Fil d'Ariane
Ambassadrice, pompière, procureure, chercheuse ou tour opératrice sont sur le point d’entrer dans le lexique officiel, dûment adoubées par l’Académie française. Après avoir freiné des quatre fers, la vénérable institution baisse la garde et consent à féminiser les noms de métier : un grand pas vers la fin de l'invisibilité des femmes dans la langue.
Après avoir taxé l’écriture inclusive de "péril mortel", l’Académie française, sous la pression de la société, du gouvernement et de la justice, se résout à officialiser les formes féminines des titres et fonctions. Dirigée par l'écrivaine et académicienne Danielle Sallenave, la commission "féminisation" valide une tendance qui se généralise depuis déjà quelques années. Le 28 février, invitée de TV5MONDE, elle explique la démarche qui a mené la très conservatrice institution à suivre le courant :
Cette décision montre que des règles qui étaient considérées comme intangibles dans la langue française l'étaient aussi parce qu'elles révélaient les rapports de force et les conventions sociales. Et que ce combat sur le front de la grammaire en reflète un autre, celui de l’émancipation des femmes. Car comme le dit l'écrivaine Leïla Slimani : "Ce n'est pas le français, qui est sexiste, c'est la société".
"Ce n'est pas le français qui est sexiste, c'est la société" Leila Slimani parle de la féminisation des mots au #FIFDH Genève #JourneeInternationaleDeLaFrancophonie https://t.co/5DgfUBONnQ pic.twitter.com/VKzOmdFa3z
— TERRIENNES (@TERRIENNESTV5) 19 mars 2019
La langue française a tout ce qu’il faut pour parler des femmes et des hommes à égalité.
Eliane Viennot
Dès 2015, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes exprimait cette idée dans son guide pratique pour une communication sans stéréotype de sexe. "Une langue qui rend les femmes invisibles est la marque d’une société où elles jouent un rôle second. C’est bien parce que le langage est politique que la langue française a été infléchie délibérément vers le masculin durant plusieurs siècles par les groupes qui s’opposaient à l’égalité des sexes."
Sous la pression de la société, du gouvernement, mais aussi de la justice, l'Académie française fléchit, donc : "Elle s'est rendu compte qu'il existait un véritable malaise, déclare l'académicienne Dominique Bona. Comment aujourd'hui nommer les métiers, les grades, les titres et les fonctions des femmes ?" Quant à l'écrivain Patrick Grainville, reçu officiellement sous la Coupole le 21 février, il a fait savoir qu'il était favorable à la féminisation des noms de métiers.
En réalité, la langue française n’a pas besoin d’être féminisée. "Elle a déjà tout ce qu’il faut pour parler des femmes et des hommes à égalité", insiste Eliane Viennot, linguiste autrice d'un ouvrage intitulé Le langage inclusif : Pourquoi, Comment ? " Il s’agirait donc davantage de "démasculiniser" l’usage français qui, lui, est sexiste.
"En français, comme en latin et dans toutes les langues romanes, l'usage veut que l'on parle des femmes au féminin. L’accroc, c’est justement de parler des femmes au masculin, de dire 'Madame le président ou le professeur'", explique la spécialiste. Une anomalie qui ne date que du XVIIe siècle – autrement dit de la création de l’Académie française. En effet, ce sont bien les académiciens qui sont à l'origine de la masculinisation de la langue et de règles comme "le masculin l’emporte sur le féminin".
"Rappelons qu’il s’agit là non pas de termes inventés, mais bien des termes à la déclinaison juste (les mots en TEUR viennent du latin TOR, qui devient TRICE au féminin), et qui étaient en vigueur jusqu’en 1634, date de création de l’Académie française qui en a supprimé l’usage parce que (tenez vous bien, argument solide) 'il s’agit de métiers que les femmes ne sont pas dignes d’exercer'", explique sur son blog l'illustratrice féministe Diglee.
La France à la traîne de la francophonie
Le Canada, dans les années 1970, pour contrer les anglicismes qui envahissent le lexique quotidien, le Québec adopte une série de lois. Les lexicographes en profitent, au passage, pour féminiser les noms de métiers. L’idée fait mouche en Belgique, en Suisse, au Luxembourg... La francophonie recueille les fruits de la réforme québécoise et les intègrent avec fluidité.
