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"Il suffit d’écouter les femmes", affirmait Simone Veil lors de la présentation du projet de loi sur l’IVG à l’Assemblée nationale en 1974. C'est ce qu'a fait le photographe Denis Rouvre, après leur avoir posé à toutes les mêmes questions : Pouvez-vous vous présenter ? Pouvez-vous raconter votre histoire ? Comment voyez-vous votre avenir ?Et puis si vous aviez une baguette magique pour changer quelque chose... ?
A chaque entretien, il a obtenu des réponses singulières, retransmises aujourd'hui en fond sonore dans les salles où sont exposés les portraits. Des voix parfois lentes, venant de loin, lourdes du poids de la souffrance. D'autres enlevées par l'élan de la résilience et du dépassement.
Denis Rouvre : Il y a de l'héroïsme dans la prise de parole de ces femmes, qui dépassent les violences qu'elles ont vécues pour partager leur expérience au risque de donner d'elles-mêmes une image négative. Devant un micro, tout à coup, la parole est figée et elles savent qu'elle sera partagée, ce qui est dur pour leur orgueil. Si elles partagent ainsi leur vécu, c'est pour ne pas qu'il se reproduise. Elles prennent le risque d'être vues et entendues dans la perspective que tout cela va changer. Elles oublient leur condition pour faire avancer celle des femmes.
Dans la chronique Terriennes ce 17 octobre 2019 : l'exposition #unsunghero sur les femmes résilientes du monde, le mouvement #EnaZeda en Tunisie et le film Papicha sur les années sombres en Algérie https://t.co/KbtnPkEoEe pic.twitter.com/DkY1nF5Roi
— TERRIENNES (@TERRIENNESTV5) October 17, 2019
DR : En tant qu'homme, et aussi souvent en tant que blanc, j'ai dû créer un climat de confiance et mener les entretiens en dehors de la famille et de l'entourage. C'était souvent la première fois qu'elles racontaient leurs histoires de façon aussi complète. Il y a eu beaucoup de pleurs, d'hésitations. C'était un récit à la première personne que je n'interrompais pas. Elles racontaient ce qu'elles voulaient raconter, sans obligation de tout dire. Je n'étais pas là pour relancer, obtenir une information ou creuser la situation.
DR : Les entretiens étaient plus ou moins longs, plus ou moins chargés d'émotions. Elles savaient qu'à tout moment, elles pouvaient arrêter si elles se ravisaient.
Aucune ne l'a fait. Toutes en sont sorties contentes, parfois même soulagées, de devenir audibles et de se délivrer d'un lourd secret qu'elles avaient gardé pour elle, ou au mieux pour la sphère privée.
Quelle est pour vous la violence la plus violente ?
DR : Il n'y a pas de hiérarchie de la violence, mais le plus barbare, à mon sens, reste la violence physique. Le pire de ce que j'ai pu vivre à travers ces témoignages, c'est le viol de guerre en République démocratique du Congo (RDC). Il y a aussi des violences plus insidieuses, comme celles que subissent ces filles qui vivent dans la rue depuis huit ans, à Kinshasa. Je pense aussi à cette jeune Colombienne, Daily, violée par son père à 14 ans, qui raconte le non-retour après un viol et le déni autour de son histoire.
Pour Catherine Gibouin, vice-présidente de Médecins du Monde, la plus violente des violences reste le non-accès à la contraception : "C'est très simple, cela ne coûte presque rien et pourtant, plus de 200 millions de femmes qui voudrait éviter ou différer une grossesse n'y ont pas accès. Cette barrière que l'on élève devant les femmes cristallise toutes les autres : économiques, géographiques, socioculturelles. Sans compter l'attitude du personnel médical, mal formé ou influencé par ses propres réserves : "Vous n'avez "que" deux enfants ? Vous devriez continuer à en avoir..."
