Fil d'Ariane
En mai 2018, durant la campagne électorale mexicaine, ce qui pourrait passer pour une anecdote a fait couler bien de l’encre. L’histoire se déroule dans l’Etat d’Oaxaca, dans le sud-est du Mexique. Dix-sept hommes annoncés transgenres et inscrits sur les listes électorales féminines de dix municipalités se retrouvent disqualifiés à la suite d’une dénonciation du Collectif pour la diversité sexuelle de la ville de Juchitan de Zaragoza. En effet, depuis 2013, une réforme constitutionnelle impose qu’un équilibre homme-femme à 50-50 soit observé durant les élections. Et les transgenres sont comptabilisées dans les candidatures de femmes. Les dix-sept individus avaient donc mis au point leur supercherie pour contourner ces règles paritaires.
A Juchitan, on ne plaisante pas avec le sujet. Et pour cause, dans cette localité indigène de quelque 80 000 habitants, on reconnaît l’évidence d’un troisième genre depuis l’époque précolombienne. Ce troisième sexe se dénomme « muxe » (se prononce « mouché »), un mot emprunté à l’espagnol mujer (femme) dès le XVIe siècle. Nés hommes, attirés sexuellement par les hommes, les muxes endossent des rôles féminins dans la famille et dans la société. Ils ont au choix une apparence féminine (muxes gunaa ou vestida) ou masculine (muxes nguiiu).
« Ce qui nous différencie des homosexuels, des travestis ou des transgenres, c’est que nous naissons dans l’isthme de Tehuantepec, et nos premiers mots sont prononcés dans la langue de cette région où la distinction de genre n’existe pas », explique Elvis Guerra, muxe, poète et traducteur de zapotèque. Il n’existe pas non plus de processus de coming out. « Se découvrir muxe est une démarche collective qui a lieu au sein de la famille et de la société. Mais ces deux entités attendent de nous que nous adoptions des règles et des rôles bien définis. »
Nous devrions avoir notre propre espace politique sans devoir causer du tord à celui des femmes
Felina
Sur l’une des artères les plus commerçantes de la ville, qui compterait près de 6% de muxes parmi ses habitants, le salon de beauté Felina ne désemplit pas. Les clientes se succèdent dans ce petit espace aux murs mauves défraîchis. Ici on vient pour une petite coupe rapide, ou pour une coiffure de fête plus élaborée. Felina Santiago Valdivieso, la patronne, qui ne souhaite pas dévoiler son prénom masculin de naissance, n’a pas encore complètement réaménagé l’espace depuis la fin de la bataille électorale, le 1er juillet dernier. Le temps de quelques semaines, son centre d’esthétique avait pris des allures de QG de campagne.
Felina est l’une des figures les plus emblématiques de la communauté muxe. Elle fait partie du collectif qui a dénoncé la supercherie des listes électorales aux autorités. « C’était une manœuvre perverse, illégale et malhonnête », s’exclame-t-elle. Après l’invalidation des candidatures, elle s’est lancée à son tour dans la course à la mairie sous les couleurs du Parti de la révolution démocratique (PRD). « Je n’ai pas été élue mais c’était une manière de rendre notre cause visible. Nous devrions avoir notre propre espace politique sans devoir prétériter celui des femmes », explique cette activiste de 51 ans impliquée depuis trois décennies dans la lutte contre le VIH.
Celle qui fut l’une des pionnières du travestissement muxe raconte : « Jusqu’au milieu des années 1970, les muxes ne portaient pas de vêtements féminins. Cela se passait parfois en cachette, à la maison, avec les habits des mamans. Quand les téléviseurs se sont répandus, ça nous a ouverts au monde, l’inspiration et le souffle de libération sont arrivés de l’Occident et nous les avons adaptés à notre culture. »
Les muxes ont ainsi adopté le huipil enguana comme signe distinctif. Cette chasuble brodée de fleurs ou de motifs géométriques se porte sur une longue jupe. Avant les muxes, l’artiste Frida Kahlo se l’était d’ailleurs appropriée pour construire son personnage. « Utiliser les vêtements traditionnels féminins, c’est une posture politique, une défense inconsciente de notre culture, affirme Elvis Guerra. Paradoxalement, les muxes les plus pauvres, les moins éduqués sont aussi les plus ancrés dans la culture zapotèque. Ce sont eux qui se travestissent le plus, et propagent ainsi une forme de lutte pour la culture indigène qui se répète de génération en génération, car c’est un code de conduite transmissible. »
A quelques centaines de mètres du centre esthétique Felina, on trouve le marché. Pour y parvenir, il faut enjamber à plusieurs reprises des monticules de gravats qui jonchent encore les trottoirs. C’était il y a onze mois, et dans tous les esprits, hier à peine. Le 7 septembre 2017, le Mexique subit son plus fort tremblement de terre depuis un siècle avec une magnitude de 8,2. La ville de Juchitan paie alors le plus lourd tribut du pays: 36 morts et une ville détruite à 50%. Si la reconstruction a démarré, l’étendue des dégâts est telle que la main-d’œuvre manque. Les moyens aussi. « Beaucoup de muxes, les plus précaires, ont tout perdu », constate Griselda Lopez Vasquez, une avocate qui a lancé un programme de soutien aux muxes affectés par le séisme.
