Tribune : "Quand la France tue les mères : une histoire banale"

Le 10 mars à 13 heures, place de la République à Paris, 100 femmes habillées en noir se tiendront aux côtés de 50 cercueils et urnes funéraires disposés en dix rangées de cinq. 50 femmes auront un pied dans les cercueils pour illustrer que 50 % des mères continuent de subir la violence après une séparation. "Éclipses aux éclipsées", cet événement consacré au contrôle coercitif post-rupture est organisé par l'association 125 et après, dont nous publions ici la tribune dans son intégralité. 

Image
"eclipsees" 125 et après

L'association 125 et après organise des rassemblements dans l'espace public les jours d’éclipses : les “Éclipses aux éclipsées”. Pourquoi les jours d'éclipse ? L'association veut agir au-delà d'un agenda qui limite le féminisme aux dates du 8 mars et du 25 novembre.

Capture d'écran instagram @125etapres
Partager 5 minutes de lecture

L’association 125 et après accompagne au quotidien 150 femmes victimes et en impacte des dizaines de milliers en prévention. Elle organise des rassemblements dans l'espace public les jours d’éclipses afin de mettre en avant les femmes éclipsées des droits universels. En mars 2024, pour son premier événement, 1000 chaussures de femmes et d'enfants peintes en rouge (symbole du féminicide) ont été installées sur le parvis des droits de l'Homme à Paris. En octobre 2024, des membres de l'association ont posé avec des cordes, pour honorer la mémoire "de nos soeurs iraniennes, afghanes, pakistanaises et tant d'autres pendues par les adeptes de la charia". La communauté 125 et après est née au moment de l'écriture du livre de Sarah Barukh, 125 et des milliers paru le 8 mars 2023 aux éditions Harper Collins.

En France, une femme est assassinée par son conjoint tous les deux jours et demi en moyenne, soit en moyenne 125 femmes par an.

 "Quand la France tue les mères : une histoire banale"

C’est une histoire triste et banale. Celle d’une femme qui tombe enceinte et dont le compagnon refuse l’enfant. Une histoire où cet homme écrit au gynécologue pour qu’il exhorte sa compagne à avorter, où la violence remplace le dialogue. 

Une histoire où un coup de pied dans le ventre de la future mère, traitée inlassablement de folle, provoque une hernie de la poche des eaux, où elle termine sa grossesse alitée et en fauteuil roulant. C’est une histoire triste et banale, celle d’un homme qui nie son enfant avant de le reconnaître et s’en sert comme arme de soumission de la mère. Qui tente d’isoler cette femme de sa propre famille. Qui ne supporte pas qu’elle lui résiste encore. Alors il harcèle, frappe, force sa porte avec une barre en fer, exigeant de voir ce fils qu’il avait rejeté. 

Elle porte plainte sur plainte, toutes classées sans suite. 

C’est une histoire triste et banale, celle d’une mère qui s’extirpe des violences conjugales, à qui la justice reproche ensuite de ne pas faire confiance à son bourreau quand il réclame la garde de "leur" enfant. L’histoire de ce petit refusant obstinément de se lier à un homme qui l’a oublié, bébé, enfermé dans une voiture en pleine canicule, laissé seul dans un train pour lui préférer l’ambiance du wagon bar, un homme donc, qui le terrifie, le culpabilise, et qu’on oblige pourtant à voir. Le garçonnet raconte les coups, les cauchemars aux professionnels lui assurant d’oeuvrer pour son bien, mais qui balaient systématiquement sa parole au nom de la préservation du “lien parental”. 

C’est une histoire triste et banale, celle d’une mère qui tente de protéger son fils et qui devient, aux yeux des institutions, une femme “trop angoissée”, une mère “trop protectrice” et finalement suspecte. Craindre son bourreau… Une attitude impardonnable qui lui vaut cinq placements en garde à vue, trois jugements pour non-présentation d’enfant, suivis d’appels épuisants qui lui vaudront certes, toujours la relaxe, mais au prix d’angoisses démultipliées et d’un épuisement total. 

C’est une histoire triste et banale, celle d’une victime perdue sous les incessantes obligations administratives, pénales, maternelles qu’on exige d’elle, et qui s’en remet aux services de l’Aide sociale à l’enfance pour découvrir, à son détriment, qu’ils ne sont pas formés à distinguer les victimes de leurs bourreaux. Ils la jugent, lui reprochent les peurs de son fils, multiplient les enquêtes malgré des dizaines de conclusions identiques de thérapeutes assermentés attestant que les traumatismes de l’enfant relèvent de l’impact anxiogène du "père", certifiant aussi qu’aucun élément clinique ne suggère un conflit de loyauté soi-disant alimentés par la mère. Alors, les "aides à l’enfance" franchiront l’étape de trop : placer l’enfant en foyer d’accueil à la demande du père. Lasse d’assister à la destruction psychologique, institutionnelle et paternelle de son fils, lasse de buter contre des murs de certitudes, lasse de ce désespoir qui ronge son corps et son goût de la vie, elle choisit de partir loin, avec le petit, où une vie normale est possible pour eux, où elle pourra travailler. La logique et la liberté ont un prix : une mère accusée de disparition inquiétante, qualifiée de délinquante par les services sociaux français.

