Fil d'Ariane
Immortalisé par le célèbre conte de Perrault, le personnage de Barbe Bleue incarne l'auteur de féminicides en série. Dans sa pièce Les femmes de Barbe Bleue, la metteuse en scène Lisa Guez révèle, cristallisés par la figure du monstre venue de l'enfance, les mécanismes du féminicide tels qu'ils restent actifs au XXIe siècle. C'est à la fois drôle et en tragique résonance avec l'actualité des violences faites aux femmes. Entretien avec la metteuse en scène.
Cela commence comme dans le conte de Perrault qui serait mis au goût du jour, avec une jeune femme matériellement comblée par sa belle maison avec piscine et sa cuisine américaine. Cette femme est la dernière épouse de Barbe Bleue et, comme dans le conte, elle finit par passer outre les injonctions de son mari et lui désobéir. Son audace lui coûtera la vie.
Face au désarroi de la dernière épouse du bourreau, les précédentes conquêtes de Barbe Bleue - les mortes - racontent leur histoire d’émancipation qui a tourné court face à la violence du mari. Pleines de désir et de vie, ces femmes fantômes racontent comment elles ont été séduites et piégées, comment elles n’ont pas su s’enfuir… Elles racontent pour soutenir celle qui leur a succédé, pour l'encourager à partir avant qu'il ne soit trop tard.
Pour sauver la dernière, il faut la convaincre d'échapper à l'emprise de l'homme et du désir. Lisa Guez explore là les limites de ce schéma qui, selon elle, est le terreau de l'emprise : "Aujourd'hui où tout a été bousculée, on est fragilisée. Il y a un retour au traditionnalisme et le désir de trouver des sens univoques à suivre. Ce fantasme créé un terrain favorable à l'emprise, en amour, au travail, comme dans tous les rapports."
Car Les Femmes de Barbe Bleue est autant une histoire de désir, d'emprise et de conditionnement que de féminicides. Fortes et humaines, les épouses du bourreau ne sont pas femmes à s'en laisser conter. Malgré tout, le charme vénéneux de l’homme les subjugue, les paralyse. Face à lui, elles perdent toute combativité. Elles vont excuser et minimiser ses bizarreries, son irascibilité et autres signaux d'alarme quand à la violence du personnage.
Les récits croisés des cinq comédiennes - Valentine Bellone, Valentine Krasnochok, Anne Knosp, Nelly Latour, Jordane Soudre - résonnent de façon poignante avec l’actualité des violences faites aux femmes. Ils donnent un autre visage à la réalité des rapports de domination dans notre société, loin du manichéisme. L’homme n’est pas le monstre inquiétant que l’on repère à dix lieues à la ronde. Il peut être en dilettante, agressif, prédateur, passif... Quant à la femme, elle n’est pas non plus l'oie blanche dont la pruderie et la naïveté feraient une victime toute désignée.
Sensuelles et féminines, parfois provocantes, belles et intelligentes, parfois capricieuses, envieuses et vaniteuses, les épouses du Barbe Bleue de Lisa Guez sont des femmes d'aujourd'hui. Elles rêvent d'accomplissement, de sensations fortes, de mise en danger.
Pièce drôle, parfois burlesque, Les Femmes de Barbe Bleue redonne corps et âme à des mots comme féminisme et féminicide, parfois désincarnés tant ils sont rebattus dans l'actualité. De l'humour car "quand l'émotion est trop forte, on se protège, on écoute pas," explique la metteuse en scène. La pièce est une création collective de six autrices - les cinq comédiennes et Lisa Guez - inspirées par le conte de Charles Perrault.
Terriennes : d'où vient l'idée de réécrire le conte en mettant en scène les histoires des victimes, que l'on ne peut qu'imaginer en creux dans le conte de Perrault ?
Pourquoi avoir écrit Les Femmes de Barbe Bleue à plusieurs mains ?
Comme tous les contes, Barbe Bleue recèle beaucoup de symboles qui résonnent différemment chez chacun-e. J'ai eu envie de confronter cette matière à l'imaginaire de cinq comédiennes que je connaissais bien. Je leur ai demandé à chacune d'imaginer le trajet d'une femme de Barbe Bleue, version contemporaine, en apportant, non pas un vécu qui aurait pu être le leur, mais leur énergie propre. Je leur ai demandé de se "fictionner", de partir de leur vie imaginaire pour tisser "leur" femme de Barbe Bleue. C'est pourquoi elles portent, dans le spectacle, leur vrai prénom dans la vie - Valentine, Anne, Nelly et Jordane.
Pourquoi tombe-t-on amoureuse d'un homme alors qu'il est inscrit dès le début qu'il est dangereux, peut-être même fatal ?
Lisa Guez, metteuse en scène
Toutes les cinq sont parties dans des directions différentes pour répondre aux questions profondes posées dans le conte. Au début, la jeune fille n'est pas du tout amoureuse de Barbe Bleue, et pourtant, elle finit par succomber : pourquoi tombe-t-on amoureuse d'un homme alors qu'il est inscrit dès le début qu'il est dangereux, peut-être même fatal ?
N'est-ce pas une pièce sur l'emprise ?
