Début décembre 2016, 78 femmes scientifiques doivent embarquer pour l'Antarctique. Leur but : accroître leurs compétences en termes de gouvernance et de prise de responsabilités.
Elles sont australiennes, canadiennes, françaises ou autrichiennes, mais toutes, scientifiques. Soixante-dix-huit femmes seront réunies en Antarctique du 2 au 21 décembre 2016 (soit en plein été pour le continent austral). Elles y suivront des formations en
leadership (capacité à diriger) et y partageront les fruits de leurs recherches respectives. Ce projet intitulé
Homeward Bound (lien en anglais),
a priori le premier du genre, devrait ensuite se poursuivre pendant une décennie pour réunir, à terme, un réseau d'un millier de femmes. Un film suivant le parcours de six des participantes est également en cours de réalisation.
«
Toutes les femmes qui auront participé seront dotées d'un programme clair pour mener leurs projets et pour élever leur voix », nous indique Fabian Dattner, entrepreneure australienne à l'initiative du projet. Pour le construire et sélectionner les candidates au départ, elle s'est associée à des chercheuses en sciences polaires.
Faire passer la lutte contre le réchauffement par les femmes
Cet endroit froid et isolé a notamment été choisi pour le symbole et l'enjeu qu'il représente : doté d'un écosystème fragile, il est particulièrement sujet au réchauffement climatique.
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En amont de leur départ, les participantes voient leur leadership évalué. Elles mènent aussi des travaux de réflexion en groupe. La spécialiste des albatros Deborah Pardo, Française vivant et travaillant actuellement à Cambridge, étudie ainsi l'impact des femmes sur les politiques environnementales.
"Si nous ne sommes pas inclues, il manque la moitié de l'énergie et de l'intelligence existantes"
Wynet Smith
Car elles subissent particulièrement le réchauffement de la planète, comme l'analysait en marge de la COP 21 Alina Saba, activiste népalaise et chercheuse à l'Institut pour la promotion des femmes : « Les femmes sont les premières durement touchées et tout le temps laissées de côté, alors que ce sont souvent elles qui fournissent la nourriture, travaillent pour la famille et s’en occupent aussi en général, et plus particulièrement, en cas de désastres. Mais elles n’ont accès ni aux pouvoirs de décision, ni à l’éducation, ni aux ressources financières… C’est cette combinaison qui rend les femmes les plus vulnérables au changement climatique. Elles sont déjà affectées par les catastrophes environnementales, comme les inondations, mais le sont aussi autrement. »
Fortes de ce constat, les initiatrices australiennes du projet considèrent que les femmes sont également une chance pour lutter contre ce réchauffement. Citant différents cabinets de conseil, Fabian Dattner énumère des qualités : intégrité, ouverture d'esprit et capacité de collaboration. Autant de qualités décisionnelles, indique-t-elle… à condition toutefois d'avoir voix au chapitre.
Wynet Smith, géographe à la tête du North American Global Forest Watch program se trouve déjà en position de leadership. Elle souhaite toutefois s'assurer qu'elle dispose des bons outils. Pour elle, l'investissement des femmes pour le climat est une évidence : « Nous représentons 50 % de la population humaine. Si nous ne sommes pas inclues, il manque alors la moitié de l'énergie et de l'intelligence existantes. »
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Au-delà de la préservation de l'environnement et la formation des femmes, c'est la question de leur accès aux postes à responsabilité dans les sciences qui est posée par ce projet de voyage. D'après
des estimations publiées en 2014 par la fondation Loréal pour les femmes et la science, 97 % des prix Nobel scientifiques sont des hommes, tandis qu'à peine 29 % de femmes mènent une carrière de chercheuse dans le monde. Ce taux chute à 11 % pour les postes haut placés dans les sciences.
Selon Sylvaine Turck-Chieze, présidente de l'
association française Femmes et sciences, ce phénomène découle notamment d'une méconnaissance des métiers scientifiques par les jeunes filles : «
À chaque fois que nous en interrogeons en visitant des classes, nous nous apercevons qu'elles ne connaissent qu'une douzaine de métiers parmi la centaine existants. Elles se projettent plutôt sur ceux de la santé. » Maurine Montagnat, glaciologue à l'université de Grenoble, souligne que «
le plafond de verre ne vient pas que des hommes, mais aussi d'un extrême manque de confiance en soi », en somme comme dans tous les domaines professionnels.
