Fil d'Ariane
Le Dr Samah Jabr pratique la psychiatrie et la psychothérapie depuis 2006 en Cisjordanie et traite les dommages psychologiques de l’occupation israélienne, à la fois sur l’individu et sur la communauté palestinienne. À la tête de l'Unité Santé Mentale pour toute la Cisjordanie, elle donne des conférences, écrit dans la presse internationale, et forme de nombreux professionnels en Palestine. La réalisatrice française Alexandra Dols lui a consacré un documentaire, sorti en novembre 2017, « Derrière les fronts : résistances et résilience en Palestine ».
Ce film a été un comme déclic pour la psychiatre. Elle, qui a été une auteure prolifique pendant de nombreuses années n’arrivait plus à écrire. Après le tournage, elle a repris la plume pour écrire ce recueil "Chronique d'une psychiatre psychothérapeuthe palestinienne sous occupation", paru aux éditions PMN (Premiers matins de Novembre) ce 22 mars 2018. De passage à Paris pour une série de conférences et rencontres avec le public, elle s’est confiée à Terriennes.
J’écris pour organiser mes pensées et mes émotions, par rapport à la réalité à laquelle je suis confrontée
Samah Jabr, psychiatre
Terriennes : En quoi être psychiatre en Palestine est particulier ?
Dr Samah Jabr : Nous sommes très peu. En Cisjordanie, nous sommes 22 psychiatres pour une population de 3 millions. Nous sommes obligés de traiter un spectre très large de troubles en tout genre. Je fais le travail d’une psychiatre « classique » qui traite des maladies sévères, comme la schizophrénie, le trouble bipolaire, mais je fais aussi de la psychothérapie pour des troubles traumatiques moins aigus que ces derniers. En plus de cela, je me bats pour améliorer le système de santé mentale en Palestine. Je forme des médecins, des conseillers scolaires, des infirmiers. J’essaye de promouvoir un système de santé mentale qui serait moins centré autour des médecins psychiatres et plus dans la communauté.
Y est-il facile d’admettre aller voir un psychiatre ?
Dr Samah Jabr : En ce qui concerne la psychiatrie ou la santé mentale, il y a plus de progrès en Palestine, que dans d’autres pays arabes. Bien-sur la maladie psychiatrique est multi-factorielle. Il y a beaucoup d’aspects personnels qui réagissent à l’environnement extérieur. Il y a un défi : nous avons très peu de spécialistes et très peu de ressources, mais il y a beaucoup de connaissances autour de cette question, vu notre expérience. Il y a une telle situation politique, que son impact sur le bien-être des gens est concret. Cela permet aux spécialistes de mieux aborder la question, et cela donne l'impulsion aux gens pour aller chercher du soutien auprès de professionnels.
Dans le film, vous reprenez ce concept de Frantz Fanon « Au delà de la libération de la terre, il faut libérer les esprits ». C’est ce que vous essayez de faire auprès de vos patients ?
Dr Samah Jabr : C’est ma conclusion à la réalité en Palestine. Les gens avec des esprits libres peuvent faire face à tous les défis politiques. Le plus grave, pour moi, c’est quand les gens capitulent devant la situation du pays, et qu’ils intériorisent leur supposée infériorité, ou la supériorité des Israéliens. Aider les gens à prendre conscience que la capitulation et l’intériorisation des agressions sont une partie des conséquences traumatiques, ça ouvre des possibilités pour faire face à un système qui oppresse les individus et le collectif palestiniens. Ce déclic, c’est le début d’un mouvement de libération. On ne peut pas compter sur des gens qui sont complètement écrasés psychiquement pour faire face à une situation politique oppressive. C’est important de commencer par cette libération des esprits, individuelle pour rassembler les palestiniens d'un point de vue collectif pour faire face à l'occupation.
Vos patients sont donc plutôt des hommes et des femmes du quotidien ?
