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L’emprise, c’est la confusion, on ne comprend rien, on ne réfléchit pas, on ne veut surtout pas réfléchir, on fait.
Nejma Ben Amor, autrice et comédienne
Sur scène, la comédienne joue tous les personnages, "mais personne n’est dupe, sait-elle. Il n’y a qu’une seule personne. Passer d’un personnage à l’autre crée une confusion chez le spectateur. Je voulais que ce spectacle soit une expérience dont l’on ressort avec une certaine confusion, puisque l’emprise, c’est la confusion. Ça va très vite et on ne comprend rien, on ne réfléchit pas, on ne veut surtout pas réfléchir, on fait, et les seuls moments où l’on se retrouve face à soi-même, c’est la confusion totale."
Ce qui est si difficile à expliquer, Nejma Ben Amor a pris le parti de le faire vivre aux spectateurs par la forme du spectacle. "Cela crée une ambiance particulière rehaussée par la musique, jouée par mon frère. De temps à autre, il s’arrête de jouer et me regarde ; parfois, c'est moi qui m’arrête pour le regarder."
Renvoyée à un dialogue avec elle-même, Lina tourne en boucle : pourquoi suis-je incapable de sortir d’une situation qui me détruit ? Comment le piège de l’emprise s’est-il refermé sur moi ? "Par le dispositif narratif de l’enquête de police, le spectateur est positionné en enquêteur, et plus symboliquement en juge, pour mieux lui montrer comment une relation pouvait durer entre une victime et son agresseur", précise l'autrice.
Le problème, c’est que nous ne connaissons pas vraiment nos limites, en général.
Nejma Ben Amor, autrice et comédienne
Certaines personnes, pourtant, savent dresser des murs tout de suite, exprimer qu’elles ne veulent pas de cela et posent en non, mais seront-ellesl entendues ? Alors on ferme les yeux, pour avoir l’impression de se défendre. Ou bien l'on part. Le problème, c’est que nous ne connaissons pas vraiment nos limites, en général. L’autre peut en profiter : comment pouvait-il savoit, puisque vous-même vous ne saviez pas ? Quand on s’en rend compte, ça a déjà glissé, se souvient Nejma Ben Amor.
"L’emprise devient toxique quand on s’éloigne de nous-mêmes, qu’on est plus chez soi, explique Nejma Ben Amor. On ne s’en est même pas rendu compte. On peut vivre comme cela, dans un monde parallèle pendant des années, parfois même jusqu’à la mort, sans s’en rendre compte. Bon an mal an, on avance, apparemment, ça va, mais en réalité, on est sorti de son corps." Elle suppose toutefois une vulnérablité préexistente : "Si l’on tombe dans ce genre d’histoires, c’est que l’on n’arrive pas à marcher seule, à supporter certaines choses. On est terrifiée, on pense qu’il n’y a que l’autre qui peut nous aider."
L’Emprise est inspirée d'épisodes que l'autrice elle-même a traversés, et dont elle a fait une histoire : "Je me suis rendue compte qu’il y avait un problème à travers mon expérience, et par le nombre de femmes que j’ai rencontrées au cours de mon parcours, notamment judiciaire".
L'emprise est totalement subjective et polymorphe, remarque-t-elle : "On peut avoir une relation toxique de laquelle on arrive pas à sortir. Entre nous et nous-mêmes, nous pouvons aussi avoir une relation d’emprise, des pulsions qui nous submergent. Plus largement, cette quête incessante que nous avons de reconnaissance, quand on veut arriver à je ne sais quelle position. Là encore nous sommes sous emprise."
La libération est différente pour chacun et chacune, d'autant que la prise de conscience ne fait qu’éclairer ce qui existe depuis toujours. "Pour ma part, je me le suis dit assez tôt, se souvient Nejma Ben Amor. Le problème, c’est que je ne ressentais pas ce que je vivais. Je n’étais pas en choc, ni en crise de nerfs. Je pouvais continuer à travailler. Je ne voulais pas sacrifier mon travail pour quelque chose dont seule ma tête me disait que ça n’allait pas. Je ne le vivais pas, donc ça allait."
On s’insensibilise pour continuer à vivre, on s’éloigne de soi jusqu’à ne plus trop savoir ce que l’on fait là.
Nejma Ben Amor, autrice et comédienne
Fermer les yeux de la sorte est très dommageable, explique-t-elle : "On s’insensibilise pour continuer à vivre, on s’éloigne de soi jusqu’à ne plus trop savoir ce que l’on fait là. Et puis on est devenu accro à des sensations fortes, les plus dures soient-elles, parce qu’au moins, on a l’impression de vivre quelque chose, puisqu’on s’est tellement insensibilisée."
Nejma Ben Amor aurait pu continuer longtemps comme cela, dit-elle, mais "un jour, je suis passée devant un miroir, j’ai vu un corps, mais sans substance, il n’y avait plus rien à l’intérieur. J’ai saisi l’occasion d’une question qu’on m’a posée quelques jours plus tard et j’ai fini par parler. Mais j’aurais pu continuer encore longtemps avant de comprendre ce qui se jouait véritablement."
