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Ukraine, une enfance volée réalisé par Tetiana Pryimachuk et Philippe Lagnier : ce documentaire nous emmène à la rencontre des enfants ukrainiens, du traumatisme de la guerre à la reconstruction en passant par les enfants déportés par la Russie. (ProductionCAPA / Newen studios)
Dans cette guerre qui s’enlise depuis trois ans, il est une victime silencieuse et presque invisible… l’enfance. L’Ukraine compte 7,5 millions de mineurs. Plus de 4 millions ont été déplacés depuis l’invasion russe. Un enfant sur cinq présente des signes de stress post-traumatiques. C'est de cette "enfance volée" dont parle le documentaire de Tetiana Pryimachuk, réalisatrice ukrainienne. Rencontre.
"Je m’appelle Tetiana Pryimachuk et je suis née en Ukraine. J’ai quitté Kiev pour la France en 2005 mais toute ma famille est restée là-bas. Mon père est chirurgien ; ma mère, pédiatre et mon petit frère est chirurgien lui aussi, dans un hôpital de campagne sur le front". C'est sur ces mots que débute le documentaire Ukraine : enfance volée de Tetiana Pryimachuk et Philippe Lagnier.
Je suis partie à la rencontre de ces mineurs traumatisés et des adultes qui les aident à se reconstruire. Tetiana Pryimachuk
"Cette guerre a détruit leurs familles. Bouleversé leurs vies. Marqué leur chair ou leur âme, à jamais. - poursuit-elle en voix off. Ces mineurs, il faut les soigner. Mais ce pays, mon pays, peut-il bien prendre soin de ses enfants quand la priorité est de sauver des vies et de repousser l’ennemi ? Je suis partie à la rencontre de ces mineurs traumatisés et des adultes qui les aident à se reconstruire. Je veux vous raconter leur histoire avec mon regard, celui d’une journaliste, mais aussi d’une Ukrainienne et d’une mère."
Les premières minutes du film nous emmènent à Kiev, peu après le bombardement d'un hôpital. Une mère panique, elle pleure et crie à la recherche de sa fille au milieu des décombres, dans des couloirs impraticables, mais va finalement réussir à la retrouver, blessée, mais vivante.
Malgré la guerre, la vie continue. A Kharkiv, dans l'est, le métro circule toujours – c'est là que la population se réfugie pendant les alertes aux bombardements. Mais pas seulement. On y trouve aussi une école, qui ressemble à toutes les écoles du monde, ou presque. Au mur, des dessins d'enfants, à qui l'on demande d'imaginer leurs vacances d'été. Des écoliers comme les autres, ou presque, car la guerre est dans tous les esprits, dans chaque histoire familiale. Un petit garçon qui a perdu son père dans les combats se dispute avec un autre qui critique son dessin. Sa mère est l'une des institutrices. Ensemble, main dans la main, ils vont profiter d'une éclaircie dans le ciel de la ville bombardée pour lâcher des ballons dans le ciel, espérant que leur message parvienne à leur disparu.
"Ma douleur ressemble à un lac plein d'eau. Il est tout petit, mais très profond et sombre, je suis au bord de ce lac, de dos et je n'arrive pas à y plonger", témoigne une jeune fille, soignée dans le nouvel hôpital de Lviv, à 60 km de la frontière polonaise, où la réalisatrice a pu filmer des jeunes patients. "Travailler sur les traumatismes, même en temps de guerre, ce n'est pas seulement efficace, c'est nécessaire et indispensable", insiste la psychologue qui dirige le centre de santé mentale pour enfants de l'établissement.
"Est-ce qu'un jour je vais aller mieux ? Est-ce que je vais rester comme ça toute ma vie ? " interroge la jeune patiente lors de son rendez-vous avec la psychologue, "bien sûr que tu vas aller mieux – répond la médecin – il faut juste un peu de temps".
Terriennes : quel souvenir gardez-vous du 24 février 2022 ?