Ce non-accès à la contraception est une violence première, qui ne dit pas son nom, avec un important effet de levier. Une condition nécessaire à l'émancipation des femmes : "Il fait que vous allez quitter l'école parce que, enceinte à 14 ans, vous n'aurez pas accès à la vie professionnelle et publique. Sans maîtrise de la fécondité, impossible de maîtriser sa vie. La demande existe, comme au Pakistan, où les femmes, en moyenne, veulent 2 enfants et demi, alors qu'elles en ont en moyenne 3 et demi.... Et puis les mentalités changent, les gens ont envie de bien s'occuper de leurs enfants. Je me souviens d'une Palestinienne qui me disait : "Mon fils se marie, je ne veux pas qu'il ait plus de deux enfants. Je veux qu'il ait cette liberté."
DR : Quelles violences laissent le plus de traces ?
Aucune histoire ne ressemble à une autre, même si les violences sont similaires, car les conséquences ne sont jamais les mêmes. Toutes ces femmes qui ont accepté de poser et de témoigner ont déjà engagé un processus de reconstruction. Certaines racontent une histoire récente, d'autres une histoire qui date d'une quinzaine d'années, comme Elyse, en RDC, qui ne parvient toujours pas à aller au bout de son récit à cause de l'émotion, bien qu'elle évolue maintenant dans un environnement qui facilite la reconstruction par la prise de parole. Car ce sont les violences qui s'enracinent dans le temps qui laissent des marques plus profondes.
Aurélie Leroyer revient du Yémen où elle travaillait sur les réponses aux violences liées au genre. Elle témoigne : "Beaucoup de femmes viennent consulter pour dépression, insomnie, anémie… Et puis au fur et à mesure des rencontres et de la confiance qui s’instaure, on détricote les symptômes, on les encourage à parler et on s’aperçoit que, à l'origine, il y a des violences - et qu'elles sont le plus souvent perpétrées dans le cadre de la famille."
Le personnel de santé donne alors aux femmes des outils pour se protéger : "On les informe sur le cycle de la violence, qui est le même partout, et qui permet de détecter, en amont de la violence physique, un certain nombre d’attitudes qui doivent alerter sur le passage à l’acte. Comment s’en protéger ? Sortir de la cuisine, loin des couteaux ; sortir de la maison et trouver refuge chez quelqu’un ; faire appel à un membre influent de la communauté pour qu’il parle à l’homme violent."
Au Yémen, pays en guerre, les violences sont le plus souvent perpétrées au sein de la famille.
Aurélie Leroyer, chargée de la cellule d’urgence de Médecins du Monde
Les victimes doivent trouver en elles des ressources pour dépasser le danger dans un contexte où, comme au Yémen, les mécanismes de protection font défaut. "Il y a encore beaucoup de tabous, de stigmatisation et de culpabilisation des femmes. Même s'il existe des abris d’urgence, pour l’instant, les femmes ont encore trop souvent peur des conséquences et des représailles pour s'extraire du milieu violent. La réussite tient à l’instauration d'un espace de confiance de façon que, le jour où les femmes trouvent en elles les ressources, elles sachent où aller et à qui parler."
La violence de genre ne se limite pas aux violences physiques, même en situation de conflit : la guerre va aussi de pair avec une recrudescence de toutes sortes de violences intrafamiliales. Aurélie Leroyer donne l'exemple de cette jeune Yéménite du nord-est du pays : "Elle s’est fait voler son téléphone avec des photos prises chez elle, la tête découverte. Elle est maintenant harcelée par le voleur, un ami de ses frères, qui veut la contraindre à l’épouser. Il la menace diffuser les photos si elle refuse. Pour l’heure, elle n’a pas souhaité faire intervenir la justice de peur que la situation se retourne contre elle. Elle s’est confiée à un oncle – son père et ses frères ne sont pas au courant - qui tente l’intercession pour qu’elle récupère le téléphone. En dernier recours, Médecins du Monde l'aidera à activer un processus juridique."
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