Depuis la vague #metoo, Nejma Ben Amor constate que l'on s'intéresse davantage aux processus d'emprise : "C'est un sujet dont les tenants et les aboutissants restent très complexes, même pour les personnes qui le vivent. Si le mouvement #metoo facilite la parole, je ne pense pas qu'il rende les choses plus compréhensibles," admet-elle.
La reconstruction personnelle aussi peut être longue, et la parole n'est que le début du processus psychologique, témoigne la comédienne et autrice. "Quand on parle, on dit les faits, c’est tout. Puis il y a le fait de poser un filtre nouveau sur ce qui s’est joué, de vivre ce que l’on n’a pas pu vivre au moment où on l’a vécu. D’un coup, le corps peut se permettre de réagir aux agressions, et c’est très douloureux. Il peut aussi y avoir la justice. Et puis, une fois le parcours terminé, plié, classé sans suite, puisque la société ne propose pas de réparation, il faut apprendre à marcher tout seul."
"L’Emprise est tout autant un drame de l’intime qu’une mise en lumière des défaillances de l’institution judiciaire", explique Nejma Ben Amor. Elle tient à rappeler que l'écrasante majorité des agressions sexuelles sont commises par des proches, ce qui rend la situation affreusement confuse et ambiguë pour la personne qui en est victime, comme pour le regard extérieur. "La justice ne se basant que sur des preuves concrètes, la fragile structure psychologique d’une victime devient alors un élément central de la procédure pour, en définitive, profiter à l’accusé", ajoute-t-elle.
C’est parole contre parole, il n’y a pas de preuve et il faut se fonder sur un faisceau d’indices.
Nejma Ben Amor, autrice et comédienne
La justice n’est pas préparée à traiter des affaires qui, de toute façon, sont très difficiles à juger, constate la comédienne et autrice. Car au fil des auditions et des flash-backs, une vérité se dessine : l’emprise ne laisse aucune preuve. "C’est parole contre parole, il n’y a pas de preuve et il faut se fonder sur un faisceau d’indices. Là où la justice est défaillante, c’est qu'il lui faudrait être d’une précision absolue sur les témoignages, et ce n'est pas le cas."
Il y a un problème de formation évident, dit-elle, mais pas seulement : "A force de voir des situations terribles au quotidien, les policiers banalisent – heureusement pour eux, peut-être – mais ils deviennent violents avec les victimes qu’ils rencontrent. Et puis ils ne disposent pas de suffisamment de temps ni de moyens pour fouiller, pour aller chercher la vérité. Quand quelqu'un fait ce métier pendant quinze ans et qu'il finit par rire des violences que rapportent les gens qui viennent le voir, c’est qu'il y a des choses à revoir."
Je voudrais qu’on arrête de diaboliser les agresseurs pour qu’ils puissent nous dire ce qui se passe dans leur tête.
Nejma Ben Amor, autrice et comédienne
Parmi ces choses à repenser, Nejma Ben Amor rêve de faire parler ces hommes, ces agresseurs que l’on n’entend jamais : "Je voudrais qu’on arrête de les diaboliser pour qu’ils puissent nous dire ce qui se passe dans leur tête. Il n’y a pas de monstres, il y a des humains et un fléau. Il faut pouvoir en parler."
Tandis que Lina, elle bafouille et se ronge les doigts. Sofiane son metteur en scène et mis en cause défend une relation d’amour partagé. Nejma Ben Amor, elle, est convaincue qu'aucune forme d'emprise n'a sa place entre comédienne et metteur en scène, quand bien même ce serait une emprise constructive qui mènerait la comédienne à se dépasser : "J’appelle cela de la confiance, pas de l'emprise, précise-t-elle. La frontière entre confiance et emprise, c'est le respect de l’intégrité : jusqu'où est-on prêt à aller pour avoir l’amour de l’autre, le regard de l’autre, l'approbation de l'autre, alors qu’on s’est éloigné de soi-même jusqu’à se faire mal ? Cela est de l’ordre du ressenti, très sensible. Dans une relation de pouvoir, comme entre comédien et metteur en scène, où l’un a la vue d’ensemble et l’autre exécute en toute confiance, il y a des choses que l’on sent. On sent que l’autre n’est pas prêt à respecter vos limites," témoigne-t-elle.
Teaser l'emprise.mp4 from Compagnie OCTA on Vimeo.
Pendant la création du spectacle, les rapports entre Nejma Ben Amor et son metteur en scène, Charles Tixier, étaient intenses, se souvient-elle : "Il y a eu de tout, des belles choses et des choses plus difficiles. Mais pas de risque d’emprise, parce qu'il y a entre nous un profond respect des limites de l’autre. Il m’accompagnait, il était là pour m'emmener là où j’avais envie d’aller, pas pour me diriger. Il m’a plus poussée à aller au bout de ce que je voulais dire en m’apportant beaucoup d’idées."