Fil d'Ariane
Au commencement, avant de devenir une assemblée élective et législative, un parlement était l'action de parler. "Ne puis à vous tenir long parlement", pouvait écrire sur un message un interlocuteur pressé du XIIème siècle. En trois jours, les écrivaines réunies à Orléans ont concentré neuf siècles : après avoir tenu un long parlement, elles ont jeté les bases d'une assemblée, certes non élective ni législative, mais engagée et positive.
Fawzia Zouari, à l'initiative du projet, a surtout retenu le sens moderne du mot Parlement. Dans le texte fondateur, écrit en 2016, à Orléans déjà à l'occasion de la première édition des "Voix d'Orléans" - rencontres francophones de scientifiques, artistes, intellectuels -, l'écrivaine tunisienne résidant à Paris édictait sa propre définition : "Pourquoi un « Parlement » ? Parce que le mot parlement renvoie à l'idée de démocratie et de représentativité visible. Parce qu'il induit l'idée de la réflexion et du débat au profit de la majorité. Parce qu'il sort de la solitude de soi pour assurer une présence de tous et joue la solidarité publique contre l'isolement ou l'anonymat."
Féministe universaliste, imperméable aux possiblités d'un "féminisme islamique" et à tout "relativisme culturel", Fawzia Zouari a la plume et le verbe engagés. Cette idée d'un parlement international des écrivaines francophones était pour elle une évidence : "En 1993, en pleine tragédie algérienne, naissait le « Parlement international des écrivains ». (.../...) C'est de cette initiative que s'inspire le présent projet. (.../...) Pourquoi les femmes écrivaines plus spécifiquement ? Parce que les femmes restent la voix minoritaire et le sexe victime des violences de toutes sortes. Remettre en exergue la voix des femmes, écrivaines en l'occurrence, c'est donner à lire et à écouter une parole qui s'oppose par essence à la guerre et au rejet de l'Autre ; qui conjugue la rencontre à sa façon – y compris à travers les langues ; qui rappelle le devoir d'altérité ; qui ne cesse de produire à travers les livres la même idée de paix et de promouvoir le même impératif : celui de la Vie."
Les temps sont durs, pour les femmes, pour les écrivaines. La guerre contre les femmes est toujours là, même invisible.
Fawzia Zouari, écrivaine
Autre évidence : c'est en français que ces auteures, autrices, dramaturges, philosophes, poétesses, partagent une aspiration à renverser le patriarcat par leurs mots et leurs actions. Juste avant l'ouverture de la première session d'une assemblée inédite, à propos d'écriture, de lectures, de langue française - "la seule parlée sur les cinq continents", de guerre invisible, de sexualité, de "l'envoilement" des mentalités, Fawzia Zouari répondait aux questions de Terriennes.
A retrouver sur l'édition 2016 des Voix d'Orléans dans Terriennes :
> Les Voix d'Orléans conjuguent la francophonie au féminin
Elles furent donc des dizaines à répondre à l'appel d'Orléans de Fawzia Zouari, de l'Afrique ou d'Asie, des Amériques ou d'Europe, ou encore des Caraïbes. Et présentes pour la constitution de ce Parlement d'un nouveau genre, elles sont environ 70 représentant une trentaine de pays. Au premier de cette "armée" pacifique mais déterminée, la marocaine Leila Slimani, rare prix Goncourt féminin pour "Une chanson douce" en 2016, et depuis novembre 2017 représentante personnelle du président Emmanuel Macron pour la francophonie...
De Fawzia Zouari qui a ouvert le premier parlement des écrivaines francophones à Orléans, Leila Slimani, présente aussi, dit : « cette femme est une guerrière et je veux faire partie de son armée ». pic.twitter.com/EIEFlWRMFS
— TERRIENNES (@TERRIENNESTV5) 26 septembre 2018
Il est 14h30 dans l'hémicycle du Conseil municipal offert pour l'occasion par le maire d'Orléans Olivier Carré, et les préambules à peine achevés, les interventions fusent, les mains se lèvent, les interpellations sont lancées, les différences s'affirment. En particulier autour de ce que serait une écriture féminine. Certaines aimeraient voir cette question traverser tous les débats, tandis que d'autres refusent d'être enfermées dans une "essentialisation" féminine, parce que l'écriture serait hors genre.
Suzanne Dracius vient de la Martinique et se présente aux autres forte "des quatre continents qui se rejoignent dans son corps". Pour cette romancière, on doit réfléchir à ce qu'implique une écriture qui "part du corps d'une femme".