L'emprise est un mouvement conjoint : on y participe à deux. Quand nous avons posé les bases du spectacle, en mars 2017, la polémique #metoo n'était pas encore sur le devant de la scène. Heureusement, car cela nous aurait influencées, tordues, et j'espère que les spectateurs ne vont pas voir la pièce sous cet angle.
Début 2017, nous avions toutes à peu près entre 26 et 30 ans, et la question qui nous habitait alors, c'était plutôt : comment être maitresse de notre vécu ? J'avais envie de mettre la lumière sur ce qui se passe à l'intérieur de nous. Comment peut-on résister, refuser une trajectoire d'emprise, et partir ? L'accent n'est pas mis sur le bourreau, qui est là en creux, bien que très présent.
Le spectacle est fondé sur la solidarité entre les femmes...
Nos répétitions commençaient par beaucoup de confidences entre femmes, sur ce que nous avions traversé, les moments où nous avions pu réagir ou ne pas réagir, et pourquoi... Pour ma part, c'était un moment où j'essayais de m'envisager comme sujet, et pas objet de désir, donc de changer beaucoup de choses qui venaient de la manière dont j'avais été construite - et dont beaucoup de femmes le sont. Cette atmosphère intime de sororité transparaît dans le spectacle.
Nous avons créé un espace protégé où l'on peut tout se dire. Je dit souvent aux comédiennes qu'elles sont comme une équipe de foot : si elles veulent se libérer, elles doivent le faire ensemble. Avant la représentation, je leur dis qu'elles vont jouer un match, celui de l'équipe des femmes qui doivent s'en sortir ensemble, collectivement. Seules, elles n'arrivent à rien. Si l'une réussit, c'est la victoire de toutes.
Laquelle êtes-vous ?
J'ai de la tendresse et de l'admiration pour chacune. Je me reconnais dans toutes à un moment, aussi bien dans la petite fille qui se fait attraper par l'ogre que dans l'aventurière où la femme soumise. Je ne peux pas choisir.
C'est un spectacle que vous diriez féministe ?
Je n'avais pas envie de le proclamer féministe, non pas que je ne le sois pas, mais je ne voulais pas que le public y entre par la porte du militantisme. Chacun se forge son point de vue au fil de son cheminement à travers le spectacle. Reste que la pièce repose sur une tentative de s'affranchir, comme dans une lutte à l'intérieur d'un seul psychisme féminin.
Sur un plan symbolique, les personnages sont autant d'instances de la psyché d'une femme, d'interdictions que l'on se met à soi-même et qui vont, un beau jour, assassiner nos désirs. C'est aussi pour cela que chacune des actrices joue "son" Barbe Bleue, pour illustrer comment lutter contre les forces qui nous mutilent, qui nous assignent des rôles qui vont à l'encontre de ce que nous sommes. Combien de femmes se sont réveillées un jour, après une existence parfaite, pour se dire qu'elles n'ont pas vécu leurs vies. Quand la jeune épouse ouvre la porte et découvre les femmes assassinées, c'est comme si elle découvrait toutes les vies qu'elle n'a pas vécues.
Comment les spectatrices accueillent-elles le spectacle ?
J'ai vu des femmes qui ont vécu ces situations complexes sortir en pleurs de la salle. j'ai vu ce genre de réactions très fortes, d'exorcisme. Le spectacle suscite aussi beaucoup de discussions, de débats.
Une réaction m'a marquée, c'est celle de ma grand mère, une femme parfaite qui a eu une vie exemplaire au service de son époux. Elle a eu cinq enfants et elle semble heureuse dans ce système patriarcal, mais après avoir vu le spectacle, elle m'a dit : "J'ai pensé à moi, à mes soeurs et à mes filles." Cette question générationnelle, je la ressens aussi profondément : des femmes se sont battues, avant nous. Elles n'ont pas toujours réussi, mais c'est parce qu'elles ont fait cette trajectoire que, aujourd'hui, à partir du point qu'elles ont atteint, nous pouvons faire nos propres chemins. D'ailleurs, dans le conte, si la survivante s'en sort, c'est parce qu'elle a écouté les autres...
Lisa Guez
Ancienne élève de l’école normale supérieure, Lisa Guez cofonde Juste avant la compagnie en 2009. À travers des pièces comme La nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès, puis Richard III et Macbeth de Shakespeare, la compagnie explore les figures du mal et de la violence en regard avec l’actualité.
La metteuse en scène est également enseignante à l’université de Lille 3, donne des ateliers d’écriture dramatique et intervient au centre psychiatrique Jacques Arnaud auprès d’adolescents et de jeunes adultes. Créée à partir d’improvisations, Les femmes de Barbe Bleue est la septième création de la compagnie.
Quel chemin avez-vous parcouru avec ce spectacle ?
Le spectacle a lancé notre carrière, à nous toutes, dans un métier qui, jusqu'alors, ne nous permettait pas de vivre. Nous l'avons créé par nécessité absolue, sans argent, sans accompagnement, on répétait dans des parkings, des squats... J'étais prof, l'une était clerc de notaire, une autre serveuse ou infirmière psychiatrique... Notre rêve, c'était d'être reconnues, de pouvoir faire ce qu'on veut de notre vie. Et il est en passe de devenir réalité.
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