Trente-cinq ans après la tuerie de polytechnique, le Canada face aux ressorts de la haine

Trente-cinq ans après, les Canadiens se souviennent d'un événement dont ils ne se sont jamais remis : le féminicide de masse à l'École polytechnique de Montréal qui avait coûté la vie à 14 femmes, en 1989, et profondément bouleversé la société. Aujourd'hui, deux créateurs cherchent des réponses à la haine meurtrière.

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projet polytechnique
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Il a fallu du temps pour que le Canada admette officiellement que Marc Lépine, l'auteur de la tuerie de Polytechnique, qui s'était ensuite donné la mort, visait des femmes parce qu'elles étaient des femmes. Depuis trente-cinq ans, la société tente de comprendre les ressorts de cette haine masculiniste. 

A Montréal, deux créateurs, Jean-Marc Dalfond et Marie-Joanne Boucher, se sont attaqués au sujet. Au fil d'une centaine de rencontre – survivants, policiers, féministes, masculinistes radicalisés – ils ont cherché des réponses. Ils en ont tiré Projet polytechnique : Faire Face, une oeuvre théâtrale déclinée en podcast, qui a inspiré un long et édifiant reportage de notre partenaire Radio-Canada signé Sophie Langlois.

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Pour comprendre

L'acteur Jean-Marc Dalfond a participé au Projet polytechnique parce qu’il voulait "porter haut la mémoire" de sa cousine Anne-Marie Edward, l'une des 14 victimes du féminicide de polytechnique, "et des 13 autres victimes." 

Un 6 décembre, explique-t-il, pour leur rendre hommage, "j'avais juste inscrit le nom des filles dans une publication sur Twitter". Un torrent de violentes réactions s'en était suivi : "Elles ont mérité leur sort… Elles ont couru après… Elles méritaient chacune des balles qu'elles ont reçues." L'acteur découvre alors que des hommes ont érigé en héros le tueur de sa cousine. "J'étais halluciné, je suis tombé de ma chaise vraiment parce que dans ma tête, ces filles-là, c'était des intouchables." 

Il a fallu du temps pour que l'on reconnaisse que l'attentat était motivé par une misogynie chez le tueur, mais aussi par une intention politique de vouloir, comme il le dit lui-même, envoyer ad padres les féministes qui lui ont toujours gâché la vie. Mélissa Blais

Marie-Joanne Boucher, elle, explique qu'elle a écrit la pièce car elle se sentait "une grande responsabilité" de faire sa part et d'élever un garçon : "Les discours masculinistes percolent chez nos jeunes, dans les cours d'école, sur les réseaux sociaux," se désespère-t-elle.

Du drame au féminicide : bien nommer les choses

La sociologue Mélissa Blais a fait sa thèse de doctorat sur la mémoire collective du 6 décembre 1989. "Ce qui a pris la place dès le départ, se souvient-elle, ça a été la folie du tueur. On cherchait à marquer Polytechnique comme étant de l'exceptionnel." Le soir même, pourtant, il était évident que le tueur avait épargné les hommes pour ne tuer que des femmes. Mais pendant des années, la plupart des politiciens et des médias préfèrent parler de "victimes" au sens large. "Il a fallu du temps pour que l'on reconnaisse que l'attentat était motivé par une misogynie chez le tueur, mais aussi par une intention politique de vouloir, comme il le dit lui-même, envoyer ad padres les féministes qui lui ont toujours gâché la vie."

Ce n'est que trente ans plus tard que les termes changeront pour nommer la tuerie de Polytechnique. La première plaque soulignait la mémoire de l'événement tragique survenu à l'école Polytechnique. La nouvelle inscription parle des 14 femmes assassinées lors de l'attentat antiféministe. 

plaques polytechnique

La nouvelle plaque commémorative (à gauche) et l'ancienne (à droite).

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"Je suis un raté"

Pendant trois ans, Jean-Marc Dalfont infiltre des réseaux d'"incels", ces célibataires involontaires qui rendent les femmes responsables de leurs frustrations. L'un d'eux, Jean-Claude Rochefort, a été interpelé pour avoir encouragé un autre féminicide de masse. Cet homme de 72 ans, connu dans la sphère virtuelle sous le nom de Rick Flashman, est arrêté une première fois en 2009, mais la Couronne est incapable de l'accuser d'incitation à la haine. "Ce n'est que vers 2014 qu'il y a une modification du code criminel, de manière à faire entrer les femmes et les minorités de genre dans la catégorie des gens pouvant être la cible de haine. Lorsqu'il a récidivé en 2019, on a pu l'accuser d'incitation publique à la haine," explique la sociologue Mélissa Blais.

Marie-Joanne Boucher et Jean-Marc Dalfont ont choisi de donner la parole à des incels. Pour découvrir l'humain derrière le masque, ils ont rencontré Jean-Claude Rochefort, qui célébrait le 6 décembre comme le jour international Marc Lépine. "Je correspondais avec les groupes américains qui disaient, 'on va fêter ça ce soir, ça fait vingt ans, etc'. Je me suis laissé influencer," admet-il. Jean-Marc Dalfont lui demande alors s'il est capable de s'excuser. "Si ça t'a offensé, yes ! Je le fais tout de suite. La deuxième excuse que je vais te faire, c'est que je suis un raté", poursuit-il. 

Porte ouverte sur la douleur

Si ces échanges n'ont pas pleinement fait la lumière sur la haine des femmes aux yeux de l'acteur, ils ont "ouvert la porte sur une réelle souffrance humaine. Cela n'excuse pas du tout le langage qu'ils utilisent, mais ça me permet de découvrir qu'il faut investir un petit peu d'énergie à essayer de guérir cette souffrance-là." 

Maintenant, je suis une féministe militante. Je ne peux plus laisser passer les commentaires misogynes. Marie-Joanne Boucher

La comédienne Marie-Joanne Boucher affirme que son féminisme, plutôt timide auparavant, s'est renforcé au contact direct de cette haine des femmes. "Maintenant, je suis une féministe militante. Je ne peux plus laisser passer les commentaires misogynes. C'est impossible." 

Si la misogynie semble gagner du terrain grâce aux réseaux sociaux, le nombre de masculinistes serait encore très marginal. Le féminisme, lui, a beaucoup évolué. Au Canada, 70 % des femmes de 18 à 24 ans se déclarent désormais féministes. Un bond de géant depuis trente-cinq ans.

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Un "grand pas en avant" 

Ce 5 décembre 2024, à la veille du 35e anniversaire du féminicide de l'École polytechnique de Montréal, le Canada interdit 324 modèles d'armes d'assaut que les autorités collecteront pour les expédier en Ukraine. Environ 14 500 armes à feu déjà en circulation peuvent être rendues dans le cadre d'une amnistie en vigueur jusqu'en octobre 2025 et qui prévoit l'indemnisation des propriétaires.

"Pour honorer la mémoire de ceux que nous avons perdus dans des tueries de masse, il faut agir sur le contrôle des armes à feu et restreindre l'accès aux armes utilisées pour commettre ces crimes horribles, a déclaré le ministre de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc, lors d'une conférence de presse. Notre objectif est de faire en sorte qu'aucune communauté, aucune famille ne soit à nouveau dévastée par des tueries de masse au Canada"

"Je pleure, mais je souris aussi parce que c'est un grand pas en avant", a confié Nathalie Provost, une survivante de la tuerie de l'École polytechnique qui milite depuis longtemps pour le contrôle des armes à feu.

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