Suzanne Dracius, écrivaine entre la Martinique et la France s’interroge : « comment écrire en français au féminin pluriel, n’est-ce pas que ce qui nous intéresse ici au parlement des écrivaines francophones ? » pic.twitter.com/DHZ9v6oFvP
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Suzanne Dracius déplore aussi que les références citées dans cette rencontre de femmes soient avant tout masculines. Un parti pris que refuse l'écrivaine sénégalaise Khadi Hane : "Ce n'est pas parce que nous sommes des individus féminins que nous ne devons pas citer des auteurs hommes." Mais aussi l'iranienne Chahla Chafiq, qui déclare se jouer des frontières et des identités.
« Quand on écrit, on sort du féminin au sens essentialiste. Écrire c’est dépasser les frontières identitaires. Et comme je vis en exil, je traverse aussi ces frontières de toutes les manières » répond l’indienne Chahla Chafiq au 1er parlement des écrivaines francophones à Orléans pic.twitter.com/CM5wXPgIYw
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« Dire "je" pour une femme à Madagascar c’est inconcevable, alors comment écrire au féminin, surtout sous des régimes autoritaires ? » lance la dramaturge Michèle Rakotoson, avec une colère palpable.
Autre ligne de fissure, le rapport à la langue française. La plupart des écrivaines présentes dans l'Assemblée vivent "une dualité, voir une pluralité de langues". Beaucoup des membres de ce Parlement sont issues, première, deuxième, troisième génération, de pays africains, ex colonies de la France. Le français est leur langue d'écriture, pas leur langue maternelle. Leila Slimani raconte par exemple ce qualificatif de "traitresse" qu'elle entend depuis des années pour avoir choisi le français plutôt que l'arabe. D'autres éprouvent des sentiments contradictoires, d'amour et de rejet, pour ces mots dont elles aiment jouer. Dans un discours très politique, l’haïtienne Evelyne Trouillot résume ces va-et-vient : « le français me renvoie automatiquement à mon histoire, celle de la colonisation. Écrire en français c’est faire acte de création pour interroger le monde. »
Guyanaise, Françoise James Ousénie raconte elle aussi cette appropriation compliquée : « Je suis sud-américaine, guyanaise, ma langue est le créole, j’écris en français. Je vis dans une dualité de langue. Je n’écris pas pour la France mais pour les miens, c'est à dire celles et ceux qui me ressemblent partout dans le monde. » De même que Emmelie Prophète arrivée d’Haïti.
« Le français oui c’est une langue de domination. Le féminin ne doit pas être un enfermement. La France surplombe la francophonie. Comment l’ouvrir pour faire communauté d’écrivaines ? » questionne Emmelie Prophète d’Haiti en ce 1er parlement des écrivaines francophones pic.twitter.com/Xc8HkOVvnb
— TERRIENNES (@TERRIENNESTV5) 26 septembre 2018
J’ai reçu le français en héritage, un héritage non choisi qu’il m’a fallu dompter
Nafissatou Dia Diouf, romancière, poétesse
Cet amour déchiré pour le français, Nafissatou Dia Diouf, prix (entre autres) de la Fondation Senghor pour la nouvelle et la poésie, née à Dakar le 11 septembre 1973 - ce jour terrible où Salvador Allende fut assassiné au Chili -, le résume très joliment : « j’ai reçu le français en héritage, un héritage non choisi qu’il m’a fallu dompter, avec parfois une certaine révolte. Aujourd’hui cette langue me sert à dire le monde ».
Ces lignes brisées autour de la langue d'écriture, on pouvait les retrouver une fois la séance plénière achevée. Le lendemain, elles résonnaient aussi dans les quatre commissions destinées à "poser un regard de femmes sur les affaires du monde" : "Quand la guerre sera faite par les femmes", "Les femmes, un salut pour la Terre ?", "Avant l’écrit, l’école" ou encore "Le corps des femmes, terrain de conflit".
Elles sont dix neuf autour de la table, dans la médiathèque, et après s'être présentées, avec un humour rafraichissant loin d'une forme habituelle d'autosatisfaction masculine, elles s'interrogent sur cette thématique, autour de ce mot polysémique qu'est le conflit : une guerre, un enjeu de pouvoir, une opposition d'intérêts ? A l'universalité de l'emprise masculine sur le corps des femmes, certaines insistent sur les différences de cette emprise, liées à l'histoire, celle de la colonisation en particulier, des guerres toujours, mais aussi à des déchirures intimes, des parcours singuliers.