C’est l’histoire triste et banale d’un système qui punit celles qui protègent et protège ceux qui frappent, convoque les femmes et classe leurs appels au secours sans suite, parle de conflit parental quand il s’agit de contrôle coercitif et de violences conjugales. D’un système qui, après sept ans d’inaction face aux plaintes d’une mère et aux cris d’un gamin, décide du pire. Une histoire où l’intérêt supérieur de l’enfant, pourtant principe fondamental du droit international, est totalement nié. Un système qui oeuvre à rendre les mères folles, prises au piège de lois leur imposant de protéger leurs enfants à tout prix, mais où cette obligation légale, sociale, morale s’évapore dès lors que l’agresseur est le père, le compagnon. L’homme. 

Cette histoire est celle de Clémence et de son fils Achille. Tombée enceinte en juin 2017, elle subit les premières violences dès le mois de juillet. Hospitalisée en octobre, elle finit ses quatre derniers mois de grossesses alitée ou en chaise roulante. Elle porte plainte en mars et septembre 2019, en novembre 2022, en décembre 2023, en février puis juillet 2024. Respectivement pour “soustraction par un parent à ses obligations légales compromettant la santé, la sécurité, la moralité ou la moralité d’un enfant”, pour “violences”, “tentatives de soustraction d’enfant des mains de la personne chargée de sa garde”, “violences sur mineur”, “harcèlement” et “non-paiement de la pension alimentaire”. En riposte, le père aura déposé plus de 60 plaintes contre elle. Parce que le contrôle coercitif, c’est aussi le harcèlement judiciaire par l’utilisation et la multiplication des procédures. Surtout quand, dans bien des cas, les moyens financiers sont asymétriques, au détriment de la victime. Pour Clémence, protéger son enfant lui aura coûté, jusque-là, 320 000 euros de frais d’avocats pour répondre à près de 40 convocations devant les tribunaux et la police, sans compter l’impact sur son travail et sa santé de ces maltraitances infernales et absurdes. 

Cette histoire est tragique, n’est-ce pas ? Désespérante, même. 

Elle n’est pas exceptionnelle pourtant. Elle est celle de dizaines de milliers de femmes en France, de leurs enfants broyés par des institutions qui refusent d’entendre ce qui ébranle leurs idées reçues. Combien de plaintes classées ? Combien de mères ruinées pour des procédures judiciaires, criminalisées pour avoir voulu protéger leur enfant ? Combien d’enfants niés dans leurs droits, leurs peurs, leurs vérités et leurs émotions sous prétexte de se plier aux désirs du "père" ? Combien d’enfants arrachés abusivement à leur famille aimante pour être placés en foyer où personne ne les protège ? Combien de vies brisées, de femmes et d’enfants blessés ou tués, au sens propre comme au figuré, avant que nous ouvrions, collectivement, les yeux ? A ce jour, Clémence se bat encore pour conserver la garde de son fils et lui procurer un environnement dans lequel s’épanouir. 

Mais à quel prix ?

Un cri collectif 

Nous, association 125 et après, avons décidé de porter ce sujet de la rue aux institutions, des foyers aux magistrats. Nous sommes une association de terrain composée de victimes de violences conjugales, reconnue d’intérêt général. Nous envisageons la prévention et l’action à tous les niveaux de la société, dans notre quotidien, nos croyances, schémas, habitudes. L’intervention de l’État conjuguée au soutien de l’opinion sont seuls garants d’un changement. On enjoint souvent les femmes victimes de violences conjugales à partir. Sauf que partir n’est pas toujours possible, que le moment du départ est le plus dangereux puisque c’est majoritairement là que se produisent les féminicides, et qu’après la séparation, surtout quand il y a des enfants, les violences conjugales, notamment le contrôle coercitif, continuent. Si les deux premiers points émergent dans les esprits des forces de l’ordre et de la justice, le troisième est totalement ignoré, laissant lieu, dans un nombre colossal de cas, à une inversion de la culpabilité et de la charge de la preuve, le tout dans une souffrance terrible des mères et leurs enfants. 

