebelles et les plus influents du continent africain.
Et ce qui est intéressant, c’est que même si beaucoup de ces chansons ont été écrites pour dénoncer l'Apartheid, encore aujourd’hui elles ont du sens en Afrique du Sud. Elles ont le même impact, posent les mêmes questions et évoquent les mêmes actions.
Terriennes : Cette année, pour fêter votre anniversaire, vous avez décidé de n’inviter que des femmes. Pourquoi ?
Thandiswa Mazwai : C’est vrai, il n’y avait que des femmes : sur scène, à la technique, dans le public, et même pour faire la sécurité. C’était à la fois incroyable, excitant et très stimulant ! Beaucoup de femmes présentes ce soir-là m’ont confié en avoir réellement profité pour faire la fête toute la nuit. Pour une fois, elles ne se sont pas faites importunées par des hommes un peu trop entreprenants. Comme l’événement a beaucoup plu, j’ai décidé de le refaire mais sous la forme d’un festival. Il aura lieu tous les ans sur le continent africain et sera exclusivement réservé aux femmes. Un projet qui, je l’espère, se concrétisera.
Maintenant que j’ai le language suffisant, oui, je peux dire que je suis féministe et aussi womaniste
Thandiswa Mazwai
Terriennes : Vous considérez-vous comme féministe ?
Thandiswa Mazwai : J’ai grandi dans une famille dirigée par des femmes fortes. A l’époque, je ne savais pas ce que voulait dire le mot féministe. Mais je connaissais la puissance des femmes. Elles sont l’énergie dont le monde a besoin. Maintenant que j’ai le language suffisant, oui, je peux dire que je suis féministe et aussi womaniste (concept pionnier du féminisme afro datant des années 80 initié par l'écrivaine Alice Walker, le terme se démarque du féminisme, jugé historiquement trop blanc et trop bourgeois, ndlr).
Terriennes : En juin 1991, vous étiez adolescente quand le régime de l’apartheid a été aboli. Comment avez-vous vécu ce moment historique ?
Thandiswa Mazwai : Je me souviens très bien du jour où Nelson Mandela est sorti de prison. C'était le 11 février 1990, après 27 ans d’emprisonnement. J'étais au lycée, tout le monde écoutait les informations. Nous étions submergés d’émotions. Le sentiment de fierté et d’être enfin reconnus était écrasant. Pendant des mois, nous n’avons pas cessé de chanter. Je ne pouvais pas croire que toute l’oppression que nous avions subie était enfin finie. Mais l’euphorie a été de courte durée… Nous avons vite réalisé que beaucoup de choses étaient restées les mêmes. Et si nous voulions le changement, il fallait lutter pour. Les racistes d’hier n’ont pas renoncé à leurs idées avec la libération de Nelson Mandela. Les personnes qui possédaient les terres, les diamants, le pétrole, etc. ne les ont pas redistribuées. Le combat est quotidien pour le mieux vivre-ensemble en Afrique du Sud et il ne se fera qu’en étant unis.
En tant qu’Africaine, en tant que personne noire et en tant que femme noire, ma vie est déjà extrêmement politisée.
Thandiswa Mazwai
Terriennes : Plusieurs de vos chansons délivrent un message politique. Par exemple, le titre « Stimela », écrit par Hugh Masekela, dénonce le système de travail des migrants et la destruction des familles africaines. « Makubenjalo » appelle les Africains à se réapproprier leur continent. Vous considérez-vous comme une artiste engagée ?
Thandiswa Mazwai : En tant qu’Africaine, en tant que personne noire et en tant que femme noire, ma vie est déjà extrêmement politisée. Si je n’écris pas ou ne chante pas sur des sujets qui me touchent personnellement, alors je ne peux pas être en accord avec moi-même. Je chante pour honorer les voix de l’Afrique du Sud.
Je me dois aussi de dénoncer les maux auxquels font face les Africains, et les femmes noires, en particulier : principalement les violences physiques et domestiques. Dans la sphère professionnelle, les femmes sont aussi moins bien payées que les hommes, moins d’opportunités s’offrent à elles. Il s’agit d’une lutte universelle. Toutes les femmes du monde sont confrontées à ces inégalités, mais particulièrement les femmes noires. Car, en plus de subir le machisme, elles subissent aussi le racisme.
Partant de ce constat, il est donc important pour moi que mes chansons revêtent un aspect social et politique. Car, vous savez, la musique a ce pouvoir de faire évoluer les mentalités et de rassembler, que vous le vouliez ou non. Je n’ai pas composé mes chansons en pensant qu’un jour, je me produirai en France. Mais la musique fait fi des frontières, elle va au-delà pour toucher le coeur des gens. Pour nous artistes étrangers, c’est toujours une formidable expérience de pouvoir partager avec le monde entier des choses qui nous rendent joyeux, et d’autres qui nous rendent tous humains.
Le festival Metis Plaine Commune se clôture le 22 juin 2018 à la Basilique de Saint-Denis lors d’un concert inédit « Durban Mix » célébrant à la fois le centenaire de la naissance de Mandela et le double anniversaire des 70 ans de la mort de Gandhi. Metis propose ainsi un portrait de ce creuset culturel qu’est l’Afrique du Sud : musiques classiques venues d’Angleterre, musiques de tradition indienne et chants sud-africains.
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