Il y a celles qui accusent les hommes en général, celles qui voudraient les associer "parce qu'eux aussi sont victimes du patriarcat en étant assignés à des rôles figés", celles qui constatent que "les femmes sont souvent les plus conservatrices" au sujet de leur propre corps, et celles qui concluent que malgré tout, il vaut mieux être victime du côté des dominants que des dominées. Fatalement le voile et l'islam sont déposés sur la table, aussitôt balayés par un "nous ne sommes pas là pour tomber dans le piège des débats actuels". "Parce qu'il y a urgence, avec cette haine des femmes qui enfle." "Alors que faire, pourquoi sommes-nous ensemble". "Comment atteindre les réfugiées mutilées, les femmes violées rejetées ensuite par leurs propres mères ?" "C'est là qu'est notre voie, dire que nous écrivons à partir de notre corps, et montrer que contrairement aux idées reçues, les femmes s'entendent, soldates prêtes à constituer une arlée contre l'emprise des hommes."
Belle polyphonie. A l'image aussi de ce moment de grâce, orchestré par l'auteure dramatique et scénariste turque Sedef Ecer, où, dans la salle du futriste Fonds régional d'art contemporain du Centre-Val de Loire, elles lisent l'une après l'autres un extrait de l'un de leurs textes.
Etre femme n'est pas une identité figée, c'est une expérience.
Chahla Chafiq, sociologue, romancière iranienne
Le corps des femmes est aussi au coeur de l'oeuvre de la sociologue et romancière iranienne en exil en France Chahla Chafiq. Elle qui vite, pense et écrit dans ses deux langues, le français et le persan, même si elle ne souscrit pas à l'idée d'une écriture spécifiquement féminine, reconnaît que l'expérience d'être dans un corps de femme infléchit certainement l'acte de création. "C'est par l'écriture que j'élucide le monde, je dialogue et je m'ouvre aux autres. Etre femme n'est pas une identité figée, c'est une expérience. Ici, dans ce parlement, nous parlons au monde, à ce qu'il va devenir."
Penser cet autre monde, envisager tant de possibles, le 70 premières pionnières de cette expérience de Parlement, certes non élu, mais à l'exercice indéniablement très pluriel et démocratique comme en témoignent ces trois journées particulières, espèrent se retrouver chaque année. Et essaimer leur premier manifeste dans une francophonie toujours plus ouverte au monde, munies de ce nouveau concept inventé pour l'occasion par Fawzia Zouari, la "tendresse sociale", pour "réinventer la beauté et la délicatesse".
(.../...) "Nous voulons créer un réseau d’écrivaines, encourager et marrainer les plus jeunes d’entre nous. Tout tenter pour pousser à lire et à écrire.
Nous voulons aussi faire en sorte que toute femme ou homme de plume puisse ne pas subir la répression, les intimidations, les fatwas en tout genre. L’impossibilité de traverser les frontières.
Nous voulons nous opposer aux guerres. Toutes les guerres. A commencer par celles visibles ou insidieuses, voilées ou à découvert, dirigées contre les femmes : le patriarcat sous toutes ses formes, le viol, le harcèlement, les mutilations génitales, les féminicides, les violences conjugales (sept femmes en meurent chaque jour au Mexique, deux en Argentine et une tous les trois jours en France). Preuve que le corps des femmes reste, au Nord comme au Sud, un enjeu de pouvoir et un théâtre de conflit. Preuve que le contrôle de la sexualité féminine reste le mot d’ordre de toutes les religions. Quand il ne s’agit pas de l’assigner à la marchandisation et aux usages publicitaires dégradants.
Guerre contre la guerre. Celle dont les civils sont les premières cibles. Motivée par des luttes de pouvoir et des idéologies assassines. Nous combattrons le terrorisme, le djihadisme, les populismes, les discours de haine, les extrémismes religieux et le rejet de l’autre. Et tout ce qui s’en suit : ces populations errantes, perdues, accrochées aux fils de barbelé, entassées sur des bateaux de fortune parce que leurs pays leur ont refusé la perspective d’un avenir, parce que l’Europe ne leur a laissé pour perspective que d’échouer sur ses côtes comme des poissons morts.
N’oublions pas cette phrase de Sophocle : « Quand la guerre sera l’affaire des femmes, elle s’appellera la paix ! » Pourquoi ? Parce que chaque femme consciente et libre est un danger pour les dictatures. Parce que chaque femme qui traverse une frontière réhabilite la parole sur l’altérité. (.../...)
Nous disons tout cela, ensemble, dans une seule langue : le français. Nous n’en avons pas honte. Nous n’avons pas de complexe à nous exprimer dans ce qui n’est plus seulement la langue de Molière. Au contraire : nous voulons renouveler voire refonder le discours sur le français. Rompre avec la terminologie de guerre — « butins » et « langue du colonisateur » — et nous débarrasser des litiges du passé. Nous faisons de cette langue notre enfant légitime."
Texte intégral et liste des signataires à retrouver > sur le site du Monde