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Nous jetons l'éponge parce que nous nous sentons entourées d'un climat de méfiance et de délégitimation progressive". C’est par ces mots couchés sur le papier le 26 mars 2019, dans une lettre adressée au pape François, que la fondatrice Lucetta Scaraffia annonce l’interruption de la publication du mensuel qu’elle a fondé il y a sept ans,
Donne, Chiesa, Mondo (Femmes, Eglise, Monde).
Elle et son équipe, uniquement composée de femmes, dénoncent une tentative de mainmise masculine sur leur travail.
Le mensuel, né en mai 2012 avec la bénédiction du pape Benoît XVI, est un supplément de l'
Osservatore Romano, le quotidien officiel du Vatican. Il dispose aussi de versions en espagnol (dans la revue
Vida Nueva), en français (dans
La Vie) et en anglais (sur internet). Jean-Pierre Denis, directeur de la rédaction de
La Vie, a annoncé par un tweet, mardi 26 mars, la fin de la collaboration entre son hebdomadaire et le mensuel de Lucetta Scaraffia.
Dans l’éditorial rendu public du dernier numéro, censé paraître le 1er avril, Lucetta Scaraffia, journaliste, historienne, catholique et féministe, accuse la nouvelle direction de l’
Osservatore Romano de mettre les femmes dos à dos.
Elle estime que le quotidien du Saint-Siège empiète sur les sujets traités par son magazine et défend une ligne éditoriale totalement opposée à celle de son supplément.
Avec la fermeture de Donne, Chiesa, Mondo, se termine, ou plus exactement se brise, une expérience nouvelle et exceptionnelle pour l'Eglise.
Lucetta Scaraffia
Dans la ligne de mire de Lucetta Scaraffia : le nouveau rédacteur en chef de l'
Osservatore Romano, Andrea Monda,
nommé en décembre dernier dans le cadre d'un vaste remaniement de toute la communication du Vatican. L'éditorialiste et historienne l'accuse d’interférence et de contrôle grandissant. Selon elle, le changement de direction de la rédaction a porté atteinte à l’autonomie de son équipe.
Si le mensuel féminin s’intéresse à des questions religieuses et théologiques, il a au cours de ses sept années de publication abordé des thèmes plus féministes. Exemple : l'exploitation servile, souvent sans aucune rémunération, des religieuses. L'enquête publiée en mars 2018 avait déjà fait trembler les murs de l'institution.
En février dernier, en plein congrès sur les abus sexuels au sein de l'Eglise, il brise l'omerta en publiant un dossier sur les religieuses violées par des prêtres et la plupart du temps forcées à avorter, puis chassées de leurs communautés. Le pape François lui-même avait quelques jours après, évoqué publiquement ces faits sous forme de mea culpa.
La fin d'une expérience inédite au Vatican
La fin de la publication de
Donne, Chiesa, Mondo sonne le glas d’une expérience inédite dans l'histoire du Vatican puisque c’est le seul magazine destiné aux femmes jamais publié au sein de l'institution catholique. «
Avec la fermeture de Donne, Chiesa, Mondo se termine, ou plus exactement se brise, une expérience nouvelle et exceptionnelle pour l'Eglise", écrit sa fondatrice. "
Pour la première fois, un groupe de femmes, qui se sont organisées de manière autonome et qui ont décidé en interne les tâches et les arrivées de nouvelles rédactrices, a pu travailler au coeur du Vatican et des communications du Saint-Siège, avec intelligence et des coeurs libres, grâce au soutien de deux papes", rappelle-t-elle.
De son côté, Andrea Monda, par le biais d'un communiqué, réfute les accusations de Lucetta Scaraffia. Il affirme ne jamais avoir menacé la liberté éditoriale de son magazine et avoir simplement « s
uggéré » des thèmes à aborder dans le magazine et des personnes à éventuellement impliquer.
Interrogé par la presse sur la participation ou non d'Andrea Monda à la prochaine visite pontificale au Maroc, le porte-parole du Vatican a tenu à préciser que celui-ci ne serait pas du voyage, mais que cela n'avait aucun lien avec l'"affaire"
Donne, Chiesa, Mondo. La presse italienne a pour sa part largement relayé l'annonce de cette démission collective, certain.e.s y voyant un recul en cette période troublée pour l'Eglise catholique. La presse internationale aussi a largement réagi. Le quotidien français
Le Monde parle d"
ébranlement" et de
"démission retentissante" évoquant la remise en cause de la "
crédibilité qu’avait su se construire Lucetta Scaraffia dans ce monde presque uniquement masculin – et imprégné de misogynie – qu’est le Vatican."
"La Scaraffia", défenseure des femmes au Vatican
Lucetta Scarraffia a plusieurs casquettes. Journaliste, historienne et professeure à l'université de Rome, elle n'a pas toujours été attachée à la religion catholique. Etudiante, elle se spécialise en histoire des femmes. "Soixante-huitarde", marxiste, militante féministe, elle évolue loin de son éducation religieuse avant d'y revenir et de se convertir à la fin des années 1980. Je suis une féministe de la différence, car c’est d’elle que naît la nouveauté.
Première femme éditorialiste pour le quotidien L’Osservatore Romano, elle fonde Donne, Chiesa, Mondo en 2012. Elle n'hésite pas à fustiger l'attitude de l'Eglise si elle estime que celle-ci est défavorable aux femmes, et dénonce la misogynie des hommes d'Eglise.
Pour elle, religion catholique et féminisme ne sont pas antinomiques : « L’obsession de la parité ne doit pas conduire à l’indifférenciation. Je suis une féministe de la différence, car c’est d’elle que naît la nouveauté. C’est le christianisme qui a enseigné la parité et a été à l’origine de l’émancipation féminine. »