Fil d'Ariane
Le sirocco, le vent chaud du Sahara, plie les frêles branches des palmiers dattiers. Cela fait presque trois ans que la sécheresse frappe le sud de la Tunisie. Les villages berbères, véritables trouées dans les montagnes ocre, sont déserts. Les touristes se sont évaporés. Mais dans la fraicheur de leurs maisons creusées à même la roche et blanchies à la chaux, les femmes tiennent bon, les femmes tissent.
Depuis des millénaires, leur culture se métisse au gré des influences romaines, byzantines, arabes. Leurs tatouages s’effacent sur les peaux des nouvelles générations, leur langue se tarit en Tunisie, mais leurs tapis résistent, bien ancrés dans le sol. Pour combien de temps encore ?
Radhia Dhieb, présidente et fondatrice de l’association Jeunesse et Développement de Remada explique que son ONG a créé la première formation de tissage en octobre 2015, financée par l’entreprise pétrolière MedCo Energi Internasional (Indonésie) et l’ETAP (Tunisie) dans le cadre de leur politique de responsabilité sociale (RSE). Ce centre redonne un nouveau souffle à une activité en perdition : les 9 femmes qui en bénéficient – entre 16 et 30 ans — recevront leur diplôme avant la fin de l'année 2016, après avoir tissé six jours par semaine pendant 11 mois avec une bourse mensuelle de 50 dinars (21 euros).
Nous avons eu du mal à convaincre les filles d’intégrer la classe de tissage
Radhia Dhieb, Remada
Passées par les bancs du collège, du lycée et même jusqu’au bac pour certaines, le chômage a fait prendre aux jeunes femmes le chemin des tapis. « Nous avons eu du mal à convaincre les filles d’intégrer la classe de tissage. Elles préféraient aller vers la couture, parce qu’elles trouvaient ça plus facile. Mais, avec le temps, le tissage du mergoum(tapis traditionnel berbère) a connu plus d’engouement que les autres formations et est aujourd’hui la classe la plus importante », s’enthousiasme Radhia.
La fondatrice a fait appel à Zina, une formatrice originaire d’un village berbère, pour enseigner cet art à Remada, une ville où il était inconnu. Contrairement aux habituelles réticences - ce savoir-faire ne s’apprend qu’en famille -, Zina a accepté sa mission sans hésiter. « Je suis fière de transmettre ce qui est en train de se perdre, contente de pouvoir diffuser cette tradition. Quant aux élèves, elles sont heureuses d’avoir un diplôme, même si elles savent que ce sera dur d’en vivre. »
Sa propre sœur, Meriem, n’est pas très optimiste. « Ça fait un an que je n’ai rien vendu », lâche cette tisserande de 47 ans, depuis son salon à Chenini, un village autrefois très fréquenté par les touristes locaux et étrangers. « Les Tunisiens n’ont plus les moyens ».
Kamel, 39 ans, tient une boutique dans son village de Toujene, à quelques kilomètres au sud de Matmata, où il vend les ouvrages d’une dizaine de femmes, dont ceux de sa femme et de sa mère. Sous la chaleur écrasante, il s’exaspère : « La crise est un problème très important. Le gouvernorat (préfecture) n’est même pas venu nous entendre. Les autorités ont donné de l’argent aux grands hôtels, mais ce n’est pas une méthode pour entrer en démocratie et lutter contre les terroristes. Si nous voulons être bien protégés, il faut entrer et aider dans les petits villages. Nous sommes la première ceinture de sécurité. »
Quand bien même les jeunes femmes arriveraient à récupérer et vivre de cet art ancestral, ont-elles intérêt à s’accrocher à leurs tapis ? Ces tapis qui libèrent. Ces tapis qui enchaînent. C’est selon. Là est la question. Une partie de la vieille garde délaisse ces ouvrages qui les rendaient si fières, car ils sont devenus un fardeau. Dans certains « bleds », on est bien loin des pages d’histoire où la Kahena, reine des Berbères au VIIe siècle, menait les hommes à la bataille contre l’invasion arabe telle une Jeanne d’Arc du Maghreb.
« Mon mari gère tout, mais ce n’est pas une mauvaise chose, c’est normal », articule doucement Khiria, 30 ans, la femme de Kamel, dans l’intimité de leur pièce à dormir, un simple renfoncement dans la montagne. Quant à lui, il « ne sent pas l’égalité ». À son sens : « C’est encore l’homme qui guide. Il faut quelqu’un pour guider le bateau ». Sa mère, Lamaa, 60 ans, n’a aucune idée des prix des châles qu’elle tisse. « Les femmes comme maman ne savent pas la valeur de l’argent. Quand je vois le nombre d’heures qu’elle travaille, je m’en rends compte. Elles sont timides, nos femmes. Elles ne savent pas défendre leurs produits », explique-t-il avant de brandir un châle rouge bordeaux, « sang de gazelle », qui se porte le premier mois du mariage. « Regarde la finesse du travail, c’est comme un tableau. Tissé en lin blanc sur laine blanche. La teinture s’accroche après uniquement sur la laine », conclut-il, presque ému.
Le tapis, qui était le symbole de la femme libre, est devenu celui de la domination
Mongi, musée de Tamazret
De là à dire que « le tapis, qui était le symbole de la femme libre, est devenu celui de la domination, d’une femme forcée de coudre pour que son mari ait de l’argent », il n’y a qu’un pas, que franchit Mongi, 49 ans, fondateur du petit musée berbère de Tamazret. Il y expose le trousseau de sa mère, Hafsia, 82 ans et le voile que sa femme Mabrouka, 44 ans, a passé l’année 2015 à tisser, pendant que Mongi s’occupait des enfants et de la vaisselle !
Des tisserandes qui se servent de leurs tapis pour se libérer, il en existe aussi. Aziza, 58 ans, connait parfaitement la valeur de son travail, gère son argent, et se sent libre. A un jet de pierre du musée, elle innove en louant ses ouvrages, elle va même jusqu’à Tunis pour démarcher les boutiques spécialisées. Il en coûte 1500 dinars (620 euros) pour louer une tenue complète de mariage pour 3 jours.
Assise sur une peau de mouton dans l’entrée de sa maison aménagée en boutique, elle tient un discours confiant : « L’identité berbère et féministe s’exprime mieux depuis la révolution : il y a des festivals, des fêtes traditionnelles à Tamezret ».
Reste à savoir si les tapis donneront des ailes aux nouvelles tisserandes fraîchement sorties du centre de formation.