Dr Samah Jabr : En Palestine il n’y a pas de militants formés. Chaque famille, chaque individu est touché par la situation politique, les obligeant à militer pour la Palestine, de fait. Ils militent par nécessité : les étudiants, les ouvriers, les femmes, les fermiers, tout le monde est obligé d’avoir ce militantisme de reflexe, étant donnée l’interaction quotidienne qu’ils ont avec le système d’occupation.
C’est ce qui est appelé le « sumud » dans le documentaire, notamment ?
Dr Samah Jabr : Oui. Je n’ai pas inventé le terme, il existe déjà dans la littérature arabe. Le sumud, c’est tous les efforts collectifs et individuels du peuple palestinien pour affronter la réalité politique du pays. Il y a eu beaucoup d’écrits pendant le mandat britannique qui décrivent le sumud palestinien. On entend souvent le terme « résilience » qui est un terme moderne dans la psychiatrie. Mais le sumud n’est pas seulement un état, c’est aussi une action, un comportement. On peut aider, former les gens au sumud. Il y a beaucoup de références à cela dans les textes de recherches psychologiques, d'un point de vue individuel. Mais il peut aussi s’appliquer au collectif. C’est un concept qui n’est pas statique, il est dynamique et évolue selon la situation politique. L’occupation essaye de cibler de manière très organisée les éléments du sumud. Par exemple, quand un combattant palestinien meurt, tout le village, ou quartier participe aux funérailles. Aujourd’hui les Israéliens ont imposé des restrictions pour empêcher les gens d'y participer. Ils ciblent la cohésion sociale en Palestine, toutes ces manifestations de solidarité entre les palestiniens, qui peuvent aider les gens à faire face à l’injustice politique.
L’écriture fait partie de ce sumud pour vous ? Elle vous sert de thérapie ?
Dr Samah Jabr : Bien sur. J’écris pour plusieurs raisons. Il y a d’abord une motivation égoïste. J’écris pour organiser mes pensées et mes émotions, par rapport à la réalité à laquelle je suis confrontée. L’écriture est primordiale dans la communication avec l'autre. Je choisis d’écrire essentiellement dans une langue qui n’est pas la mienne, que je ne maîtrise pas parfaitement, l’anglais, quelque fois même le français, parce que j’ai cette volonté de communiquer. On entend souvent les autres parler des Palestiniens, mais rarement les Palestiniens eux-mêmes. L’écriture est une responsabilité sociale pour un médecin, surtout un psychiatre. Un psychothérapeute est très proche des expériences intimes des gens. À mon sens, j’ai une obligation éthique de témoigner. Quand on entend les traumas des gens, on se sent parfois impuissant, on ne peut pas revenir en arrière pour les effacer. Le minimum que l’on puisse faire c’est témoigner de leurs expériences. L’écriture me permet de transmettre ces histoires intimes que je reçois en Palestine.
Une femme battue ? Je ne vais pas lui prescrire des anti depresseurs pour qu’elle aille mieux, ou qu’elle vive mieux cet abus. C’est dans l’environnement, le contexte qu’on doit créer le changement pour que cette femme vive mieux
Y a-t-il des troubles psychiatriques spécifiques à la condition de la femme sous occupation ?
Dr Samah Jabr : On constate une augmentation des souffrances sociales en Palestine vu la situation. La plupart des recherches sur le sujet confondent souffrances sociales et maladies psychiatriques. J’essaye d’être plus prudente quand je donne un diagnostic. Par exemple, pour moi, une femme qui souffre parce qu’elle est battue n’est pas forcément dépressive. Elle peut présenter une réaction dépressive, mais ce n’est pas une maladie. C’est une souffrance psychique, liée à un contexte. C’est important de faire la différence entre la pathologie dans un environnement et la pathologie des individus. Ça ne veut pas dire que les individus ne seront pas touchés ou affectés par leur environnement. Mais il faut mieux cibler ce contexte. Une femme battue ? Je ne vais pas lui prescrire des anti dépresseurs pour qu’elle aille mieux, ou qu’elle vive mieux cet abus. C’est dans l’environnement, le contexte qu’on doit créer le changement pour que cette femme vive mieux. De la même manière, il faut changer le contexte pathogène en Palestine au lieu de pathologiser les Palestiniens. Il y a beaucoup de souffrances sociales, psychiques, liées à la situation politique. Il faut faire les interventions dans ce contexte pathologique.
