Fil d'Ariane
Masculinité, égalité, sexualité, mais aussi violence, dépression et tradition ... Autant de thèmes sur lesquels s'est penchée cette enquête, diligentée entre autres par ONUFemmes, (IMAGES, enquête internationale sur les hommes et l'égalité des sexes), la première jamais réalisée dans le monde arabe. C'est la première fois qu'autant de femmes mais aussi d'hommes acceptent de répondre à des questions parfois intimes, et qui jusqu'ici ne sortent pas du sérail du foyer, ou de l'entre-soi. On en parle entre hommes, ou entre femmes.
Quatre pays : Egypte, Maroc, Liban, Palestine. Au total : 4 937 femmes et 4 830 hommes d'une tranche d'âge allant de 18 à 59 ans vivant dans des zones urbaines et rurales, et représentatifs de la démographie nationale respective des pays sélectionnés.
Plusieurs constats ressortent de ce long travail d'enquête menée sur une année. Le rapport au travail des femmes est en train de bouger pour un nombre non négligeable d'hommes, tout comme leur rapport à la paternité. La question de la perte d'identité masculine, liée aux conflits, au chômage, aux déplacements, à l'exil ou encore à l'emprisonnement alors que la pression sur les hommes pour subvenir aux besoins de leur famille, pour "assurer" ne se relâche pas, tout cela est bien entendu au coeur des difficultés à faire bouger les choses.
L'écrivaine anglo-canado-égyptienne Shereen El Feki, auteure du célèbre « La Revolution du Plaisir » ( en anglais « Sex and the Citadel », une enquête sur la sexualité dans le monde arabe parue aux éditions Autrement en France), cherche autant à briser les tabous que les clichés.
Retrouvez notre article > La révolution sexuelle et tranquille de Shereen El Feki
En participant à cette étude, c'est aussi une certaine idée de l'homme arabe qu'elle a cherché à vérifier, à creuser ou à briser. On se souvient de la polémique suscitée par l'intellectuel Kamel Daoud qui, dans une tribune publiée par plusieurs quotidiens occidentaux, s'interrogeait sur le "profond sexisme qui sévit dans le monde arabo-musulman".
A relire sur ce sujet dans Terriennes, le commentaire de Martine Storti :
> Après les événements de Cologne, sortir de la polémique autour de Kamel Daoud
Selon Shereen El Feki, les résultats confirment, certes, certains stéréotypes, mais ils sonnent aussi comme une riposte puissante à la caractérisation des hommes de la région qu'on trouve dans certains médias et politiques. Shereen El Feki, de passage à Paris au début du mois de juin 2017, s'est arrêtée sur le plateau de TV5MONDE.
Isabelle Mourgère - Terriennes : Qu’est ce qui a motivé cette étude, première du genre, sur le genre justement dans cette région ?
Shereen El Feki : On a beaucoup d’études, de recherches, de politique sur le terrain pour les filles et les femmes. Ce qui est intéressant c’est que les hommes sont vraiment les piliers du patriarcat dans cette région, et on n’a pas beaucoup étudié cela. Qu’est ce qui se passe dans leur vie en tant que père, fils, mari, au travail, au foyer… Il y a beaucoup de stéréotypes, de préjugés sur ce que voudrait dire « homme arabe ». Il y a beaucoup de chaleur mais pas beaucoup de lumière ! C’est pourquoi on a décidé de mener cette grande enquête pour trouver des données, des vrais faits, ce qui se passe vraiment dans la vie des hommes dans le monde arabe.
IM - Concrètement, comment ça s’est passé ? Comment les hommes ont-ils accepté de parler ?
On a travaillé avec des groupes de chercheurs sur le terrain qui viennent de la même culture, du même pays. Alors une confiance s’est établie entre les hommes interrogés et les enquêteurs, des hommes également. Du coup, ils ont parlé franchement de leurs inquiétudes, de leurs soucis mais aussi de leurs espoirs.
Près de la moitié des hommes interrogés se sont dits stressés, déprimés ou honteux de ne pouvoir subvenir aux besoins de leur famille
Shereen El Feki, écrivaine, essayiste
Presque 90% ont dit qu’ils avaient peur pour leur propre sécurité. Près de la moitié des hommes interrogés se sont dits stressés, déprimés ou honteux de ne pouvoir subvenir aux besoins de leur famille. Il y avait vraiment beaucoup d'envie de parler ouvertement. Car dans le monde arabe, le patriarcat c’est un peu comme un paradis pour les hommes. Mais le patriarcat, c’est comme une pyramide. Si on est au sommet, la vie est belle ! Mais c’est une minorité. La plupart des femmes mais aussi des hommes se situent au-dessous. Il y a énormément de stress et de pression surtout sur le plan économique.
IM - Que ressort-il de cette étude ? On a l’impression que les stéréotypes et les traditions ont la dent dure…. Quelle est votre analyse ?
