Dévergondées, déviantes, déjantées. Au sortir de la guerre, les adjectifs ne manquent pas pour qualifier les mineures qui enfreignent les lois. Qui sont-elles vraiment ? En décortiquant pas moins de 460 dossiers pendant plus de dix ans, l'historienne Véronique Blanchard a mené l'enquête. Son ouvrage Vagabondes, Voleuses, Vicieuses dresse le portrait de jeunes filles drôles, courageuses et avides de liberté. Entretien.
"J'ai rencontré un ancien camarade et je suis allée habiter avec lui du lundi au vendredi, quelle vie mouvementée, c'est une vie d'aventure. Un jour je veux me marier, une autre fois je ne veux pas. Je suis tellement drôle. Il vaut mieux que je ne me marie pas. Je veux ma liberté. Alors je ferai encore des fugues, j'ai cela dans la peau. Où allez-vous me mettre ? Peut-être dans un BP [Bon Pasteur, institut religieux, ndlr] ? Je veux bien : il paraît qu'on s'en évade facilement" (Vagabondes, Voleuses, Vicieuses, p. 177).
Ces paroles sont celles d'Emilienne qui, après avoir fugué du domicile familial, se retrouve devant le juge des enfants. Recueillie dans l'un des 460 dossiers dépouillés par l'historienne Véronique Blanchard, la tirade de la jeune fille révèle un humour délicieusement acide, mais aussi, et surtout, une grande volonté de liberté.
Dans son ouvrage Vagabondes, Voleuses, Vicieuses (Bourins Francois Eds, 2019), l'historienne dresse le portrait de jeunes délinquantes et criminelles du Paris des années 1950. Elles sont voleuses, fugueuses, parfois prostituées. En réveillant leur voix, elle déconstruit l'approche genrée qu'a eu la justice à leur égard et les révèle sous un nouveau jour : drôles, vaillantes, aventurières et courageuses. Ou tout simplement pour montrer ce qu'elles étaient réellement, de jeunes adolescentes prenant la vie à bras-le-corps, voulant s'amuser dans un Paris en ébullition.
A travers l'analyse des décisions de magistrats, les écrits d'éducateurs et des observations de psychologues, Véronique Blanchard montre comment la justice des mineurs dans la France des années 1950 fonctionne à deux vitesses. Confronté à des jeunes filles en infraction, le magistrat va avant tout juger une sexualité soi-disant "précoce" plutôt que l'acte commis. Les fréquentations vont être scrutées à la loupe, et aggraver le cas des ces filles si elles s'avèrent "impensables", comme passer du temps avec des garçons nord-africains ou noirs...
Pour réhabiliter ces "mauvaises filles" et y voir plus clair dans manière dont la justice des mineurs appréhendait ces cas, nous nous sommes entretenus avec Véronique Blanchard.
Entretien avec Véronique Blanchard
Terriennes : Pourquoi avoir choisi ce sujet de recherche ?Véronique Blanchard : La question de la justice des enfants du côté des garçons a beaucoup été travaillée. En revanche du côté des filles il y a eu très peu de recherches et je me suis demandée pourquoi. J'ai réfléchi aux différences de traitement [par la justice, ndlr] qu’il pouvait y avoir entre les jeunes filles et les jeunes garçons. Je me suis rendue compte, quand j’étais éducatrice, qu’on ne traitait pas exactement de la même manière les garçons et les filles... Et je me suis demandée si ça avait une histoire. J’ai vu que comme pour les adultes, la justice était différenciée.Différenciée, en quoi ?