Mais en France, il faut compter avec l’Académie française, une institution qui, à l’époque, reste exclusivement masculine. Il faudra attendre les années 1980 et l’élection de François Miterrand pour percevoir un frémissement. Yvette Roudy, première Ministre des Droits de la Femme en France, saisit l’Académie. Mais la plupart des immortels, à commencer par de grands esprits comme Claude Lévi-Strauss ou Georges Dumézil, restent hostiles à la féminisation de la langue, et les socialistes hésitent à les prendre de front, d’autant que le Premier ministre Laurent Fabius, lui non plus, n’est pas très chaud.
Ce n'est qu'en 1997, avec l’intronisation du gouvernement de Lionel Jospin, dont les femmes exigent d’être appelées Madame la ministre, que la coutume commence à s'installer et que s'imposent des termes comme "directrice" d’administration – au lieu du traditionnel Madame le directeur.
Avec Michel Feltin-Palas, auteur du blog Sur le bout des langues
La décision des immortels de féminiser les noms de métier est donc un pas en avant d'autant plus spectaculaire qu'il réduit au silence tous ceux qui se réfugient derrière les positions de l’Académie pour éviter l’intégration des formes féminines dans la langue. Jusqu'à présent, les circulaires émises par le gouvernement n’ayant pas force de loi, l'incertitude subsistait et rien n’empêchait les frileux de freiner des quatre fers et de s’abriter derrière l'Académie pour affirmer que la féminisation des noms n’était pas acceptable, souhaitable, agréable à l'oreille.
Tant que les immortels persistaient à ignorer les appels du pied du pouvoir, la société, mais aussi la presse, les intellectuels, les linguistes, la francophonie, et même les artistes et humoristes, comme le collectif Roberte la Rousse, ont pris un malin plaisir à contourner leurs réticences.
est une collective qui travaille sur la thème : "langue française et genre". Elle s’agit de contrer la sexisme inscrite à la cœur de la langue française et de sa grammaire puisque, comme nous l’avons toutes apprise à l’école, "la masculine l’emporte toujours sur la féminine".
En 2016, la collective a lancée la projet En française dans la texte qui consiste à traduire "en française", c’est-à-dire entièrement à la féminine, des textes provenante de différentes horizons, grâce à la création d’une règle générale de féminisation. C’est ainsi que les traductions perturbent sensiblement les messages originales. La processus de traduction fait l’objet de performances, d’installations et d’éditions.
Au-delà du clin d'oeil du collectif Roberte la Rousse, les immortels disposaient de pléthore de travaux d'éminents linguistes pour se guider dans le processus de reféminisation de la langue. "Car les académiciens ont beau être d'illustres écrivains et de grands penseurs, dit Eliane Viennot, ils restent démunis devant certains problèmes... S’ils avaient travaillé avec audace et expertise, ils n'auraient pas eu de raison de parler de "péril mortel", en 2017. Mais il n’y a pas de linguiste parmi eux…"
C'est aussi pour englober les deux genres, en évitant les répétitions, que le point médian a été imaginé. Si l’expression "écriture inclusive" est récente, la réflexion sur la neutralité dans l’écriture est amorcée depuis une vingtaine d’années. Ce n’est que récemment que cette graphie, longtemps cantonnée aux mouvements féministes, a commencé à se généraliser et susciter le débat.
Le problème, c’est que son emploi et les bonnes pratiques ne sont pas encore connus, voire pas encore formulés. "Pour le moment, la mise en oeuvre est encore anarchique, explique Eliane Viennot, mais une fois que les techniques seront connues, dans un ou deux ans, les choses vont se stabiliser."
Maintenant que les académiciens ont énoncé des directives claires sur l'emploi des formes féminines des titres et métiers, reste à savoir s'ils sont prêts, à l'avenir, à aller plus loin. En un mot comme en cent, jusqu’où les immortels sont-ils prêts à revenir sur tout ce qu’ils ont mis en place au fil des siècles ? La réponse de Danielle Sallenave ce 28 février sur TV5monde : "On en peut pas forcer le langage à dire ce que l'usage n'a pas encore accepté, mais on ne peut pas non plus freiner ce qui s'impose. L'Académie est là pour entériner l'usage tel qu'il s'est installé s'il est correct".
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