Cela dépend. Sur le plan économique, il y a les hommes qui se définissent, et des femmes qui définissent les hommes aussi, en tant que pourvoyeurs de subsistance pour la famille. Il y a un taux de chômage à deux chiffres dans la plupart des pays du monde arabe. Cela met beaucoup de pression sur les hommes, alors ils se sentent mal à l’aise. Certains d’entre-eux parlent franchement d’une crise de la masculinité. Il y a aussi des hommes qui font des choses un peu différentes. Certains se mettent aux tâches ménagères, mais il s’agit d’une minorité d’une minorité ! En général, il s’agit d’hommes qui ont vu leur père faire de même. Il existe une sorte d’effet intergénérationnel.
Il y a aussi les hommes qui ont vécu une expérience de violence. On parle beaucoup de violence domestique, à l’égard des femmes, c’est évident. Mais on a découvert que les hommes sont aussi des victimes de violence. Plus d’un tiers des hommes ont été battus enfant à la maison, et presque 80% l’ont été à l’école par leurs professeurs. Et cela se reproduit.
IM - Ces hommes parlent librement des violences qu’ils infligent à leurs femmes, sans tabou ?
Oui, exemple en Egypte où plus de 40% disent avoir utilisé la violence physique et 80 % reconnaissent avoir usé de violence psychologique vis à vis de leur compagne. Jusqu’ici sujet tabou, à force d’initiatives d’ONG pour lutter contre ces violences, on commence à en parler ouvertement.
IM - Cette violence parait acceptée, tolérée, est-ce vrai ?
C’est assez vrai. A la question, « Est-ce qu’une femme doit tolérer la violence domestique pour maintenir l’unité du foyer ? », 60% des hommes sont d’accord, mais aussi 40% des femmes.
Ce qui apparaît aussi dans cette étude, c’est que bien-sûr il y a des idées conventionnelles à l’égard du rôle de l’homme, mais on a trouvé que les femmes étaient aussi conservatrices sur plusieurs questions, surtout dans le contrôle de leur propre sexualité.
Les femmes ne sont pas sans pouvoir, mais elles l’appliquent de manière subtile et discrète
Shereen El Feki, écrivaine, essayiste
IM - C’est l’homme qui décide de tout au sein du couple, notamment en matière de relations sexuelles ?
La grande majorité des hommes ont répondu, « oui c’est moi qui décide, si mon épouse sort de la maison, c’est moi qui décide comment elle doit s’habiller, et c’est moi qui décide quand on doit avoir des relations sexuelles ». Et les femmes se disent plutôt d’accord avec ça.
Mais en matière de scolarité des enfants, ou d’investissements, les hommes disent c’est nous, les femmes ont une réponse un peu différente, elles parlent de négociations. Les femmes ne sont pas sans pouvoir, mais elles l’appliquent de manière subtile et discrète.
IM - En dehors du contexte différent de chaque pays, ou cette enquête a été menée, est-ce que vous avez pu constater qu’un sentiment féministe, une prise de conscience du droit des femmes était en train d’émerger chez les hommes ?
Il y a bien-sur des hommes qui ont une attitude plus égalitaire. Ce qui est intéressant c’est que nous avons réalisé auparavant la même étude dans une trentaine de pays dans le monde, et on a constaté que les hommes plus jeunes étaient plus ouverts à ces questions d’égalité que les plus vieux.
La paternité : c’est sans doute une voie d’entrée pour impliquer les hommes dans les questions d’égalité des genres
Shereen El Feki, écrivaine, essayiste
Shereen El Feki : L’enquête menée dans le monde arabe, a montré que les jeunes hommes étaient aussi conservateurs que leurs aînés, voire parfois plus. Alors que pour les femmes c’est l’inverse, les plus jeunes sont plus ouvertes à ces questions que leurs grand-mères. Chez les hommes, il y a une toute petite minorité assez marginale qui fait les choses un peu différemment, de manière plus égalitaire. Ce n’est pas forcément un choix, mais une question de circonstance. On a par exemple rencontré et questionné des réfugiés syriens au Liban, ils nous disent qu’ils ont beaucoup de difficultés pour travailler, ce sont alors leurs femmes ou leurs filles qui sortent pour ramener le pain à la maison. Cela commence à bouleverser l’ordre du genre dans la vie au quotidien. Ce sont eux qui prennent soin des enfants du foyer. Ils retrouvent leur masculinité à travers leur paternité.
Près de 70% disent qu’ils assistent aujourd’hui aux visites prénatales, ce qui n’était pas le cas par le passé. Et au Maroc par exemple, plus de 80% de ceux que nous avons interrogés voudraient avoir droit à un congé paternité. La paternité : c’est sans doute une voie d’entrée pour impliquer les hommes dans les questions d’égalité des genres. C’est une donnée très prometteuse.