Terriennes

Une maîtresse d'école perdue dans la jungle en Argentine

La maîtresse Nélida Flores dans sa classe faite de boue, de bois et de tôle. © Jean Jérôme Destouches
La maîtresse Nélida Flores dans sa classe faite de boue, de bois et de tôle. © Jean Jérôme Destouches

Après un voyage de plusieurs heures, en barque, à dos de cheval et en bus, la maîtresse Nélida Flores parvient à l’école de Trementinal perdue dans la jungle argentine, dont le seul accès passe par la Bolivie. Un établissement en boue, en bois et en tôle, coupé du monde, où étudient des enfants dans les conditions les plus précaires.

Le regard fixé sur la télé en compagnie de son mari et de sa fille, assistant à un emblématique match de football de l’équipe Boca, la petite et joufflue maîtresse Nélida Flores repasse son jean et pull blanc. Dans quelques heures, à l’aube, elle traversera, munie de ses craies blanches, la jungle afin d’enseigner dans l’école « Rancho » (école de boue séchée et de bois) de Trementinal dans la province de Salta (Argentine du nord). Y parvenir est une aventure digne des meilleurs épisodes de “Koh Lanta”. L’école de Trementinal – l’un des 12 mille établissements ruraux d’Argentine- est seulement accessible en passant par la Bolivie, après un voyage épuisant de six heures. Il n’existe aucun chemin la reliant avec la ville la plus proche distante de 50 km. L’année dernière, à la suite de fortes précipitations, la route a été coupée par des coulées de boue et de nombreux arbres déracinés. « Je n’avais pas d’autres solutions que de descendre du bus et continuer à pied jusqu’à l’école avec mon sac de voyage et des fournitures scolaires sous le bras », commente Nélida de son accent aigu. La jungle omniprésente sur cette partie du territoire du nord de l’Argentine, ajoutée à un manque d’initiative de la part du ministère de l’Education de la province, isolent les quarante-sept élèves et leurs familles qui vivent dans la zone de Trementinal.
La maitresse monte à cheval pour atteindre son école. Cliquer sur l'image pour l'agrandir  © Jean Jérôme Destouches
La maitresse monte à cheval pour atteindre son école. Cliquer sur l'image pour l'agrandir © Jean Jérôme Destouches
AVANT LE CHAT DU COQ Comme tous les lundis depuis son humble maison de la ville d’Aguas Blancas (Eaux blanches), la maîtresse aux traits indiens se lève et abandonne jusqu’au vendredi son mari et ses deux enfants. Elle échange sa chambre conjugale pour celle de l’école dont les murs de boue craquelés et le toit en tôle peinent à retenir les gouttes de pluie. Il est 3h30 du matin, le coq dans la cour dort encore. Nélida travaille à Trementinal depuis 2006, et dispose de cinq ans d’expérience comme maîtresse. Depuis la crise économique de 2001, l’activité de maître a été revalorisée au niveau social afin de faire face au travail non déclaré avec des salaires dignes et des vacances généreuses. (En Argentine le travail au noir atteint les 40% de la population active). Pour Nélida enseigner dans la jungle était une solution comme une autre afin de s’en sortir économiquement et aider sa famille. C’est le ministère de l’Education de Salta qui l’a contactée et qui lui a proposé le poste : « j’ai accepté sans avoir aucune idée du parcours que je devais faire pour arriver à l’école », dit Nélida rangeant un rouge à lèvre dans son sac. Dans la pénombre de la nuit, la maitresse traverse la frontière et arrive au terminus du bus de la ville de Bermejo en Bolivie où le directeur de l’école Miguel Gómez, chargé avec des sacs de légumes pour le repas des élèves, l’attend. Le voyage dure trois longues heures, balancé sur un chemin de terre par les accélérations stridentes du chauffeur bolivien dont l’haleine dégage une odeur piquante de feuilles de coca. Arrivés au bord de la rivière Grande de Tarija, Nélida et le directeur de l’école tirent une fusée pyrotechnique artisanale afin d’alerter les élèves – de l’autre côté, en Argentine- qu’ils sont arrivés. Au bout d’une heure d’attente, deux adolescents aux visages brûlés par le soleil et vêtus d’uniformes scolaires rament dans une barque pour aller chercher Nélida et le directeur. Du côté argentin, la maîtresse – vêtue de blanc immaculé- selle un cheval et traverse la jungle affrontant : la lourde chaleur, l’humidité avoisinant les 98%, ainsi que des nuées de moustiques porteurs de la dengue (depuis avril 2009 la dengue est responsable de deux décès et de 1185 personnes infectées dans la province de Salta). Finalement, épuisée mais habituée, Nélida débouche sur une zone dégagée où l’attend sa classe dans une école d’une dizaine de mètres de long ressemblant plus à une cabane qu’à une école. - « Et quelle est la première chose que vous faites quand vous arrivez ? » - « Je me préoccupe avant tout du petit déjeuner des enfants et du nettoyage de ma salle de cours », murmure Nélida entre deux galops.
A l'extérieur de la classe, la maitresse concentrée sur son travail. Cliquer sur l'image pour l'agrandir  © Jean Jérôme Destouches
A l'extérieur de la classe, la maitresse concentrée sur son travail. Cliquer sur l'image pour l'agrandir © Jean Jérôme Destouches