Les femmes doivent souvent remplir le vide laissé. Les blessures des hommes sont plus faciles à voir, elles sont concretes. Les blessures des femmes sont plus psychiques.
Si on revient au sumud, la famille en est un élément très important. Elle est ciblée de manière bien spécifique.
En France, on a beaucoup parlé d’Ahed Tamimi, cette jeune adolescente arrêtée pour avoir giflé un soldat Israélien. Elle est un symbole de la jeunesse palestinienne qui lutte. Comment cette jeunesse vit cette situation ?
Dr Samah Jabr : En Palestine il y a plein de Ahed Tamimi. De nombreux enfants, adolescents se retrouvent dans cette situation où ils doivent faire face à la provocation de l’occupant, du soldat. On sait bien que les adolescents ont plus de mal à contrôler leurs impulsions, comparé aux adultes. Ils sont aussi émotionnellement plus vulnérables. Les adolescents sont plus susceptibles d’aller vers des activités à risques. Ahed est devenue une icône à l’intérieur et à l’extérieur de la Palestine. Elle a pris beaucoup de lumière pour plusieurs raisons. Je peux en mentionner deux. Quand elle a donné une claque à un soldat israélien, elle a exprimé un souhait de tous les Palestiniens. Tous les Palestiniens ont eu un jour envie de donner une gifle au soldat qui les claque, les humilie tout le temps, sans aucune réaction. Elle a cassé cette normalité. Elle a inversé cette image. C’est pourquoi son action a pris de l’importance et a été glorifiée chez les Palestiniens.
En occident, Ahed, c’est une Palestinienne blonde, avec les yeux bleux. S’identifier à elle est plus facile que s’identifier avec un Palestinien barbu par exemple, ou une Palestinienne voilée.
« Nous ne sommes pas faits pour vivre asservis ! Nous sommes faits pour la liberté ! »
Ce cri, scandé par la foule palestinienne lors d'une manifestation est le message central du documentaire "Derrière les fronts" de la réalisatrice française Alexandra Dols, qui nous plonge dans le quotidien de l'occupation que vivent les Palestiniens. Elle y suit Samah Jabr pendant ses consultations, son trajet en voiture entre Ramallah où elle travaille, et Jérusalem où elle vit. Les conséquences de cette situation politique sur la vie des Palestiniens sont perceptibles sur tous les aspects. Mais la réalisatrice est allée aussi à la rencontre de nombreux autres personnages. Parmi eux, on y découvre notamment Ghadie Al Shafie, co-directrice d’Aswat, un mouvement féministe pour l’égalité des droits sexuels et des libertés. Elle aborde son expérience de femme queer et activiste, ainsi que le pinkwashing : « Le pinkwhasing est une stratégie délibérée du gouvernement israélien qui instrumentalise la position relativement progressiste d’Israël sur les droits des homosexuel-les afin de détourner l’attention internationale de ses violations flagrantes des droits humains et du droit international. » explique-t-elle dans le film. Rula Abu Diho a été une prisonnière politique. Arrêtée à l’âge de 19 ans pendant la première Intifada, en raison de ses activités au sein du FPLP (Front Populaire de Libération de la Palestine), elle est restée incarcérée 9 ans à la prison d’Ashkelon en Israël. Elle est aujourd'hui maîtresse de conférences à l’institut d’étude des femmes de l’Université Birzeit (Cisjordanie). Elle témoigne également sur la situation des prisonniers politiques et de leur famille.
La réalisatrice nous propose une mosaïque de portraits d'hommes et femmes de Palestine, qui racontent leurs expériences, leur manière de résister et de survivre.
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