Tetiana Pryimachuk : Quand la guerre a commencé, le 24 février 2022, au petit matin, c'était un marathon téléphonique. Plein de messages, plein d'alertes sur le téléphone : l'Ukraine est bombardée. J'appelle mes parents, puis j'appelle ma cousine qui me dit : "Je suis dans une cave". Elle parle doucement parce que ses petits jumeaux, qui avaient trois ans à l'époque, dormaient. Elle m'a envoyé une photo d'eux emballés dans une couverture un peu kitsch avec des fleurs. Il faisait froid, en plein hiver. Et quand je me suis dit "la guerre a commencé", j'ai couru dans leur chambre pour voir mes enfants. Je voulais les réveiller, je voulais leur dire : "Il y a la guerre, je vais y aller". Et mes enfants, eux, ils dormaient au chaud. C'est cette image qui est restée gravée dans ma tête.
Dans votre documentaire, les femmes, elles, sont au coeur de la reconstruction...
Les femmes en Ukraine sont au cœur de la reconstruction pour une simple raison, c'est que les hommes sont sur le front. Elles n'ont pas de choix. Elles s'occupent de leur foyer, de leurs enfants, elles travaillent. Aujourd'hui, beaucoup de femmes, soit ont changé de métier, soit font un deuxième, voire un troisième métier, c'est-à-dire qu'elles participent aussi à l'effort de guerre national. Oksana Lebedeva, qui est dans le film, a créé l'association Gen'Ukraine. C'était une business lady en Ukraine et elle donne sa vie pour soigner les traumas psychologiques des enfants. Elle n'a pas quitté le pays, elle reste, elle continue à s'impliquer dans ces domaines-là.
Aujourd'hui, elle fait une étude scientifique sur les traumas, les méthodes pour les soigner, parce que personne ne le sait. Son but, c'est de fournir des outils : comment est-ce qu'on fait pour soigner les traumas des enfants pendant la guerre. Et j'espère qu'un jour, les enfants des Gaza, du Soudan, de Birmanie pourront bénéficier de ces études faites aujourd'hui, malheureusement, dans mon pays, en Ukraine. Et ça, je tiens vraiment à le dire : ce film-là, on l'a fait sur les enfants en Ukraine, mais il y a beaucoup d'enfants, beaucoup de conflits, beaucoup de guerres qui sont oubliées. A Gaza, en Birmanie, au Soudan et beaucoup d'autres.
Vous filmez l'école dans le métro de Kharkiv : il faut continuer malgré tout ?
L'école du métro de Kharkiv est une école assez exceptionnelle. Il faut savoir que tous les établissements scolaires sont fermés dans les villes préfrontalières à cause du danger permanent de bombardements. En fait, il y a beaucoup d'écoles qui ont été bombardées, détruites par l'envahisseur. Cette envie aussi, cette volonté de créer ces écoles souterraines, c'est aussi pour que les enfants puissent se sociabiliser. Beaucoup d'enfants en Ukraine font des études en ligne. Et ça, vous le savez très bien, en France, avec le confinement, c'est vivre enfermé chez soi.
Cette initiative vise justement à ce que les enfants puissent intégrer la société. Il faut savoir que quand j'ai tourné le film, il n'y avait que cinq stations qui étaient aménagées, et 3000 enfants qui tournaient en fonction d'une rotation qui mise en place pour que le plus grand nombre d'enfants puissent aller à l'école physiquement. Aujourd'hui, sept stations de métro sont aménagées.
On rencontre un petit garçon qui ne dessine que des armes, son père est mort dans les combats.
Kyril, le petit garçon qu'on filme avec Philippe Lagnier, dessine des armes. Il en fabrique aussi avec de la pâte à modeler. Il n'est pas le seul. Voilà qui montre bien l'impact dévastateur de la guerre sur un enfant, sur son psychisme. L'enfant, de cette façon, exprime ses peurs, ses frustrations. Parce que quand on est dans un pays en guerre, on est confronté à cette réalité.