Ce que j’essaie de démontrer, c’est que la question des filles est toujours prise en matière de justice du côté du corps, du côté de la sexualité et du côté de la soi-disant "protection". On est beaucoup plus dans une justice de la norme sociale et corporelle, alors que du côté des garçons on reste dans une justice beaucoup plus légitime. C’est-à-dire une justice qui est là pour sanctionner des faits délictueux ou criminels. Ce qui ne semble pas intéresser beaucoup la justice quand il s’agit de filles. Ce ne sont pas les mêmes choses qui effraient ou qui sont condamnées. Pour reprendre une formule qu’on avait mis en place au moment du livre Mauvaises filles, on reproche aux filles ce qu’elles sont, alors qu'on reproche aux garçons ce qu’ils font. On a une approche extrêmement normée autour du corps, de la sexualité, de l’attitude et du comportement du côté des filles. Du côté des garçons, on regarde beaucoup plus les agissements, le délit en lui-même.Lors de fugues par exemple, la solution pour les filles va être le placement, souvent très long, plus que pour les garçons. Elles sont placées dans des lieux très particuliers : les Bon Pasteur et les congrégations religieuses. Les garçons, eux, sont dans des établissements laïcs, souvent gérés par l’Etat ou par des associations. Ils ne sont jamais pris en charge par des frères. Les filles, à 90%, sont confiées à des sœurs. Au nom de leur "protection" et de leur "bien", on va les mettre dans des institutions qui se révèlent relativement maltraitantes. Elles ont vraiment le sentiment d’être enfermées et humiliées.La sexualité pèse lourd dans les dossiers des jeunes filles et semble être le principal critère du juge des enfants pour un éventuel placement. Pourquoi une telle obsession pour l’intime ?
Les motivations sont toujours difficile à comprendre. Parfois on a même une forme de dichotomie entre les dires des professionnels dans leurs écrits scientifiques et ce qu’ils font ensuite dans la pratique. Je pense qu’il y a quelque chose qui date de bien avant les années 1950 et qui est toujours d’actualité aujourd’hui : une forme de contrôle social sur le corps des jeunes filles et sur le corps et la sexualité des femmes, car nous portons la vie.
Il y a une nécessité à contrôler ces naissances et la légitimité de celles-ci. On peut dire que dans les années 1950, il y a encore une grande frayeur que ces jeunes filles soient enceintes parce qu’il y a très peu de moyens pour se protéger des grossesses. La contraception n’est pas encore autorisée, l’avortement est encore un crime. Je pense que cela ajoute à la contrainte qui pèse sur le corps de ces jeunes filles.
Mais quoi qu’il arrive, la sexualité des filles, des femmes, n’est pas perçue ni vécue de la même manière que la sexualité des hommes. Les jeunes filles sont très vite qualifiées de dévergondées, de jeunes filles de petite vertu, alors que des garçons qui ont les mêmes agissements que les filles sont considérés comme virils et répondant tout à fait aux codes de la masculinité. Cela donne une situation très paradoxale, car les jeunes hommes, à la même époque, sont censés avoir des relations sexuelles bien avant leur mariage. Or les jeunes filles n’ont pas ce droit. Donc les garçons vont soit aller vers la prostitution, soit vers des femmes plus âgées, soit provoquer des violences sexuelles de par l’initiation qu’ils se doivent d’avoir. Les jeunes filles vont dire non, mais les garçons vont outrepasser ce non.
La sexualité féminine est limitée à son rôle reproductif… le plaisir féminin est-il mal vu par les juges ?Oui ! Et certaines des gamines, c’est rigolo, sont très courageuses et vraiment vaillantes ! Elles vont dire parfois, elles sont rares mais j’en ai trouvé – et j’étais épatée – qui disent qu’elles ont des relations avec des garçons parce qu’elles aiment ça. Autant un garçon peut dire cela, autant une fille ne peut pas. Je ne suis pas sûre qu’aujourd’hui les choses soient tout à fait réglées. Je ne pense pas que dans les cours de collège ou de lycée les filles et les garçons parlent de la même manière de leurs désirs et de leur sexualité. Il y a beaucoup de choses qui concernent les mauvaises filles des années 1950 qui sont toujours d’actualité aujourd’hui et qui expliquent bien des éléments de la violence que certaines jeunes filles peuvent subir de la part de garçons.Justement, qu’en est-il d’aujourd’hui ? Les mêmes mécanismes sont-ils à l’œuvre ? Oh oui ! Les sociologues qui ont étudié la question de la justice des enfants aujourd’hui pour voir si la question du genre était toujours d’actualité, ont montré qu’elle l’était. Parfois même de manière inconsciente, car j’ai rencontré de nombreux juges pour enfants à qui j’ai raconté l’histoire, et elles étaient horrifiées : ‘sans nous en rendre compte, on continue ce processus-là’. C’est-à-dire qu’on est dans un modèle beaucoup plus protectionnel pour les filles que pour les garçons, on intervient beaucoup plus tard pour les filles, et on est toujours dans quelque chose de l’ordre de "il faut les protéger". Il y a de vraies aventurières : elles vont prendre la route, traverser la France en auto-stop, vivre dehors dans Paris… Véronique Blanchard
Vous montrez dans votre livre que beaucoup de vagabondes ont un désir de liberté et d’émancipation, et cela passe souvent par la fréquentation de garçons. Comment le comprendre ?D’abord, ce qui m’a impressionnée, c’est à quel point ces jeunes filles – pas toutes, car plusieurs sont répertoriées comme vagabondes alors qu’elles ne sont sorties qu’un soir, la notion est compliquée – il y en a quelques-unes qui sont de vraies aventurières. Qui vont prendre la route, traverser la France en auto-stop, qui vont vivre dehors, dans Paris… Invraisemblable ! On est au milieu des années 1950 ! Je trouve qu’elles sont très intrépides et je voulais aussi le montrer. D’une certaine manière, montrer aussi à quel point les jeunes filles comme les garçons peuvent vivre des aventures absolument incroyables déjà dans les années 1950.
