"A Thousand Girls Like Me" : le documentaire qui brise le tabou de l'inceste en Afghanistan

Sur les vieilles photos, Khatera est une belle jeune fille radieuse, qui adule un père parti travailler à l'étranger, dont elle ne connaît que l'image. Et puis un jour il revient, abuse d'elle. Deux enfants naissent de ces viols incestueux. La documentariste afghane Sahra Mani a suivi son combat pendant trois ans. Elle en a fait un film qui sort ce 6 mars. Rencontre.

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Kathera profil
Abusée par son père depuis son jeune âge, Khatera, 23 ans, enceinte de son second enfant, brise le tabou de l'inceste de quelques mots prononcés à la télévision devant des millions de téléspectateurs.
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"Sur les passeports, nous avons tous le même père", explique la jeune femme. "Le nom de la mère ? Ça, ils ne demandent pas..." Officiellement, Kathera, Zainab et Mohammed,  sont frères et soeurs. En réalité, c'est la jeune femme qui a donné naissance aux deux petits, engendrés par son propre père. Pendant plus de dix ans, Kathera a été violée par son père. Sous les yeux de sa mère, au vu et au su de ses frères, de ses oncles, du voisinage. Un père absent pendant plusieurs années, fantasmé, puis à son retour, violent, violeur. Un père qui, un jour, lui lance : "Quand Zainab sera grande, je me marierai avec elle. Je l'utiliserai comme je t'ai utilisée". Ce jour-là, tout bascule. Khatera ne quitte plus d'une semelle sa fille de quatre ans. Et elle décide de passer à l'action. 

père kathera
C’est un test ADN prouvant que les enfants de Khatera sont également ses frères et sœurs, ainsi que le témoignage d’un mollah local, qui permettent à Kathera de traduire son père devant la justice.
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Face à une famille hostile ou impuissante, la jeune femme cherche de l'aide à l'extérieur : elle se confie à 14 mollahs, qui lui recommandent la prière. Le quinzième lui conseille d'alerter les médias. Alors sur un plateau de télévision, entièrement couverte de noir, elle raconte son histoire à tout le pays, devant un public médusé, des autorités incrédules. De son côté sa mère porte plainte pour les violences physiques qu'elle subissait quand elle voulait défendre sa fille. Le père est arrêté, la famille stigmatisée, celles par qui le scandale est arrivé marginalisées. 

Outrage au patriarcat

"Elle a sali l’honneur familial," dit l'un de ses frères, qui demande à la réalisatrice Sahra Mani d’arrêter de  filmer. Le scandale s’est répercuté sur les médias sociaux et ce sont les hommes, dorénavant, qui portent la honte que, pour eux, seule la victime devrait supporter. Pour la société afghane, le véritable crime, c'est l'outrage au droit patriarcal et c’est le recours à la justice et à la télévision qui font scandale, davantage que des actes qui sont en principe condamnables, mais dont chacun connaît la réalité quotidienne. Mais Kathera n'aura de cesse de lutter pour se défendre et défendre sa fille à tout prix. 

Mon enfant, une preuve

Commence alors un vrai parcours du combattant. En butte à l'hostilité du voisinage, reniée par ses frères, Kathera doit sans cesse déménager, avec sa mère et sa fille, alors qu'elle est déjà enceinte d'un deuxième enfant engendré par son père. "Cet enfant, il faut le garder, c'est une preuve," s'entend-elle dire par le gynécologue qui pratique une échographie. Lorsque naît le petit garçon, Kathera, minée par l'adversité et le manque de moyens, songe à le faire adopter, mais se ravise. Elle veut élever elle-même l'enfant à qui elle a donné naissance. 

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Kathera et son petit garçon, né des relations incestueuses imposées par son père. Lorsque naît Mohammed, son père/grand-père est déjà incarcéré. 
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Soutenus par une association d'aide aux femmes, Kathera et ses enfants finiront par obtenir un visa pour la France. Aujourd'hui, elle vit avec son compagnon en province avec sa fille/soeur et son fils/frère. Elle préfère ne pas s'exprimer dans les médias. Pour vivre heureuse, elle souhaite vivre cachée. 

 A Thousand Girls Like Me, le film qui raconte son combat, est soutenu par Amnesty International France et La Ligue des Droits de l'Homme. Salué par la critique et le public, il a été sélectionné dans plusieurs festivals internationaux, primé au Fipadoc de Biarritz et a reçu le grand prix du Festival international des droits humains de Paris en décembre 2018.

Rencontre avec Sahra Mani

Quelques jours avant la sortie du film en France, ce 6 mars 2019, Terriennes a rencontré la réalisatrice afghane Sahra Mani. Ses propos ont été recueillis par Sarah Boumghar.

Terriennes : D’où vous est venue l’idée de faire le portrait de Khatera ?
Sahra Mani : Un soir, à Kaboul, je regardais la télévision et j’ai vu cette dame qui racontait son secret. "Il faut que je la trouve, que je la rencontre", me suis-je dit. J’avais envie de l’aider. Donc je l’ai rencontrée, on a discuté et l’idée m'est venue d’en faire un film. Je n’étais pas sûre d'y arriver, de pouvoir réaliser un film sur ce sujet. Nous sommes toutes deux arrivées à la conclusion que l'envie était là, mais que c’était compliqué. Je me demandais comment traiter un sujet aussi tabou en Afghanistan. J’ai mis du temps, mais petit à petit, j'ai mesuré combien il était important d'en parler et de se faire la voix de toutes ces femmes qui souffrent en Afghanistan. 

sahra mani
Sahra Mani
©Urban RP

Comment avez-vous convaincu Khatera et ses frères de se laisser filmer ?
Ce n’est pas moi qui ait convaincu Khatera, mais elle. C’est à sa demande que nous avons décidé de faire ce film. Au départ, ses frères étaient d’accord, mais il se sont ravisés. Là, j’ai laissé tomber le tournage.

