Fil d'Ariane
"Kimberley, réceptionniste à Tallulah, pense que les hommes du coin sont tous des fainéants. 'Ils ne font rien de rien' se lamente-t-elle. Ce n'est pas tout à fait exact. Jusque il y a peu, certains d'entre eux organisaient des combats de chien dans une école désaffectée".
Kimberley qui vit dans cette petite ville "pittoresque mais peu prospère" du Nord Est de la Louisianne, donne le ton à la Une de The Economist en ce début de juin 2015. On y voit un homme en bleu de travail, désespéré, enfermé dans le signe masculin habituellement martial, la flèche en berne, sous ce titre : "Le sexe faible. Pas de travail, pas de famille, pas de perspectives". Comme un écho adapté à la devise "Travail, famille, patrie", si chère au maréchal Pétain. Un relais aux cris de Cassandre proférés par Eric Zemmour, essayiste français, qui a tant peur des femmes et des étrangers : les hommes des pays développés auraient perdu leur virilité et, avec elle, toute perspective de futur.
Une combinaison toxique de solitude, d'oisiveté, et de pessimisme
On le confirme donc : même si The Economist met le doigt sur un fait de société, selon toutes les données internationales, les femmes continuent à former le plus gros des bataillons de la pauvreté, de la misère, de l'errance, et des flux migratoires à travers notre planète Terre. Cela n'empêche pas de s'intéresser à l'analyse du journal, qui pointe une réalité trop souvent ignorée, mais dont les féministes et les aspirations à l'émancipation du "deuxième sexe" ne sont nullement responsables. " Les hommes se trouvent aux deux extrêmes, au sommet et dans les bas-fonds. Les hommes ont beaucoup plus de 'chance' de se retrouver en prison, d'être séparés de leurs enfants, ou de se suicider. (.../.…) Les femmes, à l'inverse, ont investi les secteurs en expansion, tels la santé ou l'éducation, grâce à leur niveau d'éducation plus élevé. (.../...) Les ouvriers qui ont perdu leur emploi, pour la plupart, ne retravaillent plus jamais. Et les chômeurs ont bien du mal à trouver une compagne de vie. Le résultat, pour ces hommes peu qualifiés, est une combinaison toxique de solitude, d'oisiveté, et de pessimisme."
Et les femmes ne veulent plus de ces hommes là, qui non seulement ne ramènent pas leur part de monnaie dans le portefeuille commun, mais ne font pas non plus leur lot de travail domestique ou de soins aux enfants : les maris, compagnons, copains "à la maison" font toujours moitié moins de tâches ménagères que leurs épouses, compagnes, copines, et passent la majorité de leur temps devant la télévision. Serait-ce "La fin des hommes" comme l'annonce la féministe américaine Hannah Rosin dans un livre publié en 2010, qui fait toujours polémique aux Etats-Unis, et dans lequel elle prédit que faute d'abandon des stéréotypes, les femmes prendront de plus en plus la main sur l'économie, donc sur le pouvoir…
"La progression de l'égalité entre les sexes est l'un des grands acquis de notre ère poste guerre : les gens gens ont maintenant bien plus d'occasion de faire carrière sans souffrir de discriminations liées à leur genre. Mais certains hommes ont échoué à s'adapter au monde nouveau. Il est temps de leur tendre la main." conclut le magazine qui se veut généreux - à moins peut-être qu'il n'ait pas tellement envie de connaître un monde dominé par les femmes...
Que faire pour restaurer les hommes dans leur estime de soi ? Les préconisations de The Economist sentent un peu trop le capitalisme triomphant du XIXème siècle, et pourraient se résumer ainsi : travail, famille, marché. Autour de l'adaptabilité ou de la flexibilité aux secteurs économiques porteurs : puisque les femmes se sont approprié les qualifications autrefois réservées aux hommes (physique, mathématiques, etc) sans abandonner leur féminité, pourquoi les hommes ne deviendraient-ils pas massivement aide-soignants ou enseignants, sans céder un pouce de leur sacro-sainte virilité ?
Bonne question, sauf que pour l'heure, les sciences dures étant loin d'être investies par les filles, on peut imaginer les mêmes réticences à l'oeuvre dans l'autre sens… Les auteurs de ce dossier appellent de leurs voeux une autorité éducative restaurée, avec un rééquilibrage des hommes dans l'enseignement, et des modèles paternels forts dans des familles renforcées. La même norme masculine psychanalytique, culturelle et religieuse, réaffirmée une fois de plus.
A Tallulah, la localité étalon choisie par le magazine pour prouver le bon sens de ces mesures, comme dans tous les Etats-Unis, les crimes sont commis par des hommes (90%) qui peuplent les prisons (93%). Mais il n'y a là rien de nouveau : au début du mois de février 1999, en France, 52 500 personnes au total étaient incarcérées en France, seules 2017 étaient des femmes, ce qui fait 95% de prisonniers pour 5% de prisonnières. En 1860, ils étaient 23 000 condamnés dont 4000 de sexe féminin à purger leur peine dans les pénitenciers de France, en une répartition sexuelle quasi identique.
The Economist suggère d'abandonner la peine carcérale pour les petits délits, ceux par lesquels les jeunes hommes tenteraient de restaurer leur image masculine, en alignant les billets de banque, comme au poker.
Bien, mais ne faudrait-il pas avoir plus d'imagination ? Ne faudrait-il pas s'interroger sur le bien fondé pour l'éternité de la famille nucléaire ? Ne faudrait-il pas s'interroger sur la rétribution du travail, mais aussi sur celle du non travail et aller voir du côté de ceux qui (dont certains patrons) prônent l'instauration d'un revenu garanti pour tous, attaché à la qualification, qu'on soit employé ou non ? Ne faudrait-il pas repenser le système pénitentiaire et sortir du cercle vicieux "surveiller/punir", comme en Suède où les prisons se vident parce que l'on est passé à des politiques de prévention et une dépénalisation des délits ?
L'histoire et nombre d'études ont aussi montré que les femmes savaient mieux résister en période de crise politique, climatique, sociale ou économique, comme en Grèce ces dernières années. Sans doute parce qu'elles n'ont pas d'autre choix que celui de se battre pour nourrir les leurs.
A moins qu'on ne préfère instaurer partout une Journée des hommes comme en Russie, contrepoint en amont de celle des droits des femmes, le 8 mars. Chaque 23 février, les ventes de mousse à raser et de chaussettes connaissent un pic insolent. Celles de vodka aussi…
Suivez Sylvie Braibant sur Twitter @braibant1