► Lire notre article : Pays-Bas - le coup de colère d'une scientifique contre la domination masculine Pour celles qui décident de faire carrière, tout n'est pas simple pour autant. Maurine Montagnat est membre du Comité national de la recherche scientifique, qui évalue les chercheurs par leurs pairs. Elle note qu'à force de « réflexes socialement acquis », l'évaluation des femmes a tendance à être différente de celle des hommes, malgré une réelle volonté de changement de la part de l'institution. Elle ajoute : « Cela peut aussi provenir d'un problème de disponibilité des femmes. Peu nombreuses, il nous est demandé d'être dans tous les comités pour atteindre l'équilibre. Cela produit une surcharge de travail importante, mettant la carrière scientifique entre parenthèses. Nous sommes peut-être à un stade, pour notre génération, auquel il faudrait faire des sacrifices pour être plus visibles, pour que les jeunes générations se sentent plus légitimes dans ce statut, s'interroge-t-elle. » Dans son dernier bilan social, le Centre national de la recherche scientifique chiffre la part de femmes parmi ses chercheurs permanents à 31 %.
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Le premier homme à accoster en Antarctique l'a fait en 1821. Il aura fallu attendre plus d'un siècle pour que la Norvégienne Caroline Mikkelsen
pose à son tour un pied (lien en anglais) sur le continent blanc. Depuis, et plus particulièrement dans les années 1990, l'Antarctique s'est peu à peu ouvert aux femmes. Pour rappel, au-delà des scientifiques en mission, les bases accueillent des logisticiens souvent issus de l'armée, elle-même très masculine.
Certaines des scientifiques interrogées évoquent des relations «
tendues » du fait du ratio hommes/femmes dans cet univers contraint et isolé. «
Il faudrait que la présence des femmes devienne normale », commente Deborah Pardo. Pour la partie strictement scientifique, Audrey Simon, chercheuse en santé publique vétérinaire à l'université de Montréal, envisage : «
Dans mon domaine, il y a énormément de femmes sur les bancs de l'université. À terme, il devrait donc y avoir une majorité de femmes pour être volontaires pour les terres australes et antarctiques françaises. Parallèlement, comme en vétérinaire les hommes deviennent de plus en plus anecdotiques, à un moment donné les chercheuses occuperont naturellement les postes de professeurs ».
Pour ces futures scientifiques, les exemples de leadership au féminin dans les terres polaires nord et sud existent. Les auteures du projet Homeward Bound en sont. Pour sa part, Maurine Montagnat cite - entre autres - la professeure de l'université de Copenhague ayant dirigé une mission qu'elle a suivi au Groenland. « Au Danemark, il n'y a quasiment pas de différence entre les hommes et les femmes et l'accès des familles aux sites est favorisé », analyse-t-elle.
Et les hommes ?
Le projet Homeward Bound a sélectionné des chercheuses, mais pas de chercheurs. «
Nous pensons que la collaboration entre femmes peut faire la différence et, dans cette foulée, que nous avons besoin de leur offrir un espace privé, explique Fabian Dattner.
Cela pour cerner par exemple la force de leurs objectifs, ce en quoi elles croient profondément et ce qui les motive, et pour comprendre en quoi les histoires qu'elles se racontent en elles-même, qu'elles soient réelles ou fausses, les aident ou au contraire entravent leur progression. En sélectionnant ces femmes, nous souhaitions éviter toute défiance vis-à-vis de leur intelligence et se concentrer plutôt sur leur état d'esprit et sur la manière de nourrir leur courage. »
Interrogée à ce sujet, Maurine Montagnat estime qu'intégrer des hommes tout en conservant les objectifs actuels du projet aurait pu les former à «
ressentir ces barrières socialement acquises ». Audrey Simon trouverait quant à elle intéressante l'instauration d'un dialogue entre hommes et femmes sur ces problématiques d'égalité dans les sciences.
Le projet doit encore se poursuivre une dizaine d'années. La prochaine et deuxième expédition se déroulera en décembre 2018. Des candidates se sont déjà manifestées pour en être. Comme les participantes de cette première édition, elles auront à charge de récolter 15 000 dollars pour financer leur voyage (sur un total de 40 000 dollars par personne en 18 mois). Parmi les femmes sélectionnées, Wynet Smith est largement soutenue par le Global Forest Watch Canada. Deborah Pardo est quant à elle partie en quête de soutiens
via des campagnes de crowdfunding. Elle estime que cette récolte de fonds a d'ores et déjà renforcé ses compétences en
leadership et sa confiance en elle.