Et puis trois mois plus tard, Khatera m’a rappelée pour me dire qu’il était important pour elle que je termine ce film, qu’il fallait que je revienne. Elle m’a dit que ce film  l’aiderait à faire entendre son histoire, ses souffrances. Alors je suis revenue. Dès lors, je n’ai plus jamais eu de problèmes par rapport au tournage.

Khatera est harcelée par ses oncles, mais aussi ses voisins, qui la font expulser à plusieurs reprises. Comment cela s'explique-t-il alors que c’est elle qui est la victime ?
C’est exactement la question que pose le film. Je voulais amener le spectateur à se demander pourquoi l’entourage réagit ainsi face aux victimes. Je voulais montrer à quel point il est compliqué dans certaines sociétés de prendre la parole, d’élever la voix pour parler d’un tabou et qu’on est toujours sous pression lorsqu’on le fait. Je voulais que tout le monde arrive à comprendre les enjeux de ce genre de position. 
 

Kaboul
Sur les versants de l'arrière-pays de Kaboul règnent les croyances religieuses. C'est là que Katera, sa mère et ses enfants tentent d'aller de l'avant en dépit de l'hostilité ambiante.
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Quelle est la situation des femmes en Afghanistan ?
La situation des femmes en Afghanistan, tout le monde le sait, n’est pas très bonne. Ce qui nous inquiète, c’est de savoir où l’on va, nous, les femmes afghanes face à tout ce qui arrive en ce moment, avec les événements politiques, le retour des talibans… Que vont devenir les femmes ? Les Afghanes ne sont pas restées les bras croisés. Elles font tout pour que leur condition évolue. Elles n’attendent pas que quelqu’un intervienne depuis l’étranger. Elles veulent changer les choses de l’intérieur.

Mon film montre une femme qui ne se résigne pas à sa situation. Il montre son combat pour que sa vie change, ainsi que celle de sa mère et de ses enfants. Et ça, on peut dire que c’est un peu le cas de toutes les femmes en Afghanistan. Elles essayent de toutes leurs forces de faire évoluer leur situation. Je peux quand même affirmer qu’il y a peu d’espoir pour que la situation des femmes s’améliore en Afghanistan. 

Comment le film a-t-il été reçu en Afghanistan ?
J’étais très inquiète en pensant aux réactions des spectateurs. Heureusement, les gens ont beaucoup aimé - les jeunes, les hommes, les femmes, les jeunes femmes activistes qui se battent pour les droits humains en Afghanistan... Ils ont aimé le film parce qu’il décrit la vie de trois femmes afghanes issues de trois générations différentes, mais en la décrivant de l'intérieur, à partir de leur quotidien. C’est une histoire assez banale, somme toute, dans la vie de ces femmes. Mon film ne tourne pas autour de la guerre, mais plutôt autour d'un désastre au quotidien. Je pense que c’est pour cela que les spectateurs ont aimé le film. 

Mais tout le monde n'a pas aimé le film. Certains craignaient pour l'image du pays dans le monde si l'on parlait d’un tabou aussi grave de la société et montrait ce film à l’international. Cela arrive souvent avec ce genre de film. Ma réponse est qu'il n'aborde pas seulement l’inceste et le viol en Afghanistan. Il parle aussi de femmes qui essaient d’élever la voix, de briser les tabous. Ce sont des femmes qui luttent pour obtenir des droits élémentaires et contre les inégalités. Ce sont des femmes courageuses, des héroïnes du quotidien, comme celles qui vivent dans tous les foyers en Afghanistan, dans toutes les villes, tous les villages. Nos héros ne sont pas au Parlement ou à la télévision. Regardons la réalité en face : nos héros, ce sont ces femmes qui, partout dans notre pays, se battent pour leurs droits. 



Pensez-vous que votre film puisse faire avancer la condition des femmes en Afghanistan ?
Nous avons monté une campagne pour que le film soit projeté partout en Afghanistan, à commencer par le Parlement. Nous voulons le montrer à tous les hommes, à toutes les femmes qui ont des responsabilités politiques et juridiques. L'essentiel, c’est la loi, car l'étape la plus difficile pour nous, les femmes, c’est d’aller porter plainte. Porter plainte est très compliqué. Les suites d’une plainte pour viol ou inceste peuvent s'éterniser pendant deux à dix ans. C’est pour cela que les femmes baissent les bras. Elles préfèrent garder le secret et régler la chose de manière traditionnelle.

Notre espoir c’est que toutes les femmes victimes de viol ou d’inceste aillent porter plainte, qu’elle élèvent la voix, qu’elles n’aient pas honte ou peur de dire ce qu’elles ont à dire. Il faut que la société apprenne à les soutenir au lieu de les juger. Il faut que le système juridique change pour que les gens n’attendent plus dix ans la réponse de la justice. Pas seulement en Afghanistan. Le viol, l’inceste, cela arrive partout dans le monde, et il est toujours compliqué pour les femmes de porter plainte, de raconter ce qu’elles ont subi. Les victimes sont toujours sous pression dans ces cas-là. J’espère que ce film sera projeté partout dans le monde et qu'il servira à faire évoluer la condition des femmes.