Il existe une division genrée du travail et les muxes se trouvent à l’intersection, comme un maillon
Amurabi Mendez, organisateur de la Semaine culturelle pour la diversité muxe
Le marché couvert a lui aussi été réduit à néant. Alors les étals ont temporairement élu domicile sur la place centrale dans un chaos tout relatif. C’est pourtant toujours ici que palpite le cœur matriarcal de la société. Depuis toujours les femmes zapotèques contrôlent les décisions commerciales et économiques. « Il existe une division genrée du travail et les muxes se trouvent à l’intersection, comme un maillon, note Amurabi Mendez, organisateur de la Semaine culturelle pour la diversité muxe. Par exemple, les femmes travaillent toute la journée, elles ont donc besoin de quelqu’un pour les aider à la maison. C’est souvent le muxe de la famille qui tient ce rôle. Mais il peut aussi vendre de la nourriture à ces mêmes femmes coincées sur leur lieu de travail. C’est un pacte tacite qui encourage la société à une certaine forme de tolérance envers les muxes. »
Paola (née José) Lopez et sa longue jupe rose parcourt les échoppes avec son panier d’encas cuisinés à l’aube. « Je me sens acceptée ici, du moins tant que je ne m’affiche pas avec un partenaire, confie-t-elle. Si j’étais en couple, les gens ne voudraient plus m’acheter ma cuisine parce qu’ils la jugeraient non hygiénique. » Pour les muxes, le célibat de façade est implicitement de rigueur, entre tabous et non-dits. Deux muxes vestidas (c'est à dire habillées comme des femmes, ndlr), par exemple, ne peuvent pas former un couple. « Leur image les apparente à des femmes, et l’homosexualité féminine n’est pas tolérée, constate Amurabi Mendez. Il est d’ailleurs entendu que tous les muxes pratiquent une sexualité passive, ce qui rend théoriquement toute relation sexuelle entre eux impossible. »
Longtemps pourtant, le rôle officieux de ce troisième sexe était d’initier les jeunes garçons à la sexualité pour préserver la virginité des jeunes filles. « Beaucoup d’hommes de cette ville ont eu leurs premières expériences sexuelles dans les bras d’un muxe. Personne ne va l’admettre mais tout le monde le sait. L’époque a changé, mais c’est une réalité qui existe encore », affirme Felina.
Une ambiguïté sexuelle qui trouverait ses racines dans les fondements de la culture zapotèque. « Avant la colonisation, la sexualité se vivait, elle ne se nommait pas. Les mots, et avec les interdits, sont arrivés avec les Espagnols et le christianisme, théorise Elvis Guerra, qui a gardé son prénom. Ce qu’il subsiste aujourd’hui de cet érotisme libéré indigène, c’est qu’un homme hétéro peut avoir une relation avec un muxe tout en restant hétéro. Et un muxe peut se marier et avoir des enfants alors que tout le monde sait qu’il entretient des rapports charnels homosexuels sans que cela pose de problème à personne. »
Paola porte pourtant ces contraintes sentimentales avec plus de peine que son panier de beignets. « C’est une vie de solitude. Quand les parents s’en vont, on se retrouve face à nous-même. » Car dans les familles la présence d’un enfant muxe est souvent vécue comme une bénédiction, principalement par les mères. Contrairement aux enfants hétérosexuels d’une fratrie qui se marient et quittent la maison familiale, le fils muxe reste, et prend soin de ses parents vieillissants. « Il n’est pas rare que les mères encouragent leur fils, l’initient à la broderie ou l’emmènent avec elles au marché dès qu’elles décèlent une potentialité muxe », constate Griselda Lopez Vasquez.
Un parcours loin de celui de Nestor Pablo Villegas dit «Pablito», ce transformiste, chanteur et imitateur de 32 ans qui ne se travestit que dans le cadre de son travail d’artiste ou les jours de fête, et n’a jamais souhaité porter un nom féminin.
Une éducation évangéliste stricte, un père et une grand-mère peu tolérants le poussent hors de la maison à 18 ans. Tout apprêté dans sa robe turquoise satinée, couronne de fleurs dans les cheveux, il raconte: « J’avais besoin d’indépendance pour me trouver et ma mère m’a toujours appuyé dans cette démarche. Quand on sort ensemble, comme ce soir, elle n’a pas à se préoccuper d’argent. Je suis fière de pouvoir tenir ce rôle mais il s’arrête là. J’ai ma maison, ma vie. Je revendique mon identité muxe mais pas quand il s’agit de correspondre à des stéréotypes. Ce que je fais dans mon intimité me regarde. »
La nuit ici est effrayante pour tout le monde. Elle l’est d’autant plus pour les muxes, les homosexuels et les femmes
Amurabi Mendez
Pablito fait partie, comme Elvis Guerra, de cette nouvelle génération muxe, plus érudite, indépendante et progressiste. « On nous voit comme des rebelles parce qu’on renverse les tendances établies », précise Elvis, qui vient tout juste d’être diplômé en droit. « Nous restons des privilégiés », constate-t-il en trinquant avec son ami Amurabi dans le seul bar branché de la ville, avant de préciser : « L’éducation reste la clé de l’émancipation, or l’école interdit par exemple toujours son accès aux garçons habillés en filles. »
Il est 23h. Elvis et Amurabi s’imposent leur propre couvre-feu. La ville de Juchitan s’est démarquée cette année en rejoignant le palmarès des dix villes les plus dangereuses du Mexique. « C’est un pays machiste, homophobe et violent, assure Amurabi. Juchitan n’échappe pas à la règle. La nuit ici est effrayante pour tout le monde. Elle l’est d’autant plus pour les muxes, les homosexuels et les femmes. » C’est ce moment que choisit un homme éméché pour brandir son revolver sous le nez des deux jeunes hommes restés stoïques, avant de le coincer ostensiblement dans la ceinture de son pantalon et de tourner les talons, avalé par la pénombre.
> Article original paru sur le site de notre partenaire Le Temps