UNE ECOLE DANS LA JUNGLE María Rosales a trois enfants qui suivent les cours de l’école de Trementinal. Elle est très reconnaissante envers la maîtresse Nélida Flores pour avoir aidé son fils Gustavo de huit ans à lire. « Sa lecture n’est pas encore parfaite mais avant l’arrivée de la maîtresse personne ne l’encourageait à poursuivre ses efforts », dit María. María est bénévole toute la semaine alternant avec les autres mères pour préparer dans une cuisinière à feux de bois, le repas des enfants à base de viande et de légumes achetés en Bolivie. Les 5, 20 pesos Argentins (0,87 euros) que le ministère de l’Education de Salta destine aux élèves quotidiennement ne permettent pas de satisfaire la faim des enfants. Régulièrement, c’est la maîtresse qui apporte quelques produits payés sur son salaire. Un salaire de 2200 pesos (367 euros), plutôt maigre pour travailler dans ces conditions dans la jungle. L’établissement scolaire où enseigne Nélida a été construit par les dix-sept familles de la zone il y a cinq ans à la sueur de leur front. Ses deux salles de cours ne disposent ni de gaz, ni d’eau courante. Depuis peu ils se fournissent en électricité grâce à un panneau solaire installé par l’ONG française Electriciens Sans Frontières. Avant les enfants étudiaient dans un autre établissement de la zone de Madrejones après un voyage de plus de cinq heures à cheval. Les petits épuisés ne pouvaient faire le chemin du retour.
L'institutrice fait aussi la cuisine. Cliquer sur l'image pour l'agrandir  © Jean Jérôme Destouches
L'institutrice fait aussi la cuisine. Cliquer sur l'image pour l'agrandir © Jean Jérôme Destouches
ECOLE « RANCHO » Les écoles rurales en Argentine sont concentrées principalement dans le nord. Elles représentent 25% des établissements éducatifs du pays. Dans celles-ci, les enfants souffrent d’un enseignement précaire dû à l’isolement et aux manques de ressources économiques. « Ces écoles avaient pour habitude de disparaître durant le plan d’éradication de l’ex président Carlos Menem (président d’Argentine de 1989 à 1999) », commente le directeur de l’école Miguel Gómez derrière sa veille machine à écrire. « Elles ont refait surface dans le paysage de l’Argentine après la crise de 2001 ». Alors que deux ans plus tard, l’activité économique du pays augmentait régulièrement à des « taux chinois », beaucoup aujourd’hui se demandent pourquoi cet argent n’a pas été investi, par exemple, dans le système éducatif du pays. Il est 9h30 du matin, le silence de la jungle est perturbé par les grésillements de la radio du directeur qui cherche à capter les informations de la province de Salta. La maîtresse et Maria -la mère bénévole- mangent le pain récemment sorti du four en terre séchée, pendant que les nombreuses chaises de la salle de cours restent toujours vides. Les élèves vivent isolés dans la jungle à environ deux heures de route à cheval de l’école, et il n’est pas rare de les voir arriver avec leurs cartables de cuir usés… avec un jour de retard.
Nélida manque de livres pour faire progresser ses élèves. Cliquer sur l'image pour l'agrandir  © Jean Jérôme Destouches
Nélida manque de livres pour faire progresser ses élèves. Cliquer sur l'image pour l'agrandir © Jean Jérôme Destouches
DANS LA CLASSE Avec une craie blanche, Nélida divise le tableau noir en deux parties : une pour les CP qui doivent lire un conte sur les gauchos (Cowboys argentins) et l’autre pour les CE1 qui doivent faire des calculs. La maîtresse enseigne à dix-sept élèves de 4 à 11 ans – de niveaux scolaires distincts - qui ne maîtrisent toujours pas la lecture et qui peinent à réaliser une addition ou une soustraction. « L’enseignement est de très loin inférieur à celui des grandes villes. Les enfants ont du retard et nous avons très peu de livres pour que les élèves puissent correctement apprendre », soupire Nélida. Pendant ce temps, le directeur Miguel Gómez dans une autre salle de cours, montre une carte de l’Amérique du Sud aux plus grands. Quand le directeur est absent, la maîtresse doit alterner entre sa classe et la sienne, enseignant dans la plus grande des cacophonies. Miguel Ángel, 9 ans, vêtu d’une chemise blanche trouée et le visage couvert de piqûres de moustiques partage un livre avec son voisin. Il se lève content, et donne son exercice de mathématique à la maîtresse qui approuve en souriant. « C’est une super maîtresse, elle voyage comme une aventurière et elle arrive toujours à l’heure », commente-t-il en riant. Quand elle n’est pas débordée par le chahut des élèves, Nélida s’échappe pour se diriger au fond de la classe, où deux fillettes de maternelle assises autour d’une table ronde dessinent les animaux de leurs maisons. Une fois la classe terminée, Nélida doit s’occuper de ses élèves comme s’ils étaient ses propres enfants. La grande majorité d’entre eux sont internes et passent la nuit dans deux dortoirs humides sans draps, ni oreillers, dormant parfois à plusieurs sur le même matelas. « Mon travail est dur, mais je suis prête à me sacrifier pour l’éducation de ces petits. Mon mari est d’ailleurs très fier de moi », ponctue Nélida avec ses lèvres et paupières toujours bien maquillées.

Le périple de Nélida

Photographe Jean-Jérôme Destouches

Le photographe et journaliste Jean-Jérôme Destouches vit entre la France et l'Argentine. Il collabore avec l'agence belge Prensa Nueva et reçoit des demandes de reportages et d’illustrations de la part d’entreprises et de magazines. Ses travaux photographiques ont été exposés à Langreo en Espagne durant le « Festival de Fotografía documental de América Latina 2010 », et, par deux fois, à Buenos Aires en Argentine en 2009 au centre culturel de la GEBA et en 2007 au centre culturel Ernesto Sabato.