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"Tout viol est une torture, toute torture est un viol" pour Véronique Nahoum-Grappe

Véronique Nahoum-Grappe est spécialiste des crimes de guerre et des conflits de l'ex-Yougoslavie et de la Tchétchénie. Elle donne une définition claire et exhaustive du viol comme arme de guerre – et de génocide. Un prisme qui lui permet d'analyser les événements en Ukraine pour TV5MONDE. Entretien.

Véronique Nahoum-Grappe est ethnologue et anthropologue, spécialiste des crimes de guerre et des conflits de l'ex-Yougoslavie et de la Tchétchénie, et membre des comités Syrie-Europe et Russie-Europe de la revue Esprit. Invitée du 64' de TV5MONDE, elle formule une définition précise et complète du viol comme arme de guerre et de génocide. A la lumière de ses expériences et de ses études, elle explique aussi pourquoi, pour elle, il est important que le viol soit considéré comme une torture et nommé comme tel. 

Entretien avec Véronique Nahoum-Grappe

TV5MONDE : Les soldats russes utilisent-ils le viol comme arme de guerre ?

Véronique Nahoum-Grappe : Ce crime de viol, d'abord, c'est une torture. Tout viol est une torture, toute torture est un viol. Ensuite, c'est un crime de souillure, un crime où la honte, la salissure, bascule du côté de la victime : si je vous crache dessus, c'est vous qui devez vous laver, c'est vous qui êtes sale.

Troisièmement, c'est un crime qui suppose une situation de domination extrême : des militaires, armés, masculins, nombreux, en face de populations civiles désarmées, épuisées par des semaines de siège, avec des enfants et des personnes âgées. Au-delà de la force physique, ils ont la force politique : ce sont les représentants du nouveau pouvoir. Ils ont l'uniforme. On ne peut pas appeler la police à l'aide, car la police, ce sont eux. Cela suppose une impunité venue d'en-haut qui est terrifiante. Beaucoup de réfugiés me disaient 'ils pouvaient tout faire'. Et dans le 'tout faire', vous avez un vertige : l'impunité.

La construction d'un ennemi collectif distingue le crime sadique d'un acte qui a un sens politique dans un contexte de guerre.
Véronique Nahoum-Grappe

Enfin, c'est un crime qui suppose, dans la propagande de guerre, la construction d'un ennemi collectif, qui distingue le crime sadique d'un cinglé d'un acte qui a un sens politique dans un contexte de guerre. Ce n'est pas seulement le président ukrainien qu'il faut éliminer en tant qu'ennemi politique, mais un ennemi collectif, c'est-à-dire les enfants, les grands-pères, les vieilles tantes, l'histoire, la langue... Cet ennemi collectif contre lequel on déchaîne une haine qui s'étend à toute l'identité de cette nationalité, ce n'est pas seulement que l'on voudrait le détruire et qu'il ne soit plus là, on voudrait qu'il ne soit pas né, qu'il n'ait jamais été là.

cimetière ukraine
Un fragment de roquette sur le sol après un bombardement russe sur un cimetière de Mykolaiv, en Ukraine, le 26 mars 2022.
©AP Photo/Petros Giannakouris


Peut-on parler de génocide, comme le fait le président Zelensky ou même Joe Biden ?

Au sens juridique, je me prononcerais pas, mais je peux vous donner les arguements qui, à mon avis, permettent de dégager une logique génocidaire, à partir du moment où l'ennemi est collectif et que l'on veut l'éradiquer, pas seulement le détruire, et qu'il regrette d'être nés. Beaucoup de témoignages montrent que les cimetières sont systématiquement bombardés. Beaucoup de témoignages montrent que les livres d'école en ukrainien sur l'histoire ukrainienne sont brûlés dans les zones envahies.

Ce qui est ce qui est en ligne de mire, c'est cet arbre de la filiation où les racines sont les Ukrainiens comme nation, qui sont nés là, et les bourgeons sont en face de nous, les enfants. Regardez le langage : on viole une tombe, on viole un cimetière, on viole une femme... Parce qu'au fond, en éradiquant cimetière, en le transformant en gazon ou en prison, vous enlevez les traces du passé, les racines.

On viole une tombe, on viole un cimetière, on viole une femme... pour enlever les traces du passé, les racines.
Véronique Nahoum-Grappe

En violant la femme qui porte l'enfant, et ce faisant l'avenir de la nation, vous envahissez son avenir. D'ailleurs, il y a des soldats russes qui ont dit aux femmes 'tu n'auras plus d'enfants ukrainiens'. Et ce sens qui n'est mais pas vraiment politique, mais qui est porté par un pouvoir et sa propagande de guerre – c'est dans les mots – donne une autorisation aux soldats de le faire. Et si en plus ils sont récompensés, ce qui est le cas...

Vous avez travaillé sur la guerre en Tchétchénie, où le viol par les soldats russes était déjà une réalité contre les femmes, mais aussi contre les hommes. Cette propension des militaires à violer est aussi peut-être permise par les paroles de Vladimir Poutine. En février, dans un message à l'Ukraine juste avant la guerre, le président russe ne disait-il pas : "ma belle, que cela te plaise ou non, il va falloir supporter". C'est un discours de violeur...

Oui, Poutine a ce langage emprunté aux voyous de Leningrad, viril, avec des obscénités, de chef de bande. Il fait de la séduction politique en mettant les rieurs de son côté quand il parle de buter les terrorristes "jusque dans les chiottes". Les viols en temps de guerre, personne n'y échappe, pas même les hommes, ni les personnes âgées.

Ce qu'il y a de différent pour les femmes, c'est que c'est un crime continu. Dans les cultures religieuses traditionelles, elles sont chassées par leurs familles, parfois assassinées pour laver leur honneur. C'est un crime continu dans une perspective tragique qui est l'enfant de l'ennemi. En Ukraine, quelques jeunes filles, déjà, sont enceintes. Le crime de viol utilise la sexualité humaine, faire l'amour pour faire la haine. L'idée de la naissance, du petit enfant, qui est la joie dans la plupart des cultures, est, ici, transformée en l'enfer. C'est pourquoi il faut donner à ce crime le nom de torture pour enlever le côté infamant de la sexualité.