Et puis ensuite, pour répondre à votre question : oui, je pense qu’elles sont adolescentes, des jeunes filles de 16-17 ans qui ont envie de sortir, d’écouter de la musique, de rencontrer des garçons – qu’elles rencontrent peu parce que y a beaucoup d’univers sont non mixtes à l’époque – donc oui. Mais rencontrer des garçons, ça peut vouloir aussi dire tout simplement être amie avec des garçons. Ce qui dans les années 1950, pour des femmes qui ont aujourd’hui 80-70 ans, est très compliqué.Parfois, ces filles sont victimes d’incestes et de viols, mais ces situations sont ignorées par la justice et n’apparaissent souvent pas dans leur dossier...Je pense qu’on ne se rend pas compte du très long temps historique qu’il faut pour que, petit à petit, la femme victime d’un viol ne soit plus considérée comme coupable. C’est quelque chose qui est encore au travail aujourd’hui. Si #metoo existe et si la parole des femmes est aujourd'hui plus entendue, c’est parce que tout le processus historique l'a permis. Mais c’est très long et on vient de très loin ! Traditionnellement, on part du principe que la femme est pécheresse, que l’homme a une libido "très naturelle" et qu'il incombe à la femme de se protéger des élans sexuels des hommes. Et si la femme ne se protège pas... elle est coupable ! Il faut qu’on puisse reconnaître qu’une fille est capable de violences, de vols et de crimes, à l’égal des garçons. Véronique Blanchard
C’est extrêmement marquant de se rendre compte à quel point encore dans les années 1950, les professionnels (magistrats, policiers, éducateurs…) ont beaucoup de mal à percevoir ces jeunes filles comme des victimes. Alors même que là, elles parlent d’inceste ! Ou encore la gamine qui s’est faite agressée par son voisin [ami de ses parents, ndlr], c’est elle qu’on va placer ! C’est important d’avoir tout cela en tête pour comprendre pourquoi encore aujourd’hui les femmes ont du mal à parler.
Pourquoi est-ce important de reconnaître la qualité de ces filles comme étant de "vraies" criminelles ou délinquantes ? On parle tout de même de hors-la-loi !
Oui, c’est paradoxal, vous avez raison ! D’une certaine manière, le message c’est aussi de dire que les filles ont le droit d’être délinquantes et qu’il faut les percevoir comme telles ! La question est un peu provocante mais en même temps amusante, parce que c’est une façon aussi de reconnaître l’égalité des unes et des autres. Reconnaître la violence des filles, cela veut dire qu’elles sont toutes aussi capables de violences que les garçons, et qu'elles doivent être sanctionnées dans les mêmes cadres et les mêmes modalités que ces derniers. Là, une jeune fille violente va être considérée, la plupart du temps, comme folle et enfermée à l’asile. Il n'y a aucune raison.
Il faut qu’on puisse reconnaître qu’une fille est capable de violences, de vols et de crimes, à l’égal des garçons. Et puis après, à nous, société, d’éduquer nos enfants pour qu’ils ne commettent pas d’actes de délinquance. Il est important de noter qu'il y a quelque chose de presque légitime dans la violence masculine : c’est presque normal d’être un mauvais garçon. C’est très anormal d’être une mauvaise fille. Donc oui, réhabilitons les mauvaises filles et soyons fières de l’être à un moment !