A 125 et après, nous estimons que la moitié des victimes que nous accompagnons subissent des violences post-départ, et leurs enfants aussi par ricochet. Ces femmes (dans l’immense majorité des cas) viennent de tout milieu, culture et classe sociale. La plupart travaillent. Nous pensons représenter un échantillon fiable des victimes françaises que nous évaluons en 2023 à plus d’un million de femmes et plus de quatre millions d’enfants. Notre mode de calcul est simple : 271 000 plaintes enregistrées (soit 244 000 hommes violents) quand moins d’une victime sur quatre ose porter plainte. Le nombre d’enfants victimes est celui calculé à partir des plaintes de femmes ayant des enfants scolarisés. Ces violences peuvent prendre la forme de harcèlement, de fausses accusations, de procédures multiples, chronophages et coûteuses (un avocat facture 250 euros hors taxe par heure en moyenne), et de pressions concernant les capacités parentales des mères. 

Ces mères qui pensaient avoir échappé au pire reçoivent un deuxième choc. Une violence dont elles craignent cette fois de ne jamais pouvoir venir à bout et pour laquelle on leur refuse le statut juridique de victime. Parce que quand les professionnels de la justice et les travailleurs sociaux non formés inversent les rôles entre victime et bourreau, ces femmes déjà très éprouvées sont plongées dans un quotidien sans espoir. Les mêmes schémas se répètent, les magistrats, travailleurs sociaux, hommes ou femmes, étant pétris d’un modèle familial où un père violent avec une mère peut demeurer un bon père pour l’enfant. Les mères sont convoquées, accusées, jugées, menacées du placement de leurs petits, et trop souvent, elles se voient retirer la garde de leurs enfants ou l’autorité parentale, condamnées même à des mesures d’éloignement de leur famille. 

A 125 et après, nous accompagnons jusqu’à 150 femmes. Parmi elles, une quinzaine a été accusée de violences par leur ex-conjoint violent, à chaque fois dans les mêmes circonstances : poussées à bout, des mois, des années durant, séquestrées, humiliées, elles ont fini par rendre un coup. Occasion inespérée pour l’agresseur de retourner la situation et d’être pris au sérieux, sans qu’aucune des plaintes précédentes de madame n’aient alerté les mêmes services. Des dizaines de femmes sont ainsi qualifiées de “folles”, et plusieurs soupçonnées par les juges d’”aliénation parentale” de leur enfant - une notion pourtant critiquée par l’Organisation mondiale de la santé et que le Parlement européen exige de ne plus utiliser depuis 2021, préférant l’identification, s’ils existent, de conflits de loyauté.

Folle, il y a de quoi le devenir, quand on est soumise à la double injonction contradictoire de protéger son enfant mais de respecter la loi en le confiant à un père violent. Quand on a échappé à l’enfer pour se retrouver au commissariat, de l’encre sur les doigts et un coton-tige dans la bouche, ses empreintes et son ADN stockés dans le même fichier que les criminels. Parce qu’on est une femme dans un système encore trop souvent discriminant envers le sexe "faible", quand il n’est pas jugé "hystérique". Un système qui croit les pères agresseurs, punit les enfants et tue les mères en les désenfantant ou les menaçant de l’être. Ce pays tue les mères tout court quand elles mettent fin à leur propre vie, usées par l’injustice. 

Nos revendications 

C’est pourquoi nous demandons, outre l'adoption de la proposition de loi "visant à renforcer la lutte contre les violences sexuelles et sexistes", qui inscrit la notion de "contrôle coercitif" dans le code pénal : 

1. La formation des magistrats et des travailleurs sociaux au contrôle coercitif afin qu’ils en identifient les signes et impacts pour en tenir compte dans leurs conclusions. 

2. Une fonction de médiateur dédié formé aux violences intrafamiliales et au contrôle coercitif. Actuellement, il est possible d’avoir recours à un médiateur en cas de séparation SAUF s’il y a eu des violences conjugales ! Les ex-partenaires sont donc obligés de communiquer et les victimes nécessairement exposées à leur bourreau de manière quotidienne. Nous demandons des intermédiaires neutres pour communiquer quand on ne peut plus se parler ou se voir, et témoigner factuellement et rapidement des abus quant au respect des décisions juridiques. 

3. Des sanctions financières sous deux formes : des amendes systématiques pour le Trésor public et des prestations compensatoires pour les victimes. Si on grille un feu rouge, on reçoit une amende censée marquer l’infraction par le portefeuille. Cela devrait être la même chose quand on a été violent à l’encontre de sa compagne ou ex-compagne. L’État doit marquer le suivi des agresseurs. Les femmes ne peuvent pas se relever, payer leurs frais d’avocats ou prendre un logement digne d’accueillir leurs enfants avec les aides modestes de la Caisse d’allocations familiales existantes. L’impact des violences sur leur carrière professionnelle n’est jamais indemnisé ni même calculé. Nous demandons un signal fort et immédiat à l’encontre des agresseurs.