C'est un peu la question que je pose à tout le monde : n'essayez-vous pas de protéger vos enfants ? On me dit évidemment que oui. Mais quand ils vont à la crèche ou à l'école, soit il y a une alarme aérienne qui hurle, soit le bruit d'un bombardement, soit un proche qui part au front, soit un voisin qui est mort sur le front. On a beau protéger nos enfants comme chaque parent le fait, la réalité nous rattrape en fait.
Dans "enfance volée", il y a "volée". Qui sont ces enfants déportés en Russie ?
Près de 20 000 enfants ont été volés, arrachés de chez eux et déportés sur le territoire de Russie, ce qui est complètement illégal. Les chiffres officiels disent 20 000, mais les associations disent qu'il y en a beaucoup plus.
Il ne faut pas oublier ces enfants qui vivent sur les territoires occupés. Il sont des milliers. On essaie de leur laver le cerveau, c'est-à-dire que ce sont les enfants à qui on interdit de parler l'ukrainien, qui doivent chanter tous les jours l'hymne national et qui sont inscrits aux colonies militaires.
On essaie, surtout les garçons, de les préparer à combattre leur propre pays. Il y a des associations qui travaillent à leur retour. Comment réinsérer ces enfants quand ils reviennent en Ukraine ? Ils ont vécu des chocs, des traumas. Ils étaient déracinés, arrachés de chez eux. Il s'agit d'un trauma nouveau sur lequel l'Ukraine, les spécialistes ukrainiens, les ONG travaillent, notamment Save Ukraine, l'association qui exfiltre les enfants de la Russie vers l'Ukraine et leur permet de retrouver leur famille. Je sais qu'il faut un suivi psychologique de ces enfants. Par exemple, Jaroslav que j'ai interviewé voit régulièrement une psychologue. Il y en a plusieurs d'autres.
Vous filmez aussi une colonie de vacances, pas vraiment comme les autres, la "colonie du deuil"...
Créée par l'association Gen'Ukraine, elle a accueilli ces enfants pour la première fois cet été. Les spécialistes, les psychologues qui travaillent au sein de cette association, qui organisent ces colonies de vacances, étaient très surpris parce qu'ils n'ont jamais vu d'enfants si sages, si obéissants. Alors que ces enfants étaient juste soumis. Ils étaient juste des enfants dont on a essayé de laver le cerveau, transformés en enfants sages, de très facile àmanipuler.
Dans une scène dans le film, on voit les enfants se prendre dans les bras et pleurer, racontez-nous.
C'était la soirée d'adieux, la veille du départ et du retour à la maison. C'est vrai qu'au bout de vingt-et-un jours, les enfants créent des liens. La plupart sont orphelins. Ils vont sûrement rentrer dans leur village bombardé, près de la ligne de front. Il n'y a plus de mère, plus de père, plus de grand-mère. Ce sont des enfants qui avaient un peu de bonheur et là, ils doivent retourner chez eux.
"Chaque sourire retrouvé est une victoire contre la guerre" : ce sont vos mots, pourquoi avoir fait ce film ?
Mon but, c'est de parler de l'Ukraine, qu'on ne l'oublie pas. Oui, il y a beaucoup d'autres conflits, d'autres guerres, mais l'Ukraine, c'est le pays où je suis née, où vit toujours ma famille, mon frère. L'enfance, c'est l'avenir de l'Ukraine. Cela fait trois ans que la guerre dure. C'est un anniversaire très triste. Un pays en guerre, ça veut dire que l'on ne peut pas réaliser ses rêves, qu'on n'a plus de rêve, on n'a plus d'objectif. Et quand un enfant sourit, ça veut dire qu'il a eu une petite dose de bonheur quelque part. Ça veut dire qu'on l'a pris en charge, qu'on l'a compris et que peut-être il va mieux.
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